Les relations entre Tomás et Trodela s’étaient dégradées jusqu’à un point de non-retour, mais vu l’urgence, le Portugais espérait que le responsable de la police judiciaire l’écouterait et ferait preuve d’un minimum de compréhension. Les intérêts en jeu exigeaient que le policier italien surmonte l’absurde animosité qu’il avait développée à l’égard de l’historien après le malentendu survenu dans l’église de Saint-Étienne-des-Abyssins.
Il appuya sur la touche d’appel du téléphone, entendit deux sonneries, puis la voix familière du commissaire de la police judiciaire.
– Allô ?
– Inspecteur Trodela ? C’est Tomás Noronha. Vous m’entendez ?
Il perçut un claquement de langue contrarié à l’autre bout du fil.
– Ma che cazzo ! jura l’Italien sur un ton méfiant. Qu’est-ce que vous me voulez ? Vous savez l’heure qu’il est ? Vous ne voyez pas que je suis occupé ?
– Oui, j’en suis conscient et je vous demande de m’excuser, inspecteur, mais il s’agit d’une situation extrêmement urgente.
– C’est ce qui se passe en ce moment même qui est urgent, professeur. Vous rendez-vous compte que Sa Sainteté va bientôt être exécutée ? Je n’ai pas de temps à perdre avec un stronzo de votre espèce, vous entendez ?
– Toujours aussi raffiné ce Trodela.
– C’est précisément la situation du pape qui motive mon appel, inspecteur, reprit Tomás avec toute la patience dont il pouvait faire preuve. Je viens de découvrir que l’État islamique n’est qu’un leurre. Le véritable responsable de l’enlèvement du pape, c’est la mafia, vous comprenez ? La mafia.
– La mafia ? Per carita, professeur, foutez-moi la paix !
– Écoutez, inspecteur…
– Che palle ! coupa l’Italien. Vous n’êtes qu’un emmerdeur ! J’ai mieux à faire que de perdre mon temps à écouter vos sornettes, c’est clair ?
– J’essaie seulement de vous aider !
– Vous savez ce que je pense de votre aide ? Mi fa cagare !
Comme prévu, l’échange avec l’inspecteur de la police judiciaire était tendu. Devant les insultes qui fusaient, Tomás n’avait qu’une envie : répondre à ses obscénités en l’envoyant se faire voir avant de raccrocher. Mais la vie du pape était en jeu et le Portugais devait à tout prix capter l’attention du policier italien.
– Le groupe de l’État islamique n’est pas à l’origine de cette histoire, inspecteur, insista-t-il, s’efforçant d’ignorer le scepticisme et l’animosité de son interlocuteur. Il y a d’autres intérêts en jeu, et notamment des hommes politiques. Le pape n’a pas été enlevé parce qu’il est le chef de l’Église catholique, comme on veut nous le faire croire. En décidant de mettre de l’ordre dans la banque du Vatican et d’en finir avec une incroyable série d’abus et d’illégalités commis au Saint-Siège pendant des décennies et des décennies, le pape s’est mis un tas de gens puissants à dos. Tout comme son prédécesseur Jean-Paul Ier, il est sur le point de le payer de sa vie. La mafia veut protéger ses intérêts financiers et ceux des hommes politiques auxquels elle est associée. J’ai découvert un dossier qui prouve que l’argent de l’affaire Enimont, que vous appelez en Italie la mère de toutes les corruptions, a été blanchi par la banque du Vatican. Donc l’initiative du pape pour réformer l’institution et faire toute la lumière sur les comptes du Saint-Siège met en danger tous ces intérêts. C’est pour cette raison que la mafia veut l’éliminer. Les terroristes affiliés à l’État islamique ne sont qu’un instrument utilisé par les mafieux, qui ont fourni les informations aux extrémistes islamiques, ainsi que les moyens d’exécuter cette opération. C’est la mafia qui tire les ficelles en coulisses.
– C’est quoi toutes ces conneries ?
– Ce ne sont pas des conneries, inspecteur. L’ancien Premier ministre Giulio Andreotti était le titulaire d’un compte ouvert secrètement à la banque du Vatican, au nom d’une fondation qui n’existe pas, et par lequel a transité l’argent des pots-de-vin d’Enimont et de la holding de Michele Sindona.
– Andreotti ?
– Oui. Il avait un compte secret à la banque du Vatican, par lequel a transité l’argent d’Enimont et de Sindona.
– Des preuves, professeur ! Je veux des preuves !
– Il y en a, et pas qu’un peu. J’ai découvert, sur le compte dont Andreotti était le titulaire secret, qu’un chèque de soixante millions a été émis pour Severino Citaristi, le trésorier du Parti de la démocratie chrétienne, et un autre pour Odoardo Ascari qui, d’après Catherine Rauch, est lié au politicien libéral Edgardo Sogno. En outre, deux cents millions ont également été virés sur ce compte par la société Fasco de Sindona. Et d’autres comptes, à la banque du Vatican, ont probablement été utilisés pour la même affaire. Par exemple, Luigi Bisignani, chef de la loge P4 et filleul d’Andreotti, qui a exercé des fonctions dans un gouvernement de l’ancien Premier ministre et qui a été arrêté dans le cadre du scandale Enimont, était titulaire d’un compte au nom d’une autre fondation. Ce que j’essaie de vous expliquer, c’est que la banque du Vatican a été utilisée par la classe politique pour laver l’argent de l’affaire Enimont, avec des comptes au nom de fondations et d’organismes caritatifs fictifs qui servent de façade aux hommes politiques. Le pape a voulu mettre un terme à tout ça, et c’est pour cette raison qu’il a été enlevé, vous comprenez ?
– Sa Sainteté a été enlevée par un groupe lié à l’État islamique, insista Trodela. Vous n’avez pas vu la vidéo que les terroristes ont diffusée sur Internet ?
– L’implication de l’État islamique n’est qu’un leurre, inspecteur.
– Vous êtes en train de me dire que l’État islamique n’est pas impliqué dans cette affaire ?
– Ce n’est pas ce que j’ai dit, bien sûr qu’il l’est. La mafia n’a probablement pas voulu enlever le pape elle-même. D’ailleurs, bon nombre de ses dirigeants sont des catholiques et ils ne voulaient sans doute pas se salir les mains avec le sang du chef de l’Église. C’est pourquoi les mafieux ont conclu un accord avec les islamistes radicaux pour mener une opération conjointe qui sert les intérêts des deux parties. Le groupe associé à l’État islamique frappe un grand coup, qui met le monde occidental au bord de la guerre avec l’Islam, tandis que la mafia et les politiciens qui lui sont associés éliminent un pape particulièrement gênant. Il meurt et ça arrange tout le monde, chacun pour ses propres raisons.
– La mafia s’est alliée aux politiciens et à ce groupe de l’État islamique pour enlever et tuer Sa Sainteté ? Andreotti a un compte secret à l’IOR ? Excusez-moi, mais tout ça me semble un peu tiré par les cheveux.
– Mais c’est le pape lui-même qui nous a mis sur la piste, inspecteur, souligna Tomás. Vous vous souvenez qu’il a évoqué monseigneur Dardozzi dans la vidéo ? Eh bien, j’ai fait des recherches et j’ai découvert que monseigneur Dardozzi, qui a été l’un des responsables de la banque du Vatican, a laissé un dossier explosif prouvant que le Saint-Siège a continué à laver l’argent des politiques, et probablement de la mafia, même après le scandale de la banque Ambrosiano et le départ de l’archevêque Marcinkus. Toutes ces informations ont été communiquées au pape Benoît XVI. Sans doute par peur, mais aussi parce qu’il s’est rendu compte qu’il n’avait ni l’énergie ni le courage pour mettre un terme à cette situation extrêmement grave, il a préféré démissionner. Le pape actuel a décidé d’en finir avec toutes ces combines, et… voyez ce qui est en train de se passer. On l’a enlevé et on va le tuer.
À l’autre bout de la ligne, Trodela respira profondément.
– Supposons que tout cela soit vrai. Je ne dis pas que ça l’est, notez bien. En réalité, je ne crois pas un traître mot de ce que vous dites. Depuis le début de cette enquête, vous n’avez fait que raconter des conneries et entraver mon travail. Mais, imaginons que ce soit vrai. Que voulez-vous que je fasse ? Que j’aille en Sicile arrêter les mafieux ? Que je demande aux hommes politiques s’il est vrai qu’ils se sont servi de l’IOR pour blanchir les sommes gagnées avec les pots-de-vin d’Enimont ? C’est vraiment ce que vous voulez que je fasse ?
– Mais vous avez les moyens d’enquêter. Si l’on part du principe que ce sont ces gens qui ont organisé l’enlèvement du pape et si vous leur mettez la pression, vous finirez par découvrir l’endroit où ils le retiennent.
– Savez-vous seulement l’heure qu’il est ?
Tomás consulta sa montre.
– Minuit moins vingt.
– Exactement ! Minuit moins vingt, professeur ! Dans vingt minutes, Sa Sainteté sera exécutée ! Vous pensez vraiment que je vais prendre un avion pour Palerme, là, maintenant, et aller demander aux mafieux siciliens où ils ont caché le pape ? Vous vous moquez de moi ?
En effet, se dit l’historien, à moins de vingt minutes de l’exécution du chef de l’Église, il semblait impossible de faire quoi que ce soit. Les informations contenues dans le dossier Dardozzi seraient très certainement utiles après le crime, mais pas pour empêcher l’assassinat du pape. Le délai était presque épuisé.
– Enfin, je reconnais que, vu l’heure, il est peut-être…
– Et puis, vous ne pensez pas qu’au lieu de nous transmettre des messages sibyllins au sujet de monseigneur Dardozzi ou je ne sais quoi encore, Sa Sainteté aurait pu nous donner quelques indices sur l’endroit où elle est retenue ?
Tomás hésita.
– En effet…
Son interlocuteur émit un nouveau claquement de langue et l’interrompit.
– Franchement, professeur ! Vous savez ce que je vous dis ?
– Quoi ?
– Vaffanculo !
Après cette dernière invective, Tomás entendit un clic, puis le silence.
Le commissaire Trodela avait raccroché.