Dans un effort surhumain, le chef de l’Église se leva et, le visage empourpré, se précipita vers la fenêtre la plus proche. Il semblait en proie à une crise d’angoisse. Il ouvrit la fenêtre, se pencha à l’extérieur et respira profondément, remplissant ses poumons de l’air extérieur. La méthode sembla efficace car, quelques instants plus tard, il revint s’asseoir, l’air rasséréné.
Il dévisagea Tomás et rompit le silence qui s’était installé pendant la brève crise.
– Je n’aime pas le Palais apostolique, déclara-t-il. Tout ce faste et cet isolement m’oppriment. J’ai besoin de contact avec les gens, de parler avec eux, mais les appartements pontificaux sont tout le contraire, un véritable entonnoir. L’entrée est très étroite et on y entre au compte-gouttes. (D’un geste, il désigna l’espace autour de lui.) Vous savez comment on appelle cette résidence dans le jargon du Vatican ?
– L’Appartement, je crois.
– Exactement. Ici, au Saint-Siège, on dit « l’Appartement » pour se référer aux ordres qui viennent d’en haut, comme si j’étais Dieu ou César. Mais je ne le suis pas, et c’est pour ça que je refuse l’apparat impérial qui plaît tant à la curie et qui a fait les délices de mes prédécesseurs. Si je ne porte pas de souliers ou de manteau de pourpre, ce n’est pas par entêtement, mais parce que ces pratiques papales ne sont pas chrétiennes, elles relèvent davantage de l’Empire romain. C’est l’empereur Dioclétien qui cultivait le sacré, non seulement dans les édits, mais aussi dans la chambre à coucher, la garde et la chancellerie du palais ! Et c’est à l’époque des Césars que l’on disait de celui qui avait une audience avec l’empereur qu’il était « admis à la cérémonie de l’adoration de la pourpre », la couleur du manteau impérial. (Il soupira.) Ah, comme j’aimerais une Église pauvre et pour les pauvres ! La pourpre est le symbole du pouvoir absolu des Césars et c’est pour cette raison que j’ai refusé de la porter. Je suis un pape, pas un César.
Tomás examina les parures de son interlocuteur.
– Est-ce aussi pour cela, Votre Sainteté, que la croix que vous portez autour du cou est en fer et que vous n’avez pas d’or aux doigts, pas même sur l’anneau du pêcheur que le camerlingue vous a offert au début de votre pontificat ? demanda-t-il. C’est pour cette raison que vous vous êtes rendu au palais du Quirinal, pour rendre visite au président italien, dans une petite Ford, sans sirènes, ni motards, ni escorte d’honneur de cuirassiers à cheval, comme le veut la tradition ?
– Bien sûr, confirma le pape. Bien souvent, les chefs de l’Église ont été narcissiques, adulés et flattés par les courtisans. Il n’y a pas si longtemps, mes prédécesseurs se déplaçaient encore en chaise à porteurs surmontée d’un éventail, et ils arboraient la tiare sur la tête, symbole de la suprématie des papes sur tous les rois. Il est temps de mettre fin à toute cette aura impériale. C’est pour cela que j’ai décidé que mes appartements seraient à la résidence Sainte-Marthe, de l’autre côté de la basilique. Ainsi disparaît le cercle magique des gourous qui se vantent d’avoir accès à « l’Appartement ». Les personnes ordinaires peuvent me voir et je veux mener une vie normale. Je commence la journée en assistant à une messe publique, je mange à table avec tout le monde et je ne vis pas isolé. Le matin, je viens ici, à « l’Appartement », mais le soir je retourne à la résidence Sainte-Marthe. Je suis un jésuite et, nous autres les Jésuites, nous sommes austères.
– J’imagine que de nombreux traditionalistes de la curie n’apprécient guère ces innovations…
Au lieu de répondre, le pape grommela. Il était évident qu’il se demandait s’il devait aller directement à la question qui le tourmentait vraiment.
– Vous savez qui est Petrus Romanus ?
– Pierre le Romain ? demanda l’historien, traduisant directement du latin. Pierre, le pêcheur, était le principal compagnon de Jésus et le fondateur de l’Église. Cependant, que je sache, il n’était pas romain, mais juif…
Le pape ouvrit la bouche pour parler, mais il la referma aussitôt, comme s’il hésitait sur ce qu’il allait dire.
– Est-ce que, par hasard, vous avez lu les prophéties de saint Malachie ?
Cette deuxième question permit à Tomás de comprendre aussitôt le sens de la première, ainsi que ce qui trottait dans la tête de son interlocuteur.
– Ah, je crois que je saisis ! Votre Sainteté fait allusion à Petrus Romanus, le dernier pape selon Malachie.
Le souverain pontife passa les doigts sur le bord du bureau, comme s’il voulait vérifier qu’il n’y avait pas de poussière, mais en réalité il s’interrogeait sur la meilleure manière d’aborder la question qui le préoccupait.
– Que savez-vous des prophéties de Malachie ?
– Ce que sait toute personne initiée à ces questions, je suppose, répondit Tomás, comprenant que le pape le sondait pour voir s’il maîtrisait la question. Mael Maedoc Ua Morgair, dont le nom fut simplifié en Malachie, a vécu au XIIe siècle, et fut le premier saint irlandais. En 1595, si ma mémoire est bonne, l’historien bénédictin Arnold de Wyon publia une œuvre en deux volumes dans laquelle il inclut un court essai contenant les prophéties de Malachie, canonisé entre-temps. Wyon expliqua qu’il avait décidé de publier les prophéties car elles étaient célèbres et de nombreuses personnes souhaitaient les lire, en précisant qu’elles lui étaient parvenues grâce au père Alfonso Chacón. Selon certaines sources, les prophéties, qui auraient circulé lors du conclave de 1590 organisé pour choisir un nouveau chef de l’Église, comportaient une liste de cent douze papes, qui étaient désignés par des surnoms en latin. Les prophéties, qui donnaient des caractéristiques de leur pontificat, commençaient avec Célestin II, au xiie siècle, et se terminaient avec le dernier pape. Lorsque la liste a été divulguée, la moitié des papes mentionnés étaient déjà morts, tandis que l’autre moitié restait à venir.
– Très bien, approuva le souverain pontife. Et savez-vous, par hasard, qui est le dernier de la liste ?
– C’est le pape que Malachie a appelé Petrus Romanus. Après lui, et selon les prophéties, il n’y en aura plus aucun.
L’homme en blanc posa un regard lugubre sur son interlocuteur.
– Et, à votre avis, qui le destin a-t-il choisi pour être Petrus Romanus ?
Parfaitement conscient de ce que son hôte illustre avait en tête, l’historien le désigna.
– Vous, Votre Sainteté.
– En effet. Et vous ne trouvez pas qu’étant donné les circonstances, j’ai de bonnes raisons de me sentir perturbé ?
Avant de répondre, Tomás chercha la manière la plus diplomatique d’exprimer son point de vue.
– Si je puis être sincère, Votre Sainteté, non, finit-il par dire.
Rien de tout cela n’a le moindre fondement.
– Comment pouvez-vous affirmer une telle chose ? L’historien pesa ses mots avant de répondre.
– Votre Sainteté n’est pas sans savoir que la liste originale de Malachie n’a jamais été découverte. Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi ? C’est que, vraisemblablement, elle n’a jamais existé. Tout bien considéré, on ne connaît les prophéties que grâce au texte que Wyon a inséré dans son œuvre.
– Certes, mais Arnold de Wyon était un auteur respecté, un historien patenté, encore aujourd’hui considéré comme une source d’information historique fiable. S’il a publié la liste des papes, c’est parce qu’il l’a trouvée quelque part, dans un document.
– C’est vrai. Cependant, il s’est contenté de publier un texte qui lui est parvenu. Mais dans quelles circonstances cela s’est-il produit ?
Le souverain pontife haussa les épaules.
– Je l’ignore. D’aucuns ont soutenu que les prophéties avaient été égarées pendant des siècles, ici, au Vatican.
– Ça, c’est ce qu’a écrit le Français François Cucherat au XIXe siècle. Si je me souviens bien, Cucherat a affirmé que tout a commencé lorsque Malachie est venu à Rome, en 1139 ou 1140, pour rencontrer Innocent II. Malachie aurait eu une vision prophétique au sujet des papes à venir et, après l’avoir relatée à un scribe qui la consigna par écrit, il offrit la liste à Innocent II pour lui montrer que la papauté allait perdurer pendant des siècles et des siècles. Selon Cucherat, cette liste fut conservée et oubliée dans les archives du Saint-Siège durant quatre cents ans, jusqu’à ce que Wyon la découvre et la publie en 1595.
– En effet, telle est l’histoire.
– Le problème, c’est que Cucherat n’a pas révélé la source de son information. Il s’est contenté de raconter que Malachie a eu une vision et l’a relatée à un moine qui l’a consignée par écrit. Mais qui était ce moine ? Où ses notes ont-elles été conservées ? Rapportant des faits survenus sept siècles plus tôt, comment Cucherat a-t-il eu vent de toute cette histoire ? Quelles sont ses sources ? Sont-elles fiables ? De tout cela, nous ne savons rien.
Ces questions étaient pertinentes. En guise de réponse, le pape se leva à nouveau et se dirigea vers une étagère de la bibliothèque privée. Il examina les dos de plusieurs livres jusqu’à ce qu’il trouve l’ouvrage recherché, un épais volume qu’il sortit de l’étagère.
Il revint à sa place et le montra à son visiteur ; sur la couverture, on pouvait lire : Lignum Vitae.
– Voici le deuxième volume de l’œuvre de Wyon, expliqua-t-il. (Il ouvrit l’ouvrage et se mit à le feuilleter.) Le texte qui nous intéresse se trouve ici, page trois cent sept. (Après avoir identifié le passage, il poussa le livre vers l’autre bout de la table.) Voyez ce qui y est dit au sujet du dernier pape.
Tomás saisit l’ouvrage et balaya le texte. Il s’intitulait Prophéties de l’archevêque Malachie au sujet des papes. Il survola la liste des surnoms prophétiques, en latin, attribués aux chefs de l’Église qui avaient vécu soi-disant après la vision du saint irlandais, et il avança rapidement jusqu’au dernier nom des cent douze papes.
– Voilà, dit le Portugais, s’éclaircissant la voix pour lire le texte.
« In persecutione extrema S. R. E. sedebit Petrus Romanus, qui pascet oves in multis tribulationibus : quibus transactis civitas septicollis deiruetur, & Judex tremedus judicabit populum suum. Finis. »
– Je présume que vous avez compris ce que vous avez lu ?
– Je suis historien, Votre Sainteté, rappela Tomás. Et je suis spécialisé en langues anciennes, le latin n’a donc pas beaucoup de secrets pour moi. (Il revint au texte et le traduisit pour prouver ce qu’il disait.) « Dans la dernière persécution de la sainte Église romaine siégera Pierre le Romain qui fera paître ses brebis à travers de nombreuses tribulations. Celles-ci terminées, la cité aux sept collines sera détruite, et le Juge redoutable jugera son peuple. Fin. »
Un court silence s’installa entre les deux hommes, comme s’ils méditaient sur ce qu’ils venaient d’entendre. Ce fut le pape qui parla enfin.
– Que Dieu nous aide.