Les deux gardes suisses et le fonctionnaire du Saint-Siège regardèrent le nouveau venu avec méfiance. Tomás avait traversé la place Saint-Pierre en courant, bousculant tous ceux qui se trouvaient sur son passage, pour ne s’arrêter que devant la barrière qui bloquait l’accès à la basilique, exactement en face de l’escalier principal.
– Retournez d’où vous venez ! ordonna l’un des gardes suisses sur un ton agressif, visiblement agacé par la manière dont il avait bousculé tout le monde pour arriver jusque-là. Vous ne pouvez pas entrer dans la basilique ! (Il pointa son index vers lui en guise d’avertissement.) Et ne vous avisez pas de déranger à nouveau les fidèles, vous avez entendu ? Respectez la souffrance d’autrui. Essoufflé, en sueur, le Portugais n’avait pas le temps de faire des politesses ou de se lancer dans des formules diplomatiques.
Il devait les convaincre de l’aider, même si cela n’allait pas être facile.
– Écoutez, dit-il. Informez immédiatement vos supérieurs. Le pape va être exécuté sous le maître-autel, et il faut absolument y aller avant qu’il ne soit trop tard.
Les trois hommes qui contrôlaient le point de passage échangèrent un regard plein de sous-entendus ; de toute évidence, ils pensaient avoir affaire à un illuminé.
– Circulez ! insista le garde suisse toujours avec fermeté. Reculez !
– Si vous ne voulez pas informer vos chefs, venez au moins avec moi jusqu’aux catacombes pour…
– Faites ce que je vous dis, sinon je vais devoir vous arrêter !
– Vous n’avez pas entendu ce que j’ai dit ? Le pape va…
– Arrière !
Tomás se rendit à l’évidence. Il était inutile d’insister, il ne ferait que perdre son temps et sa crédibilité. L’expression des gardes montrait clairement qu’ils le prenaient pour un fou furieux. Jamais ils ne le croiraient. Il ne pouvait compter ni sur les gardes suisses, ni sur les gendarmes, ni sur les carabiniers, ni sur la police judiciaire, bref, sur personne. Tout ce sur quoi il pouvait véritablement compter, c’était son ingéniosité.
Il fallait improviser. Changeant brusquement de tactique, il sortit de sa poche le papier que le cardinal Barboni lui avait remis quelques heures plus tôt.
– Voici une invitation pour assister à la messe, dit-il. Laissez-moi entrer.
– Vous ne pouvez pas passer ! rétorqua le garde suisse de plus en plus impatient. La cérémonie a déjà commencé. Ayez l’obligeance de quitter les lieux, comme je vous l’ai déjà demandé !
– Veuillez lire invitation, s’il vous plaît, insista Tomás. Elle m’a été remise par le cardinal Barboni lui-même.
Avec réticence, et toujours beaucoup de méfiance, le garde suisse prit le papier et le lut. Son air condescendant se transforma aussitôt. La teneur du document, qui semblait effectivement authentique, le surprit. Saisi d’un doute, il montra l’invitation à l’homme qui se tenait à côté de lui.
– Ceci a-t-il été vraiment signé par Son Éminence ?
Le fonctionnaire du Vatican s’approcha et examina le papier.
– C’est bien sa signature en effet.
– Tu en es certain ?
– Je me suis occupé de sa correspondance le mois dernier et je connais bien sa signature. C’est bien la sienne, tu peux me croire.
– Le garde suisse se tourna vers Tomás, toujours méfiant.
– Où avez-vous trouvé cette invitation ?
– C’est le cardinal Barboni qui me l’a donnée cet après-midi. Il m’a demandé d’assister à la cérémonie dans la basilique. Je suis un peu en retard, mais il est encore temps d’honorer son invitation. (Il désigna le sanctuaire de la tête.) Alors ? Je peux entrer, oui ou non ?
Perplexes et indécis, les trois hommes qui se tenaient derrière la barrière échangèrent de nouveau un regard, comme s’ils cherchaient une raison de le retenir. Comme personne ne souleva d’objection, le garde suisse qui avait interrogé le Portugais lui rendit l’invitation et, toujours avec réticence, fit un pas sur le côté pour le laisser passer.
– D’accord… c’est bon, vous pouvez entrer, dit-il. Mais faites attention, la cérémonie est en cours et elle ne doit être interrompue sous aucun prétexte. À la moindre incartade, vous aurez de sérieux ennuis, compris ?
– Ne vous en faites pas.
Le garde suisse désigna le portique avec les cinq portes d’accès à la basilique.
– Entrez par la porte de gauche, s’il vous plaît.
– Ah, la porte de la mort.
La sentinelle fronça le sourcil.
– Vous connaissez ?
L’historien ne répondit pas. Il s’éloigna d’un pas rapide et gravit l’escalier en courant. La basilique était abondamment illuminée pour cette occasion solennelle et, de l’intérieur provenait la voix du cardinal Barboni, en pleine homélie.
Tomás était anxieux. Combien de temps avait-il perdu en traversant la place et le poste de contrôle ? Avec appréhension, il consulta sa montre : 23 h 56
Quatre minutes.
Il fut tenté de désobéir aux gardes suisses, de pénétrer dans la basilique par l’entrée centrale, la porte de Filarete, et de crier que le pape se trouvait dans les catacombes du sanctuaire, mais il se ravisa. Non seulement, on le prendrait pour un fou et il lui faudrait beaucoup de temps pour se justifier, mais cela risquait aussi de précipiter l’exécution du chef de l’Église.
Il traversa le portique et, puisqu’il n’était pas superstitieux, il emprunta la porte de la mort. À peine entré, l’ambiance solennelle de la basilique Saint-Pierre, où était célébrée la messe exceptionnelle, l’écrasa de tout le poids de l’histoire. Le sanctuaire regorgeait de cardinaux, d’évêques et autres prélats, ainsi que des personnalités invitées. Il y avait tellement de monde que les trois nefs étaient infranchissables. Comment parvenir aux catacombes ?
L’heure n’était pas aux tergiversations. Voyant le chemin bloqué, Tomás fit aussitôt demi-tour, ressortit et contourna la basilique par le sud. Il s’engagea dans le patio où, deux mille ans plus tôt, se trouvait le centre du cirque de Caligula, et avança jusqu’à la porte qui indiquait « Ufficio Scavi », le département des fouilles. Des cordes et un panneau bloquaient l’entrée. Passage interdit. Il ne l’avait pas remarqué ce matin. Il avait sans doute été placé là dans l’après-midi pour empêcher l’accès aux catacombes, les ingénieurs ayant des craintes quant à la solidité structurelle de la basilique. Il regarda sa montre pour savoir combien de temps il lui restait.
Deux minutes.