XCIV

La première chose que Tomás vit lorsqu’il ouvrit les yeux fut la lumière qui descendait sur lui. Tout était flou, comme dans un rêve. Étourdi, il eut l’impression d’être aveuglé par le soleil, mais la brume dans laquelle il était plongé se dissipa peu à peu. Il comprit alors qu’il n’y avait pas un soleil mais deux, puis il se rendit compte que ces lumières qui l’emprisonnaient n’étaient pas des soleils.

C’étaient des projecteurs.

– Hum…

Le gémissement attira l’attention des ravisseurs.

– Hua alssahwa, constata Abu Bakr. Il se réveille. Rebranche l’ordinateur pour qu’on recommence à transmettre les images en direct.

 

Désorienté, Tomás fut d’abord étonné d’entendre de l’arabe, mais il se rappela rapidement où il se trouvait et ce qui s’était passé. Il regarda autour de lui et constata qu’il était couché dans le trophée de Pierre, la main gauche enchaînée à la colonne du mausolée, et sous l’intense lumière des projecteurs. Devant lui se tenaient les deux terroristes, l’un debout, un couteau à la main, observant l’autre, accroupi sur l’ordinateur, probablement pour rétablir la liaison Internet.

– Vous souhaitez vous confesser, professeur ?

En entendant la question, à peine chuchotée, Tomás se retourna. Près de lui était agenouillé un homme vêtu de blanc, les bras attachés dans le dos. Le pape.

– Votre Sainteté. Vous allez bien ?

La réponse lui parvint avec un sourire triste.

– Nous sommes entre les mains du Seigneur, lui répondit l’homme en blanc avec sérénité. Voulez-vous vous confesser ?

– Comme vous le savez, Votre Sainteté, je ne suis pas très pratiquant…

– Pas même maintenant que vous êtes sur le point de mourir ? Vous ne voulez vraiment pas vous réconcilier avec Dieu ? Le moment n’est-il pas venu de vous préparer à mourir ?

Le Portugais dévisagea les deux hommes devant lui et serra les dents avec détermination.

– Nous ne sommes pas encore morts.

Le pape gardait les yeux fixés sur lui, tentant de comprendre d’où lui venait son apparente confiance.

– Dois-je comprendre que vous êtes venu accompagné, professeur Noronha ?

L’historien soupira, forcé de reconnaître sa stupidité.

– Je suis venu seul, malheureusement.

– Personne ne sait que vous êtes ici ?

Tomás continua d’observer les deux ravisseurs. Ils s’affairaient autour de l’ordinateur et semblaient indifférents à la conversation des prisonniers ; comme s’ils n’avaient rien entendu ou, s’ils avaient entendu, que cela les laissait indifférents.

– Personne.

Le chef de l’Église soupira profondément, exhalant ainsi son dernier espoir.

– Alors, nous sommes entre les mains de Dieu, murmura-t-il, résigné. Que le Seigneur ait pitié de nous, qu’il nous aide et nous reçoive auprès de lui.

Tomás regarda tout autour, cherchant une issue. Il ne vit rien et sentit le découragement l’envahir.

– Nous sommes dans un sacré pétrin, n’est-ce pas ?

– Le pape gardait les yeux fermés, méditatif. Il consacrait ses dernières minutes de vie à se préparer à mourir.

– Lúcia avait raison.

Ces mots murmurés par le chef de l’Église surprirent l’historien.

– Lúcia ?

Le souverain pontife ouvrit les yeux et le dévisagea de nouveau.

– Vous avez oublié ce que sœur Lúcia a dit de l’évêque vêtu de blanc ? Du pape ?

– Ah, la prophétie de Fátima.

Respirant profondément et s’éclaircissant la voix, le vieil homme récita la partie la plus importante de la prophétie.

– «Le Saint-Père traversa une grande ville à moitié en ruines et, à moitié tremblant, d’un pas vacillant, affligé de souffrance et de peine, il priait pour les âmes des cadavres qu’il trouvait sur son chemin », récita-t-il de mémoire. « Parvenu au sommet de la montagne, prosterné à genoux au pied de la grande croix, il fut tué par un groupe de soldats qui tirèrent plusieurs coups avec une arme à feu et des flèches ; et de la même manière moururent les uns après les autres les évêques, les prêtres, les religieux et religieuses et divers laïcs, hommes et femmes de classes et de catégories sociales différentes. »

L’historien reconnut l’intégralité du passage.

– C’est la troisième partie du secret de Fátima telle que Lúcia l’a consignée par écrit, constata-t-il. Votre Sainteté, n’y pensez pas s’il vous plaît.

– Comment pourrais-je ne pas y penser ? Avez-vous vu où nous sommes séquestrés ?

Tomás se tourna et considéra à nouveau l’espace qui les entourait.

– Le trophée de Pierre.

– Exactement sous le maître-autel de la basilique, précisa le souverain pontife. C’est-à-dire, au pied de la « grande croix » mentionnée par Lúcia.

– Mais il n’y a pas de cadavres autour de nous et Votre Sainteté n’a gravi aucune montagne…

– Bien sûr que si, nous sommes sur le mont Vatican, parmi les restes de la « grande ville à moitié en ruines » que sont objectivement les catacombes des premiers chrétiens de Rome et, métaphoriquement, le monde déchiré par les attentats successifs et les guerres à venir. Quant aux cadavres… Qu’ont provoqué selon vous les attentats qui ont éclaté aujourd’hui un peu partout dans le monde ? Oui, j’ai entendu ces terroristes parler de ces graves événements d’aujourd’hui. Des morts et encore des morts. D’ailleurs, si une guerre de religion éclate, les cadavres ne manqueront hélas pas. Et à votre avis, quel sort nous attend, si ce n’est d’être tués par ces soldats ?

– La prophétie évoque également la mort d’évêques, de prêtres et de laïcs…

D’un geste, le pape indiqua le plafond.

– Est-il vrai qu’une messe se déroule actuellement là-haut, dans la basilique ?

– Oui. La basilique et la place sont remplies de gens qui prient pour Votre Sainteté et pour la paix dans le monde. Des religieux et des laïcs, main dans la main. Pour que tout le monde soit en communion au moment où… où… enfin, lorsque le délai expirera.

D’un signe de tête, le chef de l’Église indiqua quelque chose sur la gauche.

– Regardez ce qu’ils ont placé là, sur les piliers.

L’historien regarda dans la direction indiquée, il ne vit que des ruines et des ombres, mais, sur les piliers, il distingua des espèces de cartouches attachées aux structures et d’autres encore enfilées dans des vestes abandonnées par terre.

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

– Des explosifs.

Tomás écarquilla les yeux.

– Quoi ? !

– Après nous avoir exécutés en direct sur Internet, ces hommes vont faire exploser la basilique et une partie de la place Saint-Pierre. Des milliers d’innocents vont périr, y compris « des évêques, des prêtres, des religieux et religieuses et divers laïcs, hommes et femmes de classes et de catégories sociales différentes », exactement comme les prophéties de Fátima l’ont prévu.

– Mon Dieu !

– Pie X a également vu juste lorsqu’il a vu le pape marcher sur les cadavres de ses prêtres et mourir d’une « mort cruelle ». Et il affirmait que « cette perversion annonce le début des derniers jours du monde ».

Le Portugais secoua la tête, se refusant à accepter.

– Non, Votre Sainteté ne…

– Et saint Malachie l’a également deviné lorsqu’il a évoqué la « persécution finale de l’Église » et la « destruction de Rome ».

– … peut pas dire de telles choses.

Le pape posa sur lui un regard résigné et mélancolique.

– Pourquoi, si c’est effectivement ce qui est en train de se passer ? Saint Malachie m’a appelé Petrus Romanus, et où vais-je mourir ? (Il regarda autour de lui.) Dans le trophée de Pierre, c’est-à-dire Petrus, à Rome. Qui est Pierre le Romain, le dernier pape, si ce n’est moi ?

– Écoutez, tout ça n’est rien d’autre que… Une voix rugit dans la nécropole ; en anglais.

– Silence !

Ils se turent. Abu Bakr s’approcha, le couteau à la main et le regard déterminé de celui qui savait que, malgré le retard, l’heure était venue d’accomplir sa mission. Visiblement, les djihadistes avaient réglé leur problème de connexion.

– Daqiqat wahidat akthar, dit Ibn Taymiyyah, debout près de la caméra vidéo, en levant un doigt. Encore une minute et nous serons en direct.

Abu Bakr s’approcha de Tomás et, d’un air menaçant, posa la pointe de son couteau sur son front avant de l’interroger en anglais.

– Comment savais-tu que nous étions ici ?

L’historien hésita, terrorisé mais intrigué. Que cherchait-il à savoir en posant cette question ? La réponse était évidente. Abu Bakr voulait savoir si la police allait arriver. Pourrait-il l’induire en erreur ?

– Grâce à une technologie secrète, nous avons compris que votre vidéo serait tournée dans la nécropole, mentit Tomás. Je suis venu en éclaireur, mais la police va arriver d’un moment à l’autre.

Le djihadiste regarda le trou qui reliait le champ P au reste des catacombes, comme s’il voulait vérifier la véracité de ces paroles. Soudain, sans prévenir, il balança violemment un coup de pied à la tête de Tomás, qui le projeta brutalement contre le pilier.

– Tu me prends pour un idiot, kafir ? vociféra-t-il. Tu veux nous faire peur, mais nous sommes des moudjahidines et nous n’avons peur de rien. Nous ne craignons pas la mort car elle nous emmènera à Jannah, le paradis d’Allah, où nous attendent des houris pures, à la poitrine généreuse. Il ne viendra aucun policier, et s’ils arrivent nous avons une surprise pour eux. (Il sortit un petit objet de sa poche, protégé par un étui.) Tu sais ce que c’est ?

Tomás regarda l’étrange objet.

– Non.

Abu Bakr désigna l’un des gilets d’explosifs situés près du pilier.

– C’est l’interrupteur qui déclenchera les explosifs, dit-il. Ce sera le second acte de la vengeance d’Allah. Lorsque nous aurons envoyé l’apôtre des fausses vérités en enfer, nous mettrons tous un gilet, y compris toi, et nous exploserons en direct, ce qui provoquera l’effondrement de cet antre d’idolâtres et la mort de tous ceux qui s’y trouvent. Une fin en apothéose pour une mission de martyre.

– La police sera là avant.

Il donna un nouveau coup de pied au Portugais étalé par terre.

– Si ça arrive, c’est très simple, dit-il. Nous anticiperons le moment final.

Il rangea le petit étui et s’éloigna de Tomás pour venir se placer derrière le pape en vue du dernier acte.

– Aintibah ! lança Ibn Taymiyyah près de la caméra vidéo. Attention ! Trois… deux… un…

Les images étaient à présent diffusées dans le monde entier via Internet, Abu Bakr saisit la tête du chef de l’Église qu’il tira vers l’arrière pour dégager son cou. Il colla la lame de son couteau sur sa pomme d’Adam puis fixa la caméra, conscient que ce moment était historique et que des millions de personnes les regardaient.

L’heure était arrivée.