Étendu dans le trophée de Pierre et résigné à une mort inéluctable, Tomás pensa que la détonation de la kalachnikov serait la dernière chose qu’il entendrait. Aurait-il mal ? Sentirait-il quelque chose ? Peut-être n’entendrait-il même pas l’explosion. La balle atteindrait les explosifs et la détonation se produirait aussitôt, pulvérisant tout en une fraction de seconde. Il n’aurait même pas le temps de s’apercevoir que le djihadiste avait ouvert le feu. Il serait vivant et, l’instant d’après, le néant.
Et pourtant, il avait entendu le coup de feu. Il avait même entendu l’écho de la détonation se propager dans le champ P. Le plus incroyable, c’est qu’aucune explosion ne s’était produite ensuite.
L’historien se sentait désemparé. Il saignait de la tête et du bras droit, son corps était endolori, ses poumons lui brûlaient la poitrine et gênaient sa respiration, sa vision était troublée et il avait des étourdissements. Il avait l’impression d’avoir été drogué et de vivre un rêve. Dans l’état de faiblesse où il se trouvait, la réalité n’avait plus d’importance, elle avait même perdu tout son sens. Tomás avait le sentiment d’être au-delà de tout, au point qu’il lui était indifférent de vivre ou de mourir. Il se contrefichait de savoir si l’explosion s’était produite, si la basilique s’était effondrée et si l’humanité s’était précipitée dans l’abîme de la guerre. Tout ce qu’il voulait, à ce moment d’épuisement absolu, c’était qu’on le laisse en paix afin qu’il puisse se reposer. Jusqu’à l’éternité.
Silence.
Était-ce donc ça la vie après la mort ? Après le bruit infernal de la détonation, le silence absolu enveloppa Tomás. Toujours étendu par terre, le Portugais se demandait si, au bout du compte, l’explosion s’était vraiment produite et s’il n’était pas déjà dans l’autre monde, au-delà de la vie, en un lieu paisible où il avait enfin découvert la paix. Il avait perdu sa mère, enfermée dans un foyer avec sa maladie d’Alzheimer, et il avait perdu Maria Flor, qu’il aimait autant pour sa douceur que pour son mauvais caractère et avec qui, finalement, il n’allait pas vivre le restant de ses jours comme il l’avait secrètement espéré. Il avait perdu les deux personnes qui lui étaient les plus chères et ce sentiment le dévastait.
Cependant, une autre idée le réconforta. Après tout, la mort allait peut-être lui permettre de retrouver ceux qu’il avait tant aimés qui avaient quitté ce monde. Reverrait-il Margarida, sa fille adorée qu’il avait perdue alors qu’elle n’était encore qu’une enfant ? Rencontrerait-il à nouveau son père, le professeur de mathématiques qui, peu avant sa mort, lui avait montré le sens de l’existence et lui avait dévoilé la formule de Dieu ?
Ces pensées le remplirent d’un vague espoir. Mourir n’était peut-être pas si terrible que ça. La mort n’était rien de plus qu’un passage, tout dans l’univers se transformait, chaque chose, à tout instant, avait un début et une fin. La transformation permanente voilà l’essence de l’existence ; tout n’était qu’impermanence et, avec la mort, Tomás avait fini par se fondre dans le cosmos et…
Des voix.
Tomás les entendait de loin, incompréhensibles et diffuses. Étaient-ce des anges ? Ou sa fille et son père qui venaient vers lui pour l’accueillir de l’autre côté ? Il savait, par l’expérience de mort imminente qu’avaient vécue sa mère et beaucoup d’autres, que le passage vers l’autre côté se faisait dans un tunnel, au bout duquel une lumière extraordinaire et un parent décédé accueillaient le nouveau venu.
Certes, il n’avait traversé aucun tunnel, mais il était certain de bientôt voir sa fille et son père. Ils s’embrasseraient, comme des gens qui s’aiment et qui ne se sont pas vus depuis de nombreuses années, ils pleureraient de joie et d’émotion, car rien n’est plus émouvant que de revoir quelqu’un perdu à jamais, ils l’appelleraient…
– Tomás ?
C’est exactement comme ça que Margarida l’appellerait, de sa voix d’enfant. Elle l’embrasserait tendrement et, unis par un sourire d’amour, les larmes coulant sur leur visage, elle lui murmurait à l’oreille…
– Tomás ? Vous m’entendez ?
La voix était peut-être celle d’un ange, mais elle ne ressemblait pas à celle de sa fille. D’ailleurs, elle s’exprimait en français. Parlait-on français au paradis ?
– Un dottore ? cria soudain la même voix, en italien cette fois. Un médecin, ici ! Vite !
– Aspetta ! lui répondit une voix masculine, à deux mètres de distance. Attendez !
– Vite, dépêchez-vous ! insista la première voix, celle de la femme. Le professeur Noronha perd son sang !
– Aspetta !
Cette conversation n’avait rien de céleste, se dit Tomás. Ou bien, si elle l’était, ce n’était pas exactement comme ça qu’il avait imaginé le ciel. Il ouvrit les yeux, intrigué, et vit une tête blonde penchée sur lui, angélique effectivement, mais en chair et en os, et avec un visage d’adulte.
– Catherine ?
Le voyant revenir à lui, la Française eut un sourire de soulagement.
– Grâce à Dieu ! Vous êtes vivant !
– L’historien tenta de se lever.
– Le… le pape ?
– Restez tranquille ! ordonna-t-elle. Vous êtes blessé et vous ne devez pas bouger ! Il faut que vous restiez immobile jusqu’à l’arrivée du médecin.
Mais Tomás n’obéit pas. Il ne saisissait pas bien ce qui se passait et il essayait de comprendre. Il voulait comprendre. Il en avait besoin. Et pour ça, il devait voir.
– Le pape ?
Comprenant qu’il lui fallait à tout prix obtenir une réponse à cette question, Catherine recula légèrement pour qu’il observe ce qui se passait à côté.
– Les médecins s’occupent de Sa Sainteté. C’est pour ça qu’ils ne se sont pas encore venus vous voir.
C’est alors que le Portugais remarqua un groupe de blouses blanches penchées sur un homme étendu à deux mètres de lui, certainement le chef de l’Église.
– Il… il est vivant ?
La Française secoua la tête et baissa les yeux avec une expression de découragement.
– Nous devons garder espoir.
Tomás se tourna pour tenter d’avoir une vue d’ensemble du champ P. Il y avait des gendarmes et des carabiniers partout, et il distingua même l’inspecteur Trodela accroupi près des cartouches qui n’avaient pas explosé. Les projecteurs étaient toujours allumés mais, à côté du trépied et de la caméra vidéo, il remarqua un corps vêtu de noir étendu par terre : l’homme à la kalachnikov.
– Que… que s’est-il passé ?
– Quand j’ai entendu votre message sur mon répondeur, il était déjà minuit, je suis allé trouver l’inspecteur Trodela, raconta Catherine. Il regardait la vidéo diffusée en direct sur Internet et il n’a pas voulu m’écouter : « pas de temps à perdre avec de telles bêtises en une heure aussi grave ». Il m’a presque expulsée du PC de la police judiciaire. J’ai crié que la police devait aller dans les catacombes, mais il a répondu qu’il n’irait nulle part… Et puis, alors que nous parlions, vous êtes apparu sur les images. L’inspecteur Trodela a fini par comprendre que tout était vrai, que vous n’aviez pas menti ; que Sa Sainteté était bien dans la nécropole de la basilique et que l’exécution se déroulait dans le trophée de Saint-Pierre. Puis tout est allé très vite. Nous nous sommes précipités ici et, à peine arrivés, le carabinier en tête a vu le djihadiste pointer son arme sur les explosifs et crier « Allahu akbar ! » et… il l’a abattu.
L’historien respira profondément
– Juste à temps, hein ?
– Juste à temps, en effet.
Il se tourna de nouveau vers le groupe de médecins penchés sur le souverain pontife. Il y avait des poches de sang et des tubes partout. Ils effectuaient des transfusions.
– Mais pas pour lui. Catherine soupira.
– Le pape a été grièvement blessé et a perdu beaucoup de sang, je le crains, dit-elle gravement. Les terroristes lui ont en partie tranché la gorge et il a reçu trois ou quatre balles. Je crains que nous ne le perdions. Mais… enfin, il faut garder espoir et essayer de rester positif. Après tout, nous avons évité l’explosion de la basilique. C’est déjà ça. Si l’église la plus emblématique de la chrétienté avait été détruite, avec tous ceux qui se trouvaient à l’intérieur, la catastrophe aurait été totale.
– Mais ce qui est arrivé au souverain pontife est déjà catastrophique ! argumenta Tomás. Ils l’ont tué, et en direct. C’est… c’est un cataclysme.
La Française acquiesça.
– Je sais, mais nous ne pouvons rien y faire. C’était écrit.
– Comment réagit le monde ?
– Pour l’instant, les gens prient. Les images circulent déjà en boucle sur Internet et sur les chaînes de télévision, mais le décès du souverain pontife n’a pas encore été officiellement annoncé et…
Quelque chose se passait à côté d’eux ; ils se retournèrent. Des brancardiers s’approchaient du trophée de Pierre et les médecins s’écartaient pour les laisser passer ; ils allaient transporter le pape à l’extérieur. L’un des médecins italiens s’approcha alors de Tomás et Catherine et s’agenouilla pour examiner les blessures du Portugais.
– Allora ? demanda-t-il. Comment va notre patient ? L’historien n’était absolument pas préoccupé par son état à lui.
– Le pape, docteur ?
Le médecin le dévisagea et secoua la tête, le regard voilé.
– Il ne lui en reste plus pour longtemps.