XCIX

Le brancard fut posé au centre de la chapelle Sixtine. En attendant les autres, Tomás, entouré des gigantesques tableaux polychromes qui ornaient les murs, contemplait la Création d’Adam, la célèbre œuvre de Michel-Ange qui occupait le centre de la voûte et sur laquelle on voyait Adam, nu, la main tendue pour recevoir de Dieu le souffle de la vie. Combien de fois avait-il vu cette image reproduite sur des affiches et dans des livres ? Et il était là, à présent, étendu dans la chapelle Sixtine à contempler l’original.

Le ciel était-il ainsi ?

 

Il entendit quelqu’un tousser. Il souleva la tête et vit le cardinal Barboni, toujours vêtu de pourpre, qui le regardait et semblait attendre quelque chose.

– Mon fils, dit le secrétaire d’État d’une voix douce. Les infirmiers sont partis, les personnes que vous avez convoquées sont arrivées et les gardes suisses, dehors, assurent la sécurité de cette réunion comme s’il s’agissait d’un conclave. Nous sommes seuls et personne ne viendra nous déranger. Je pense que nous pouvons commencer.

Malgré toutes les douleurs qu’il ressentait dans le corps et dans la tête, particulièrement son bras droit que le djihadiste avait tailladé et que les infirmiers avaient soigné, Tomás se leva avec peine et regarda les personnes présentes les unes après les autres. Se trouvaient là le cardinal Barboni, bien sûr, Giuseppe, le majordome, Ettore, le secrétaire particulier, Catherine Rauch, la chef de la COSEA et l’inspecteur Trodela, le responsable de la police judiciaire auprès du Saint-Siège.

Tous dévisageaient l’historien avec curiosité, à l’exception du commissaire de la police judiciaire qui regardait par terre.

– Les hommes d’un groupe affilié à l’État islamique ont enlevé le pape et tenté de l’assassiner cette nuit, commença Tomás. Ça nous le savons déjà. Ce que nous ne savions pas, mais que nous suspections, c’est qu’ils n’ont pas agi seuls. Ils ont bénéficié des encouragements et du soutien logistique de la mafia, qui voulait ainsi préserver ses vieilles magouilles à la banque du Vatican et protéger les politiciens auxquels elle est liée. Nous avons donc été confrontés à une trinité diabolique : l’État islamique, la mafia et un certain nombre de politiciens corrompus.

L’inspecteur Trodela le dévisagea pour la première fois.

– Vous avez des preuves de ce que vous affirmez ?

– Elles se trouvent dans les documents de monseigneur Dardozzi, auxquels le pape a fait une allusion subtile dans la vidéo qui a été enregistrée lorsqu’il était captif.

– Il faudra que je voie ça. (Il avait l’air particulièrement méfiant.) Ces documents prouvent-ils vraiment que la mafia et des politiciens soi-disant corrompus étaient de connivence avec les hommes de l’État islamique ?

– Ce qu’ils prouvent, c’est que la mafia et plusieurs hommes politiques se servaient de la banque du Vatican pour blanchir de l’argent sale, précisa Tomás. Ils n’établissent pas absolument la corruption de la banque du Vatican, mais celle-ci a été évoquée par le pape lui-même dans la vidéo. C’est lui qui a fait le rapprochement entre son enlèvement et les documents de monseigneur Dardozzi. Il appartient donc à la police judiciaire d’utiliser cette information pour ouvrir une enquête.

– Hum ! ronchonna le policier visiblement sceptique. Nous verrons.

Sa blessure au bras droit se réveilla et Tomás grimaça de douleur avant de poursuivre.

– Cette trinité diabolique a bénéficié de complicités à l’intérieur des murailles léonines.

– Oui, oui, vous l’avez déjà dit, observa l’inspecteur Trodela avec ennui. La question est de savoir de qui il s’agit. Et ça, vous ne nous l’avez pas encore précisé.

– Il est évident que les terroristes avaient des complices au Vatican, acquiesça le cardinal Barboni. Vous savez, mon fils, les audits successifs ordonnés par Sa Sainteté ont mis en cause certains intérêts installés au sein même de la curie. Il ne fait aucun doute que de nombreux ecclésiastiques, y compris des évêques et des cardinaux, ont hâte que ce pontificat s’achève.

 

Tomás fronça les sourcils.

 

– Je crains, Votre Éminence, que ce ne soit bien pire que cela.

– Pire ?

Sachant qu’il s’apprêtait à faire une révélation explosive, l’historien dévisagea chacune des personnes présentes et répondit en murmurant.

– Le Judas est parmi nous.

– Oui, nous le savons déjà, rétorqua le cardinal. La question est de déterminer qui, au sein même du Vatican, est le traître. C’est toute la difficulté, car il y a beaucoup de monde au Saint-Siège et…

– Éminence, vous n’avez pas compris ce que j’ai dit, coupa le Portugais. Le Judas est parmi nous, ici dans la chapelle Sixtine. (Il désigna le groupe.) C’est l’un d’entre nous.

 

Un silence pesant s’abattit sur le sanctuaire des conclaves ; tous échangèrent des regards terrifiés et embarrassés. Le cardinal Barboni, Catherine Rauch et l’inspecteur Trodela, sans oublier le majordome Giuseppe et le secrétaire particulier Ettore dévisageaient le Portugais avec un air de stupéfaction.

– Dio cane ! s’exclama le commissaire de la police judiciaire, incapable de contrôler sa langue. C’est quoi ces sottises ? Vous êtes en train d’insinuer que je… que je… que je… ? (Il fronça les sourcils, l’air furieux.) Vaffanc… (Il s’interrompit en se souvenant qu’il était en présence du cardinal et d’une femme, et opta pour une expression moins vulgaire.) Brutto disgraziato !

– Contrôlez votre langage ! le sermonna le secrétaire d’État. Restez poli !

– Mi scusi, Votre Éminence révérendissime, s’excusa Trodela. C’est que… c’est que je ne tolère pas que l’on mette en cause mon honneur. Je ne l’admets pas !

– Votre accusation est effectivement très grave, mon fils, reconnut le cardinal Barboni en se tournant vers Tomás. Dois-je en conclure que vous me comptez également parmi les suspects ?

– Et moi aussi ? s’empressa d’ajouter Catherine, l’air blessé. Je fais partie des suspects ? Moi ?

Le majordome Giuseppe leva les bras au ciel.

– Madonna ! s’écria-t-il. Comment peut-on mettre en cause mon honneur ? Moi qui ai dédié toute ma vie à tant et tant de Saints-Pères ! È un’ ingiustizia !

– Et moi ? interrogea Ettore, le secrétaire particulier, en se tournant vers le cardinal. Vous savez, Votre Éminence, que j’ai toujours été fidèle à Sa Sainteté ! Mamma mia, c’est une calomnie ! Une… une calomnie !

 

Le plus irrité de tous restait pourtant l’inspecteur Trodela. Le commissaire de la police judiciaire ne se résigna pas et désigna le Portugais du doigt.

– Dans toute cette histoire, le véritable Judas c’est ce stronzo ! accusa-t-il pour tenter d’exciter les autres. Depuis qu’il est arrivé ici, il n’a fait que semer la confusion et la discorde ! Je ne saurais tolérer qu’il mette en cause notre intégrité avec une telle légèreté ! Vous avez entendu ? Je ne l’accepterai pas ! J’exige que le professeur Noronha avance des arguments à l’appui de sa vile accusation ou bien qu’il présente immédiatement des excuses ! (Il fit un geste spectaculaire de la main.) Ah, porca miseria ! Qu’ai-je donc fait pour mériter une telle ingratitude ?

Tomás le fixa intensément.

– Vous voulez vraiment le savoir ?

– Je l’exige !

– Depuis combien de temps, inspecteur, êtes-vous le responsable de la police judiciaire auprès du Vatican ?

L’inspecteur se frappa la poitrine en un geste théâtral.

– Depuis plus de vingt ans, et avec beaucoup de fierté ! Pourquoi ?

– Cela signifie, inspecteur, que vous connaissez le Vatican comme votre poche et que vous êtes parfaitement au courant des rivalités de pouvoir qui agitent la curie. En outre, votre profession vous met régulièrement en contact avec des criminels. Trafiquants, mafieux, assassins… vous avez affaire à tous ces gens-là. Qui peut garantir qu’un politicien ou un mafieux ne vous a pas corrompu ? Somme toute, vous ne seriez pas le premier policier à être de mèche avec des criminels. Ce n’est pas par hasard que les polices des polices du monde entier sont toujours débordées.

Le commissaire de la police judiciaire le dévisagea, indigné.

– Vous m’accusez directement ? protesta-t-il. Vous insinuez que j’ai été corrompu ?

– Je dis que c’est une possibilité qu’on ne peut pas exclure, précisa Tomás. Vous êtes un enquêteur et vous savez que, dans une enquête, il faut partir du principe que tous les suspects sont coupables jusqu’à preuve du contraire, bien que ce soit l’inverse sur le plan juridique.

– Et moi ? voulut savoir Catherine. Pourquoi suis-je suspecte ?

– Et moi ? Mon Dieu ! ajouta le majordome. Comment pouvez-vous mettre en doute mon intégrité ?

Le secrétaire particulier du pape ouvrit également la bouche pour clamer son innocence et protester contre son inclusion dans la liste des suspects, mais Tomás l’arrêta d’un geste.

– Écoutez, tout le monde au Vatican est suspect, insista-t-il.

– Non parce que cela me fait plaisir, mais parce qu’il y a un traître au Saint-Siège, vous comprenez ?

– Jusque-là, je vous suis, répondit le cardinal Barboni. Mais pour quelles raisons précises suspectez-vous les personnes ici présentes ?

Le Portugais dévisagea à nouveau chacun de ceux qui l’entouraient. Tous le regardaient avec une expression d’effroi.

– La réponse à cette question est liée aux circonstances entourant l’enlèvement du pape, expliqua Tomás. Vous savez que les ravisseurs sont entrés par un tunnel aménagé sous la cuvette des toilettes et qu’ils ont surpris le pape dans la bibliothèque privée du Palais apostolique.

– Oui, et alors ?

L’historien continua de scruter attentivement les cinq suspects.

– Eh bien, personnellement, les circonstances de l’enlèvement du pape m’ont tout de suite paru étranges, dit-il. Certains détails ont attiré mon attention.

L’inspecteur Trodela l’observait les bras croisés, avec l’air de quelqu’un à qui on imposait une corvée.

– Lesquels ?

– Comment les ravisseurs ont-ils pu entrer par l’étroit tunnel aménagé sous la cuvette et sortir en empruntant le même chemin, qui plus est en emmenant le pape avec eux ? Comment pouvaient-ils savoir à quel moment précis le pape serait seul dans la bibliothèque privée ? Et, une fois dans le souterrain, comment ont-ils pu franchir le portail qui fermait le passage vers le Palais apostolique, alors que l’ensemble de la structure ainsi que la serrure sont restés intactes ? Les intrus n’ont pu passer par la porte du palais des Congrégations qui donne sur la place Pie-XII ou par le portail souterrain du Palais apostolique que s’ils avaient les clés. (Il se tourna vers le cardinal Barboni.) Votre Éminence, savez-vous par hasard qui a accès aux clés de ces deux passages ?

– Toutes les clés du Vatican sont conservées au Gouvernorat, précisa le secrétaire d’État. Mais d’autres organismes en possèdent également. Par exemple, les clés pour entrer dans le palais des Congrégations sont à la disposition des congrégations qui utilisent le bâtiment et, bien évidemment, des forces de sécurité, lesquelles détiennent aussi celles du portail du réseau souterrain.

– Quelles forces de sécurité ?

– La gendarmerie du Vatican et… et la police judiciaire.

– Et quel est l’homme de la police judiciaire qui est chargé des relations avec le Vatican ?

À cette question, tous les regards se posèrent sur l’inspecteur Trodela.

– C’est une infamie ! protesta le policier italien. Une calomnie ! (Il désigna le Portugais.) Ce… ce pompinaro est en train de tous vous monter contre moi ! Ce testa di minchia ! Ce figlio di troia ! (Rouge de colère, il fit un pas dans sa direction, le poing levé, menaçant.) Ti ammazzo, pezzo di merda ! Je vais te tuer, tu m’entends ?

Ettore et Giuseppe s’efforcèrent de l’arrêter et le cardinal se vit contraint d’intervenir encore une fois.

– Maîtrisez-vous, inspecteur ! le sermonna-t-il. Comment osez-vous prononcer ces mots en ce lieu sacré et en face de moi ? Vous n’avez donc pas la moindre décence ?

Le commissaire de la police judiciaire était effondré.

– Scusi ! Scusi ! implora-t-il, théâtral. Dio mio ! C’est… c’est cet imbécile qui me met hors de moi !

 

Tomás demeurait impassible, montrant qu’il ne se laissait ni impressionner ni intimider.

– Vous démentez, inspecteur, que vous avez accès à la clé de la porte du palais des Congrégations et à celle du portail des tunnels situés sous le Vatican, par où les ravisseurs ont emmené le pape ?

– Non. J’ai effectivement accès à ces clés ! admit Trodela sur un ton de défi. Et alors ? C’est un crime ? Qu’est-ce que ça prouve ? Hein ? Qu’est-ce que ça prouve ?

L’historien le dévisagea avec intensité, se préparant à énoncer une évidence.

– Cela prouve, inspecteur, que vous étiez idéalement placé pour donner les clés aux hommes affiliés à l’État islamique, afin qu’ils puissent entrer au palais des Congrégations pour cambrioler le coffre de la COSEA, ainsi qu’au Palais apostolique pour enlever le pape. Or, comme vous connaissez beaucoup de monde à la curie, où le pape n’est pas très populaire, cela vous met naturellement dans une position délicate, vous ne trouvez pas ?

L’inspecteur joignit les mains, presque en une supplique.

– Mais, je n’ai rien fait ! protesta-t-il. Rien ! Je suis innocent ! Porca miseria ! Je le jure sur la tête de mes filles ! Je le jure sur la santé de ma sainte mère ! Mamma mia, pourquoi ne me croyez-vous pas ? Povero me ! Je suis calomnié, vilipendé, outragé ! E un’ ingiustizia ! Vous devez me croire ! (Il se tourna vers le cardinal.) Per Carita, Votre Éminence ! N’écoutez pas ce… ce commissaire Montalbano de pacotille ! supplia-t-il, invoquant un célèbre détective de la littérature italienne. Je suis innocent ! Innocent !

Le secrétaire d’État fit un geste de la main.

– Calmez-vous, mon fils !

 

– Je sais très bien que de simples indices ne prouvent rien contre personne, dit Tomás, reprenant le fil de son raisonnement. À ce stade, il convient de rappeler qu’après avoir découvert le trou sous la cuvette des toilettes et le réseau souterrain par lequel le pape a été enlevé, nous nous sommes retrouvés dans une impasse. Il était urgent d’en sortir le plus vite possible, car le pape avait été enlevé et il allait être exécuté à minuit : chaque minute comptait. À ce moment-là, j’avais déjà ma petite idée sur l’identité du Judas, mais je devais le forcer à commettre une erreur pour confirmer que j’étais sur la bonne piste. J’ai alors pensé à convoquer la réunion que nous avons tenue dans le cabinet de Son Éminence avec toutes les personnes que je considérais comme suspectes pour, soi-disant, faire le point sur la situation. J’ai en fait posé un piège au traître pour le contraindre à se dévoiler.

– Un piège ? s’étonna Catherine. Quel piège ?

– L’annonce que j’ai faite à la fin. Si vous vous souvenez bien, j’ai commencé par reconstituer les événements comme le traître s’attendait à ce qu’ils soient reconstitués, puis j’ai indiqué que la clé du mystère résidait dans le passage des ravisseurs par le portail du réseau souterrain. En réglant le problème du portail, on réglait tout. Sachant que mon raisonnement allait rendre notre traître extrêmement nerveux, à la fin de la réunion j’ai donné l’estocade finale en annonçant qu’il y avait un Judas au Vatican. L’intéressé a alors pensé que je l’avais démasqué et qu’il ne me manquait que des preuves pour l’incriminer. C’est alors que, pris de panique, il a commis l’erreur que je l’avais forcé à commettre.

– Quelle erreur ? demanda Trodela. Selon vous, quelle est l’erreur que j’aurais commise ?

– Vous avez ordonné que l’on m’enlève.

– Je n’ai rien ordonné du tout ! protesta l’inspecteur. Ce ne sont que mensonges ! Ah, che noia ! Si vous pensez que les choses se sont passées ainsi, prouvez-le ! Allez, prouvez-le !

 

Tomás garda les yeux rivés sur le commissaire de la police judiciaire.

– Je conclus à ces mots que vous reconnaissez, inspecteur, que vous êtes le traître…

– Je ne reconnais rien du tout ! rétorqua Trodela. (Il désigna son interlocuteur.) Vous m’accusez, professeur ! Mais il ne suffit pas d’accuser. Il faut des preuves ! Des preuves !

La charge de la preuve incombait effectivement à l’historien et tous le savaient. Lorsque l’inspecteur se fut calmé, Tomás reprit son exposé.

– Le fait que les hommes de l’État islamique m’aient attaqué dans la basilique prouve que la personne derrière l’enlèvement du pape était l’une des cinq qui avaient participé à la réunion et qu’elle a effectivement été prise de panique lorsque j’ai affirmé qu’il y avait un Judas au Saint-Siège. D’ailleurs, le coup de fil de l’un de mes ravisseurs à son contact qui voulait savoir si je connaissais l’identité d’Omissis, démontre que mon piège avait bel et bien marché. Notre traître, convaincu que je l’avais démasqué ou que j’étais sur le point de le faire, a voulu me neutraliser et essayer de savoir ce que j’avais vraiment découvert.

– Ce ne sont que mensonges ! grommela Trodela. Mamma mia, dois-je vraiment continuer à écouter ces inepties ?

– Je crains bien que oui, inspecteur, répondit Tomás. Et vous savez pourquoi ?

Le commissaire esquissa une grimace de mépris.

– Surprenez-moi.

– L’histoire de l’enlèvement du pape par les toilettes n’est pas ce qu’elle semble être.

– Alors, qu’est-ce que c’est ?

Le Portugais sourit avant de répondre ; si l’inspecteur italien voulait vraiment une surprise, il n’allait pas être déçu.

– C’est un bobard.