Les deux hommes, agiles et souples comme des chats, gravirent les marches dans l’obscurité, s’éclairant avec les torches qu’ils tenaient de leurs mains gantées. Totalement vêtus de noir, ils se fondaient dans l’ombre. Seuls leurs yeux étaient visibles.
En arrivant au premier étage, ils s’arrêtèrent. Celui qui marchait devant leva la main et, d’un signe, ordonna le silence. Ils tendirent l’oreille pendant un instant, essayant de discerner des bruits suspects. Ils n’entendirent rien et reprirent confiance. Puis, lentement et avec mille précautions, celui qui semblait être le chef entrouvrit la porte pour voir ce qu’il y avait derrière.
Tout paraissait tranquille. Il se retourna et murmura :
– Ibn Taymiyyah, tu es prêt ?
Celui qui le suivait fit un signe affirmatif.
– Qu’Allah nous guide, Abu Bakr.
L’homme de tête s’engagea aussitôt dans le couloir du premier étage. Tout était sombre, seule la lueur vacillante des torches déchirait les ténèbres.
Abu Bakr regarda encore en arrière et lança un œil inquisiteur vers son compagnon qui marchait à quelques pas de distance.
– C’est où ?
En guise de réponse, Ibn Taymiyyah sortit une feuille de papier de son manteau et consulta les instructions.
– La deuxième porte.
Sur la pointe des pieds, ils avancèrent et s’immobilisèrent, accroupis, pour examiner la serrure, le chef désigna d’un signe de la tête le sac que l’autre transportait.
– Le chalumeau.
L’assistant sortit du sac un petit cylindre bleu qu’il lui tendit. Abu Bakr tourna la valve de sécurité, ouvrit lentement la bombonne de butane pour libérer le gaz et alluma le chalumeau. Il approcha la flamme rouge de la serrure et le métal fondit en quelques secondes. La porte s’ouvrit d’un simple coup d’épaule. Toujours en silence, les deux hommes entrèrent dans le bureau et, suivant les instructions écrites sur la feuille de papier, ils se dirigèrent aussitôt vers le coffre dissimulé derrière le secrétaire au fond de la pièce. Abu Bakr composa les numéros de la combinaison et, après une série de déclics, le coffre se déverrouilla.
– Ça y est ! murmura l’homme, le tissu noir qui recouvrait son visage cachant son sourire triomphal. Nous sommes plus forts qu’Ali Baba, tu ne crois pas ?
Il mit la main dans le coffre et en retira une liasse de billets qu’il remit à son compagnon. Ibn Taymiyyah les compta et secoua la tête, avec une pointe de déception.
– Quatre cents euros…
Le chef haussa les épaules avec indifférence, comme si le montant ne l’intéressait pas, et se leva pour se diriger vers la sortie.
Après avoir mis l’argent dans le sac, son comparse l’imita et quitta le bureau en laissant le coffre ouvert.
Ils visitèrent ainsi tous les bureaux du premier étage en une demi-heure, faisant fondre les serrures des portes d’entrée avec le chalumeau et vidant les coffres qu’ils trouvaient. Six cents euros ici, trois cents là, cinq cents ailleurs, peu à peu leur pécule augmentait.
Après avoir siphonné tout l’étage, Abu Bakr s’immobilisa au bout du couloir et contempla les portes qu’ils avaient successivement ouvertes, toutes poussées comme si elles étaient fermées. Seul un examen attentif permettait de repérer les serrures fondues.
– Le premier étage, c’est fait.
Ils revinrent à l’escalier et montèrent au deuxième. Là, ils poursuivirent tranquillement leurs activités. Comme ils l’avaient fait au niveau inférieur, ils ouvrirent les bureaux les uns après les autres et en sortirent tout l’argent qui se trouvait dans chacun des coffres. Là encore, ce n’étaient jamais de grosses sommes, quelques centaines d’euros à chaque fois ; pas de quoi devenir millionnaire.
Lorsqu’ils eurent vidé le dernier coffre du deuxième étage, Ibn Taymiyyah posa le sac et en sortit tout l’argent qu’il déversa sur le sol.
– Alors, ça fait cent, deux cents, trois cents…
– Par Allah, que fais-tu ? demanda Abu Bakr avec irritation. Tu es con ou quoi ?
– Tu vois bien, je compte, répondit l’autre, marquant une courte pause pour reprendre derechef. Quatre cents, cinq cents, six cents…
– Arrête ça, sombre crétin, ce n’est pas le moment !
– Ça prendra un instant. Sept cents, huit cents, neuf cents… Le chef s’approcha du visage masqué de son compagnon et colla son nez contre le sien.
– Arrête ça tout de suite, sinon…
Un sifflement dans le couloir l’interrompit, il se tut aussitôt. Les deux hommes éteignirent leurs lampes ; Abu Bakr s’approcha en silence de la porte d’entrée et s’y appuya délicatement.
C’était sans doute l’agent de sécurité qui avait sifflé. Apparemment, l’homme avait eu la mauvaise idée de faire sa ronde à ce moment-là et tout indiquait qu’il ne s’était pas encore rendu compte de l’état dans lequel se trouvaient les serrures. C’était le scénario le plus probable. Mais il y en avait un autre : le garde s’était déjà aperçu de l’anomalie et il faisait semblant de n’avoir rien remarqué. Ça ne semblait pas être le cas, mais on ne pouvait exclure cette hypothèse.
Après avoir poussé la porte, le chef des cambrioleurs se leva et sortit la dague qu’il portait à la ceinture. Si le garde entrait dans la pièce, c’était un homme mort. Adossé au mur derrière la porte, Abu Bakr attendit. Le sifflement se rapprochait ; c’était la mélodie du film Les Feux de la rampe. L’homme finit par s’immobiliser tout près de la porte derrière laquelle se trouvaient les intrus et cessa brusquement de siffler.
Suspendant sa respiration, Abu Bakr se prépara. Si le garde s’était subitement tu à cet endroit précis, c’est certainement parce qu’il avait remarqué que la serrure avait fondu.
– Pronto ? fit tout à coup une voix dans le couloir. Vous m’entendez ?
Ils avaient été découverts, pensa le chef des cambrioleurs, dont le cœur s’accéléra. Que devait-il faire ? Attendre que le garde entre pour lui tomber dessus et lui trancher la gorge ? Ou prendre l’initiative, ouvrir brusquement la porte et l’attaquer dans le couloir ? La première solution lui paraissait préférable, car il aurait ainsi l’avantage de la surprise, mais on ne pouvait exclure que le garde n’entre pas et qu’au lieu de cela il déclenche l’alarme, ce qui lui ferait perdre totalement le contrôle de la situation.
Pas de doute, il valait mieux prendre l’initiative et l’attaquer avant que l’alarme ne retentisse.
– Je voudrais prendre rendez-vous pour 6 heures du matin, per favore. Qui sera là ?
Des gouttes de sueur perlant sur son front et le cœur battant à tout rompre, Abu Bakr posa doucement sa main sur la poignée et, silencieux comme un moudjahidine, se prépara à passer à l’action. Il lui planterait le couteau dans le dos ou la poitrine avant de lui saisir la tête par les cheveux et de lui trancher la gorge, comme le Prophète, que la paix soit avec lui, l’avait fait aux kafirun, aux infidèles, au cours des djihads sacrés. Ça risquait d’être sanglant, mais il n’y avait pas d’autre solution.
Son plan arrêté, il prépara son arme et, contrôlant sa respiration et les battements de son cœur, il compta mentalement jusqu’à trois avant de lancer son attaque.
Un…
Advienne que pourra, le garde devait être éliminé, sinon la grande opération dont ce cambriolage ne constituait que la première étape risquait d’être irrémédiablement compromise.
Deux…
– À cette heure-là, il y a la Française ? C’est laquelle ? Celle qui a des gros seins ? demanda le garde. Benissimo ! (Il fit une pause.) Où est-elle ? Piazza Cavour ? Ça va. À 6 heures avec la Française. A dopo.
Abu Bakr se retint à temps et resta collé à la porte. Le garde venait de prendre rendez-vous avec une prostituée qu’il irait retrouver à la fin de son service. « Ah, que ces kafirun sont dépravés ! »
Après avoir essuyé la sueur avec ses gants noirs, le cambrioleur recula d’un pas et poussa un soupir de soulagement. Heureusement qu’il avait attendu jusqu’à la dernière seconde. Il patienta encore deux minutes en silence pour s’assurer que le garde s’était effectivement éloigné, puis murmura en direction de son compagnon qui s’était caché derrière un secrétaire.
– Yallah ! Allons-y !
La taille du bureau situé au quatrième et dernier étage, et le bon goût avec lequel il était décoré indiquaient qu’il s’agissait de toute évidence de la pièce la plus importante du bâtiment. Après avoir vérifié les instructions sur le papier que tenait son compagnon, Bakr dirigea sa torche vers le grand cadre accroché au mur derrière le secrétaire, révélant ainsi l’image invisible dans le noir.
La lueur tremblante de la lumière fit apparaître un homme au sourire bienheureux, tout de blanc vêtu, portant une calotte blanche sur la tête, un camail et une soutane, blancs eux aussi, une grande croix en métal sombre au cou et la main droite levée, comme s’il bénissait ceux qui regarderaient la photographie.
– Ah, voilà le grand chef des croisés ! grommela Abu Bakr, sur un ton sarcastique. Tu vas voir, je vais t’ôter ce sourire stupide, chien d’infidèle, propagateur de mensonges !
– Il saisit le cadre avec la photo du pape, le retira du mur et le posa par terre. Avec sa torche, son compagnon éclaira le pan de mur que le cadre dissimulait.
– Les voilà !
Le chef constata que les six coffres se trouvaient exactement à l’endroit indiqué sur le papier des instructions. Il s’approcha des petites portes métalliques qu’il contempla avec satisfaction. La mission atteignait son point culminant.
Il tendit la main à Ibn Taymiyyah.
– Les instructions ?
Au lieu de lui remettre la feuille demandée, son compagnon en vérifia le contenu.
– C’est le deuxième en partant de la droite.
Après avoir esquissé de la main un geste d’insistance, Abu Bakr se saisit de la feuille et s’approcha du coffre indiqué. Il en examina le mécanisme d’ouverture, puis vérifia le code griffonné sur le papier et le composa, un chiffre après l’autre.
Lorsqu’il eut achevé l’opération, la porte blindée émit un bruit métallique et s’ouvrit lentement.
– Mash’Allah ! s’exclama-t-il. Grâce à Dieu !
Les deux hommes échangèrent un regard de satisfaction. Abu Bakr vida l’intérieur du coffre puis inspecta attentivement les documents qu’il en avait retirés. Il vérifia les titres et la première page de chacun d’entre eux pour s’assurer de leur teneur.
Au bout de cinq minutes, il leva le pouce, indiquant que tout était en ordre et qu’il s’agissait bien de ce qu’ils cherchaient.
– Avec ça, on a largement de quoi enterrer ce chien et tous ces sales kafirun !
Il plaça les documents dans le sac puis, avec une bombe de peinture noire, il dessina une espèce de graffiti sur la photo du pape qui se trouvait par terre.
Il mit ensuite le sac sur son épaule, comme le Père Noël lorsqu’il s’apprête à distribuer les cadeaux, et avança vers la porte du bureau.
– Et les autres coffres ? demanda Ibn Taymiyyah, étonné de voir le chef se diriger vers la sortie. On ne les ouvre pas ?
– Non.
– Mais nos instructions étaient d’ouvrir tous les coffres !
Abu Bakr s’arrêta près de la porte, son profil sombre se détachant dans la lueur de la torche.
– Les instructions ne prévoyaient pas que le garde ferait sa ronde, or il l’a faite, rétorqua-t-il sèchement. Décampons d’ici avant que l’infidèle ne revienne.
Il se retourna et, après avoir éteint sa lampe, il s’engouffra dans le couloir obscur, se fondant dans la nuit comme un fantôme.