Rav et Chmouel constituent le premier duo d’Amoraïm à l’origine du Talmud de Babylone. Ils étaient dotés de personnalités opposées, à l’image même de leur aspect physique. Rav avait une taille impressionnante (le Talmud le surnomme Abba Arikha, le « papa géant1 »). Chmouel, quant à lui, est décrit par une femme en ces termes irrévérencieux et quelque peu grotesques : petit, le teint basané, un gros ventre et de grandes dents2. Leurs antécédents étaient différents, leurs actions indépendantes l’un de l’autre et leur collaboration fut relativement brève. Et pourtant, malgré toutes leurs différences, Rav et Chmouel ont laissé derrière eux l’image d’un véritable zoug, un duo parfait. Leurs différends sont désignés dans le Talmud3 par l’expression caractéristique de Hayavot déRav ouChmouel tout comme, plus tard, ceux d’Abayè et Rava sont appelés Hayavot déAbayè véRav. Leurs débats forment la pierre de fondation du Talmud de Babylone.
Parmi toutes les riches figures que comptent les Tannaïm et les Amoraïm, Chmouel se présente comme l’un des personnages les plus exceptionnels. Sage éminent, il dirigea une yéchiva et marqua de son empreinte les générations suivantes. Mais, à la différence de Rav, il ne put jamais être ordonné rabbin et ne fut donc jamais appelé « Rav » (« maître », en hébreu4). Chmouel fut ainsi le premier des Sages de Babylone à ne recevoir aucune ordination officielle. À ce titre, il inaugura une lignée de Sages dont le statut n’avait pas l’aval formel des Amoraïm de la Terre d’Israël. Quelle en fut la raison ? Au-delà de causes techniques5, on peut supposer qu’il s’agit là d’une affaire de famille. Chmouel descendait en effet de ‘Hanina, le neveu de Rabbi Yéhochoua, un Tanna qui avait tenté, deux générations auparavant, de fonder un centre indépendant à Babylone6. Cette tentative échoua, mais cette « offense de ‘Hanina », comme elle devait être appelée – parce qu’il avait osé essayer de créer un centre de Torah en dehors de la Terre d’Israël –, ne fut ni oubliée ni pardonnée par les générations suivantes.
Contrairement à Rav qui passa une bonne partie de sa vie en Israël où il grandit et étudia, Chmouel est, de toute évidence, un fils de Babylone, imprégné de son enseignement. Différentes opinions ont été émises quant à savoir si Chmouel séjourna ou non en Israël7. Selon certains, il aurait étudié auprès de Rabbi Yéhouda HaNassi et aurait même été son médecin. Rabbi Yéhouda HaNassi aurait ainsi apprécié les qualités de Chmouel non seulement comme docteur mais aussi comme brillant disciple. Il se serait efforcé de l’ordonner « Rav ». Cependant, une telle occasion ne se présenta jamais. Et, lorsqu’à la suite de différentes circonstances il se révéla que son ordination serait finalement impossible, Chmouel déclara en termes ambivalents : « J’ai lu le livre d’Adam harichon, le livre du premier homme où se trouve consignée l’histoire de l’humanité et il y est écrit : Chmouel Yar’hinaa (expert en matière de néoménie et d’astrologie) est appelé ‘Hakim mais non pas Rabbi ! » L’ambiguïté dans les propos de Chmouel réside dans le terme ‘Hakim qui désigne à la fois un Sage et un médecin8.
Outre sa profession de médecin, Chmouel était aussi un astronome, comme d’ailleurs la plupart des scientifiques de son époque. Et si tout le monde l’appelait Chmouel Yar’hinaa (du mot yarea’h qui signifie la « lune »), c’est qu’il était un expert en matière d’astrologie. Lui-même prétendait avoir une aussi bonne connaissance des voies célestes que des rues de sa ville Néhardéa9. Être à la fois médecin et astronome constituait cependant un phénomène exceptionnel pour les Sages d’Israël de cette époque. Le fait d’avoir une occupation professionnelle en plus de l’étude de la Torah était certes courant, et la plupart des Sages d’Israël avaient une activité lucrative. Mais la majorité d’entre eux étaient des agriculteurs. Chmouel, qui vivait dans une ville plutôt cosmopolite, appartenait au monde de la science.
Les lettres de Rabbi Yo’hanan aux Sages de Babylonie témoignent bien de la qualité des rapports entre les Sages d’Israël et Chmouel. Rabbi Yo’hanan, à la tête des Sages de la Terre d’Israël, était en fait plus jeune que Rav et Chmouel. Lorsqu’il écrivait à Rav, il commençait ses lettres ainsi : « À notre maître de Babylonie ». Après la mort de Rav, auquel succéda Chmouel, Rabbi Yo’hanan introduisait ses lettres à Chmouel par l’expression « À nos compagnons de Babylonie ». Afin de montrer sa connaissance à Rabbi Yo’hanan et de l’obliger à utiliser le terme de « maître », Chmouel lui fit parvenir un calendrier s’étalant sur soixante ans. Mais Rabbi Yo’hanan ne se laissa pas impressionner pour autant et exprima des doutes sur les compétences de Chmouel à établir un tel document. Ce n’est que plus tard que Chmouel réussit à convaincre Rabbi Yo’hanan qu’il n’était pas seulement un expert scientifique mais aussi un grand érudit de la Torah10.
Médecin et astronome – et, dans une certaine mesure aussi, astrologue – Chmouel entra ainsi en contact avec de nombreux savants non juifs. Parmi ses amis, on trouve un certain savant babylonien du nom d’Avlet (peut-être un raccourci d’Obalit). Leurs débats, autour de l’astronomie, de la philosophie et de la vision du monde en général, se retrouvent dans le Talmud en de nombreux endroits11. Chmouel avait aussi pour habitude de se rendre dans les cercles de discussion de sa ville où l’on dissertait autour de sujets de religion et de philosophie. Rav, au contraire, qui possédait pourtant un large horizon de connaissances, n’envisagea jamais de mettre les pieds dans de tels endroits.
Ces contacts de Chmouel avec le monde qui l’environnait n’étaient pas dus seulement à ses occupations professionnelles ou à ses capacités intellectuelles, ils reflétaient aussi, dans une grande mesure, son propre tempérament. Ce dernier aspect tout comme son apparence physique ne sont pas sans nous rappeler un Sage qui l’avait précédé et qui était également de sa famille, Rabbi Yéhochoua ben ‘Hanania. Comme lui, Chmouel était considéré comme « le » Sage de sa génération et, comme lui, il se distingua par la qualité des rapports qu’il entretenait avec tous les gens qui l’entouraient.
Avant la venue de Rav en Babylonie, Chmouel et Rav Chila étaient à la tête d’académies d’étude tout juste en cours de développement et que l’on désignait sous le nom de « sections » de Babylonie. Rav Chila appréciait la grandeur de Chmouel. On raconte que, lorsqu’ils allaient ensemble rendre leur visite quotidienne à l’exilarque, les Sages de Beit Chila entraient et s’asseyaient en premier. Ces derniers décidèrent un jour de faire honneur à Chmouel et lui cédèrent la première place. Lorsque Rav arriva en Babylonie, Chmouel reconnut aussitôt la grandeur du personnage et lui céda, à son tour, la première place. Les Sages de Chila s’entêtèrent alors et refusèrent de perdre leur deuxième place. Chmouel n’hésita pas et les laissa passer devant lui. C’est ainsi qu’il se trouva relégué à la troisième et dernière place derrière Rav et les Sages de Chila, abandonnant de la sorte tout honneur personnel12.
Cette capacité de Chmouel à bâtir des relations aussi proches sans craindre pour son honneur se retrouvait également chez son père. Tous deux, père et fils, accordèrent plus d’importance aux principes et à l’essence des choses qu’à leur propre statut. Le père de Chmouel, mentionné dans le Talmud de Jérusalem sous le nom de Abba bar Abba, n’est presque pas cité dans le Talmud de Babylone, si ce n’est sous le nom d’Avou déChmouel, le père de Chmouel. Cela est sans doute dû à la personnalité éclatante de Chmouel. Ainsi Abba bar Abba, pourtant un Sage reconnu et honoré en Israël13, dut-il s’effacer devant le brio de son fils jusqu’à n’être plus cité que comme le père de son fils.
Chmouel était très proche de la maison de l’exilarque, Mar Oukba. Ce dernier était un vrai gentleman, disposé à renoncer à ses honneurs et très occupé à des œuvres de charité et de bienfaisance. Voilà sans doute pourquoi Mar Oukba et Chmouel s’entendaient si bien. À cette époque, l’exilarque n’avait pas encore le statut de « Prince des Juifs » qui, plus tard, devait être formellement reconnu par le gouvernement local. Cependant, il disposait déjà de nombreux pouvoirs, y compris dans les domaines de droit civil. Les liens étroits qui unissaient Chmouel à la maison de l’exilarque lui permirent de se familiariser avec le pouvoir législatif du peuple juif en Babylonie bien plus que n’avaient pu le faire les autres Sages. Chmouel ne s’était pas non plus vu accorder le statut officiel de Hakham Roch haGola, Sage délégué auprès de l’exilarque, (un tel statut n’existait pas encore), mais il en était l’homme le plus proche et participait à toutes ses activités qui relevaient du droit.
Aussi bien Chmouel était-il plus impliqué que les autres dans tous les domaines du droit de la cité, depuis la gestion légale des biens fonciers jusqu’au droit civil. Ce n’est donc pas un hasard si la halakha a été tranchée selon l’avis de Rav pour les problèmes du permis et de l’interdit religieux et selon l’avis de Chmouel pour les affaires de droit financier14. En d’autres termes, les Sages des générations suivantes ont reconnu la supériorité de Rav lorsqu’il s’agissait de cerner les traditions d’Israël et de Babylonie et sa capacité à les intégrer dans un seul et même système. Mais, dans les affaires financières, dans la vie de tous les jours, ils ont considéré que Chmouel l’emportait sur Rav. Rav était le théoricien tandis que Chmouel était l’homme du terrain. Plus généralement, Chmouel, versé dans les affaires quotidiennes, en tant que juge et que médecin, disposait d’une meilleure compréhension des problèmes sociaux et individuels.
Dans les différends qui l’opposent à Rav, Chmouel apparaît presque toujours comme celui qui perçoit les problèmes non pas d’en haut, mais à partir d’une vision concrète de la réalité quotidienne. Chmouel ressent les difficultés exactement comme tout un chacun. La controverse entre Rav et Chmouel à propos de l’interprétation de certains versets du Rouleau d’Esther est sans doute le reflet de leurs approches respectives15. Dans le livre d’Esther (2,9), on apprend que Hégaï, le gardien du harem d’Assuérus, témoigna à Esther « une faveur exceptionnelle ». Selon Rav, il lui servit de la nourriture cachère. Chmouel, en revanche, interprète ce passage d’une tout autre façon : Hégaï aurait proposé du porc à Esther ! Rav conçoit le bien de la manière la plus claire : « bien » signifie cacher, « juste » et « convenable ». Chmouel, au contraire, n’avait aucun mal à imaginer ce qui pouvait traverser l’esprit d’un gardien non juif. Quel pouvait être le bien pour ce dernier ? Quelle faveur pouvait-il bien accorder à la future reine ? À n’en pas douter, un plat raffiné à ses propres yeux, en l’occurrence un plat de porc. Ce contraste, reflet d’une profonde opposition entre les personnalités de Rav et de Chmouel, se retrouve dans de nombreux autres différends à propos de sujets bien plus graves et plus épineux.
La relation entre Rav et Chmouel était de nature plutôt complexe. Rav avait le sentiment de faire du tort à Chmouel en raison du nouveau pôle d’influence qu’il créait par sa venue en Babylonie. Et c’est pourquoi Rav redoublait d’honneurs à l’égard de Chmouel. La modestie et l’effacement personnels de ce dernier occultaient sa force et ses talents, si bien que Rav ne semblait pas les apprécier à leur juste valeur.
À partir de l’époque de Rav et Chmouel, les yéchivot de Babylonie évoluèrent selon deux lignes distinctes et se concentrèrent autour de deux grands centres. Il y avait d’abord la yéchiva de Soura, fondée par Rav, maintien de sa tradition. Et puis, à ses côtés, on trouvait une deuxième yéchiva, fidèle à la méthode de Chmouel, d’abord située à Néhardéa et puis contrainte de se déplacer (pour la plupart de ses Sages en tout cas) à Poumbédita après avoir été détruite à la suite des nombreux conflits qui opposèrent Perses et Romains. Ces deux yéchivot, pendant les siècles de leur existence, restèrent profondément liées aux personnalités de leurs fondateurs, Rav et Chmouel.
La yéchiva de Soura conserva ainsi une couleur plutôt « israélienne » par son respect des méthodes d’étude et son lien avec les Sages de la Terre d’Israël. Elle se caractérisait par une approche globale et synthétique dans la définition des problèmes, tout en manifestant une inclination pour l’ésotérisme et la kabbalah. La yéchiva de Poumbédita, à l’opposé, perpétua l’enseignement de Chmouel et garda son caractère « babylonien ». Là, les Sages préféraient traiter des questions de ce monde, prêts s’il le fallait à couper les cheveux en quatre plutôt que de s’engager dans de grandes discussions philosophiques. Leur esprit était aussi plus ouvert à la culture générale et à l’univers au-delà des frontières de la yéchiva.
Rav, à l’instar de nombre de ses contemporains, sous-estima donc la stature de Chmouel. Ce dernier, bien qu’il manifestât une grande humilité, ne renonça jamais à son opinion et ne modifia à aucun moment son approche globale des problèmes. Avec un grand soin et une retenue considérable, il évita d’entrer dans des disputes qui auraient pu conduire à une scission. Chemin faisant, sans jamais provoquer de confrontation, il réussit cependant à créer une école de pensée tout à fait unique et spécifique.
Chmouel, plus jeune que Rav, vécut longtemps après lui. À la mort de Rav, nombre de ses élèves vinrent étudier chez Chmouel. Ils furent ainsi nourris de son approche halakhique toute particulière et furent confrontés à son contact à la réalité quotidienne tant dans les problèmes de droit civil que dans les questions pratiques de tout ordre.
Chmouel ne laissa aucun descendant après lui. Ce sont ses disciples ainsi que leurs propres élèves qui perpétuèrent son discours pour les générations qui ont vu naître le Talmud. Le Talmud de Babylone se trouve ainsi profondément marqué par l’empreinte de Chmouel, plus sans doute que par celle de Rav.