Manon m’avait soutenu à l’époque où je n’étais encore qu’un étudiant distrait, familier des livres mais mauvais écrivain, réfléchi mais encore trop attaché à l’impulsivité de la jeunesse. Le soutien d’autrefois, devenu plus tard inutile, s’est à la longue transformé en un bienfait plus pur. Je pris l’habitude de ne m’appuyer sur son bras que par plaisir. Elle fit de même avec moi. Seulement, puisque sa pensée était plus inquiète que la mienne, elle aimait aussi avec plus d’exigence que je ne le faisais. J’apprenais, à l’approche de cet esprit subtil, à accroître ce que ma légèreté contenait de profondeur. En un an, l’amour devint cette coïncidence idéale de deux existences non pas entremêlées, mais comme penchées l’une sur l’autre, ce contact de deux fronts endormis dans un même désordre de songes et de cheveux. Ce frôlement avait sa part d’agitation, sa fièvre. Nous avions nos querelles. Pourtant, même ces détours et ces soudains virages n’étaient pas si vains, menaient encore quelque part.
Une accablante timidité la tenaillait. Cet embarras causé par la présence humaine ne l’a jamais quittée, mais a rapidement pris la forme plus douce de la discrétion, puis de la sobriété. Je me disais parfois que la pression de la vie intérieure, que les suggestions de l’instinct, de l’imagination, que les commandements de l’inconscient, qui lentement élaborent l’attitude et la manière des hommes, façonnent peut-être aussi leur aspect, leur physionomie. J’osais voir sur le visage de Manon les signes de la délicatesse, de la bonté et d’une certaine pudeur que sa gêne avait d’abord laissés en elle, et si profondément que l’âme elle-même semblait avoir été touchée. Je continue de réfléchir à cette possibilité que l’âme, cherchant à se soulever, rejaillit sur le corps, emprunte à la longue ce passage de la matière.
On peut s’évader du corps : les songes où nous nous enfonçons chaque nuit le prouvent bien. Cette invraisemblable réalité, comme soulagée du poids de la vie, ou placée à côté d’elle, est bien celle d’un être libéré. Le rêve n’est d’ailleurs pas seul à tourner sa clé dans cette serrure du corps. Bien des fois, j’ai trouvé que l’amour, et certains travaux suffisamment puissants, ou beaux, avaient ce même pouvoir de nous soustraire à la servitude que nous impose le sang. J’ai observé les gestes méditatifs, lents et ordonnés du menuisier, de l’architecte ou du peintre, tous parfaitement sacrifiés à leur tâche. Rien ne m’a mieux réconcilié avec les hommes que cet oubli de soimême dicté par leurs propres mains, ces formes que prenaient dans l’action un si évident souci de beauté, et peut-être de durée. Je découvrais alors que si les attitudes pouvaient être libres, c’était précisément parce qu’elles étaient celles d’un corps qui ne comptait plus, ou qui comptait moins. L’esprit ne me paraît pas fait de ce même matériau permettant à un homme d’échapper à lui-même. Même dans le sommeil, dans la contemplation, et jusque dans le culte que j’ai voué à une certaine quiétude, je n’ai jamais senti mon esprit s’oublier, ou se taire : son rôle au contraire était de voir à tout dans ce corps qui quant à lui s’effaçait, pourvu qu’il se consacrât à une tâche supérieure. Sans doute d’ailleurs entre-t-il quelque chose de sacré dans cette idée du corps tout entier dédié à un objet qui le dépasse. Mais j’ai refusé d’entendre dans cet objet l’appel d’un dieu, et n’ai pas plus voulu croire à une autre sacralisation que celle de la chair, de la matière certes étrange, mais tangible, dont le monde est fait.
J’ai cru pendant assez longtemps que mes actes justement me définissaient. Mais ces empreintes laissées dans la pensée d’autrui comme sur mon propre jugement sont trop approximatives. Seule ma soif me cerne avec un peu de vérité. Ce rêve éveillé et furtif que je fais en imaginant pour les hommes une vie différente, moins désespérante, moins en proie à la crédulité, à la grossièreté, à la misère, aux lieux communs et à la violence me dessine mieux que tous mes gestes. Quelle était ma vie il y a dix ans ? Mes parents mouraient. J’étais remarquablement ignorant. Un grand malheur m’attendait. Mais je sentais que quelque chose voulait sans cesse sourdre de moi-même, et que cela n’avait rien à voir avec mes actions, et tout à voir avec ma force et ce feu que j’appelle encore trop gauchement ma volonté. Je me suis interrogé à propos de ce phénomène qui ressemblait tant à un débordement, et auquel je me suis livré presque tout entier. Je n’ai découvert qu’à l’âge de quarante-cinq ans, après un assez long épisode de douleur, que cette sorte de poussée était une joie, la joie simple de me sentir vivant.
Manon n’éprouvait que difficilement cette joie pure. L’ardeur, une certaine démesure dans l’émotion, et aussi une sorte de flânerie précautionneuse parvenaient à lui inspirer un bien-être assez puissant. Mais elle ignorait pour l’essentiel le poignant bonheur de deviner en soi-même la perfection d’un rouage, ce mouvement de fleur que le sang impose, cette suite d’alliances et de phases qui dans le corps reproduisent les grands mécanismes de la nature et du monde. Je la regardais vivre une existence de sculpteur : non pas très préoccupée d’apparences, mais d’expressions, de calibres et de nuances, et cherchant ailleurs qu’en elle-même le moyen de dégager une forme de ce beau granit qu’était sa vie. J’avais de mon corps une expérience passionnée, facile et pourtant grave. Grâce à elle, si j’étais suffisamment attentif, j’arrivais parfois à entrevoir mon âme. Le bonheur de Manon était différent, et s’alimentait à d’autres sources, plus secrètes encore que les miennes, précisément parce qu’elle n’éprouvait pas ce besoin de vigilance presque tragique dont j’avais fait le mot d’ordre de ma vie.