Quand j’étais enfant, quelques semaines avant de fêter mes douze ans, j’ai tué un chat. Aujourd’hui encore je ne sais toujours pas pourquoi j’ai fait cela. J’ai vu le chat allongé sur le mur, à l’ombre de l’avocatier. C’était un beau chat au poil noir et brillant. Je me souviens que la lumière tombait à pic, étourdissant l’après-midi. Pendant des années j’ai attribué mon geste à l’excès de lumière. Comme si l’éclat du soleil, le ciel haut, resplendissant, m’avait autorisé à tuer. Mon intention était de grimper dans l’avocatier, de m’y installer pour observer le monde de là-haut comme j’avais l’habitude de le faire, mais j’ai vu le chat. L’un de mes frères avait laissé un fusil à air comprimé appuyé contre le lavoir. J’ai pris le fusil, j’ai visé la tête de l’animal et j’ai tiré. Le chat est tombé. J’ai eu un moment de panique. Je pensais qu’il sauterait de l’arbre, en poussant des miaulements. Je ne pensais pas qu’un minuscule plomb pouvait le tuer. Je ne voulais pas le tuer. J’ai regardé autour de moi. Personne. Ma grand-mère malade était à l’hôpital. Mon père faisait sa sieste dans le bureau. Mes frères devaient être en train de jouer dans la maison. Ma mère lavait la vaisselle. J’ai titillé le chat avec le canon de l’arme. Pas de réaction. Horrifié je l’ai pris et l’ai jeté de l’autre côté du mur. Il n’y avait rien de l’autre côté du mur, juste un très grand terrain vague recouvert d’herbe.
Personne n’a jamais rien su de mon petit crime. Mais les jours suivants, après déjeuner, je grimpais sur le mur pour observer le chat. Les fourmis étaient arrivées. Il y en avait tellement, se démenant à l’intérieur du cadavre, le démontant, que le chat paraissait respirer, comme s’il était encore vivant. Cela a duré trois jours. Quand les fourmis sont parties, il n’y avait plus de chat. Ce qui restait de lui était pour un chat comme un gant pour une main. Le soleil a fait le reste.
Je pense beaucoup à ce chat.
– Vous avez remarqué que le soleil qui donne des couleurs aux grenades, ou fait dorer la peau après un après-midi à la plage, est le même qui jaunit et efface les photos de notre jeunesse ? demandai-je à Hossi. La lumière rehausse les couleurs de tout ce qui vit et décolore ce qui est inanimé. Le soleil allume les vivants et éteint les morts.
– Et donc, vous portez un mort ! conclut l’hôtelier, en faisant fi de toute ma laborieuse philosophie. Il n’y a pas que moi. Vous aussi, vous avez vos cadavres.
Je le regardai, irrité :
– Bon Dieu, Hossi ! Ce n’était qu’un chat !
– Un chat, un soldat, un enfant, chaque mort a le poids que notre conscience lui donne. Ce chat mort pèse plus pour vous que tout un village rasé à coups de fusil et de machette pour de nombreux généraux que je connais.
Je décidai de retourner à Cabo Ledo pour lui montrer le message de Moira. Je le trouvai pêchant sur la plage. Je m’assis à côté de lui. Je lui parlai de l’appareil photo que j’avais trouvé à cet endroit même, dans cette mer si belle, des photos bizarres et de l’artiste sud-africaine qui les avait faites.
– Elle aussi a des rêves rares. Elle travaille sur les rêves. Vous ne trouvez pas que c’est une extraordinaire coïncidence ?
– D’abord, je ne rêve pas. Je suis celui dont on rêve. Ensuite, la plupart des gens font des rêves très très étranges. Les rêves sont étranges. S’ils n’étaient pas étranges, ce ne serait peut-être pas des rêves.
– Ne m’emmerdez pas. Vous passez votre vie à dire que vous ne rêvez pas, mais quand vous m’avez raconté l’histoire de Cuba, vous m’avez dit que dans la brousse vous rêviez des gens que vous aviez tués et que vous aviez vu mourir. Vous m’avez dit que vous rêviez d’un certain capitaine Petrus…
– Ah, le capitaine Petrus ! Je vous ai parlé de Petrus ?
– Oui.
– Je rêvais, oui, avant les deux éclairs je rêvais souvent. Je n’ai plus jamais rêvé après. Ou peu. Ou alors je ne me souviens pas de mes rêves.
– Quoi qu’il en soit. Vous avez très bien compris ce que je voulais dire. Vous savez à quoi j’ai pensé ces derniers temps ?
– Non, et je ne veux pas le savoir.
– Vous connaissez l’origine du mot “chaman” ?
– Non.
– Les chamans, comme nos quimbandeiros, s’entraînent à rêver. Ils se servent des rêves pour comprendre le monde. Le mot “chaman” vient d’une langue de l’est de la Sibérie, qui veut dire “celui qui voit dans le noir”.
– Chaman, celui-qui-voit-dans-le-noir ? Voilà ce que j’appelle le pouvoir de la synthèse. – Hossi ramena sa ligne. Il posa sa canne sur le sable et se tourna vers moi, les yeux pleins de colère. – Et alors, camarade ?! Maintenant vous allez me dire que nous sommes des espèces de quimbandeiros, moi, vous, cette femme ?!
Sa réaction m’étonna. Je ne sus quoi lui répondre. Hossi continua avec un sourire de travers :
– Des aberrations, c’est ce que nous sommes. Vous et moi. Votre amie, un peu moins que nous. Au moins, elle a trouvé une façon de gagner de l’argent avec les choses dont elle rêve.
Il se releva d’un bond, enroula sa ligne et démonta sa canne.
– Venez avec moi. Je veux vous montrer quelque chose.
Je me levai, secouai le sable de mon pantalon.
– Je peux vous poser une question ?
– Vous pouvez me la poser, je déciderai si j’y réponds.
– Vous m’avez dit que vous étiez végétarien. J’ai trouvé curieux de vous trouver en train de pêcher.
– Si vous prêtiez attention à ce qu’il y a autour de vous, comme un bon journaliste devrait le faire, vous auriez constaté que je n’avais pas d’hameçon.
C’était vrai. Au bout de la ligne, il y avait un plomb, mais pas d’hameçon. Je ris :
– Pourquoi faites-vous ça ?
– Parce que j’aime aller à la pêche. Je n’aime pas pêcher. Je pourrais aimer pêcher et être végétarien. Une chose n’a rien à voir avec l’autre. Mais je n’aime pas. J’achète le poisson aux pêcheurs. À côté d’ici, comme vous avez dû le voir, il y a un village de pêcheurs. Le poisson que vous mangez est celui qu’ils pêchent. Maintenant, venez avec moi. Je vais vous montrer quelque chose.
Il marcha vers le bungalow jaune. M’invita à entrer. Tous les murs du petit espace étaient recouverts d’étagères, du sol au plafond, faites sur mesure, en bois de bonne qualité. Les étagères étaient chargées de dizaines de boîtes et de dossiers. Je remarquai une petite statuette en bois. Je la pris avec curiosité :
– Je n’ai jamais rien vu de tel…
Hossi m’arracha la statuette des mains :
– C’est mon frère jumeau, Jamba. Il était soldat comme moi, mais il combattait du côté du gouvernement. Il est mort il y a des années. Dans notre tradition, comme vous devez le savoir, parce que vous êtes mulâtre, mais vous êtes encore des nôtres, vous êtes un bâtard ovimbundo, quand un des jumeaux meurt, celui qui reste garde une représentation du défunt.
Il reposa la statuette sur l’étagère d’où je l’avais prise. Il m’invita à m’asseoir sur l’une des chaises (il y en avait deux), alla chercher un dossier et s’assit.
– Vous aviez un frère jumeau ? lui demandai-je, étonné.
– Oui, je vous l’ai dit.
– Attendez. Vous êtes allé à l’école à Monte Olimpo ?
– Oui. Mon frère et moi.
– Ça alors ! Nous avons été camarades de classe ! Je me souviens de vous deux, les jumeaux.
– Parce que nous étions jumeaux ou parce que nous étions les seuls Noirs ?!
À l’époque je ne savais pas très bien que j’étais mulâtre. Je ne savais pas ce que c’était qu’un Blanc. Je ne savais pas ce que c’était qu’un Noir. Je me souviens de Hossi et de Jamba parce qu’ils étaient jumeaux et qu’ils passaient leur temps à embobiner les camarades et les professeurs. L’un d’eux, je ne sais pas si c’était Hossi ou Jamba, était plus résistant à la douleur, ou plus altruiste, et s’offrait toujours pour être puni à la place de l’autre. Hossi fut surpris que je me souvienne de cela :
– C’est vrai. Je faisais les conneries et Jamba était puni à ma place. Cette institutrice, comment s’appelait-elle ?…
– Tarsila…
– C’est ça, Tarsila Zarvos. Une femme très brave. Une grande nationaliste, vous savez que mon frère et moi, nous ne payions rien ? Et ce collège devait être cher. Nous ne payions rien parce que notre oncle avait été en prison du fait de ses accointances avec les nationalistes. Il avait été en prison avec l’un de ses frères. Ils sont restés amis. Elle nous frappait beaucoup, ou plutôt elle frappait Jamba. Le malheureux est arrivé à ramasser trente coups de règle à la suite, à en avoir les mains enflées.
– Moi aussi, j’ai été battu. Encore aujourd’hui cette règle fait partie de mes cauchemars.
– Je me souviens de la règle. Mais pas de vous.
– J’étais un enfant effacé. Personne ne se souvient de moi.
Nous restâmes un bon moment à nous parler de l’école. Un souvenir en appelant un autre. Puis, Hossi ouvrit le dossier :
– Regardez ça. J’ai là plusieurs coupures de journaux qui pourraient vous intéresser. Lisez celle-ci. Lisez ce que j’ai souligné.
Je lus : “Thathanka Iyotake (Taureau assis), chef des Indiens Dakota nadouessioux, était membre de la Société onirique du bison, un ordre secret de rêveurs mystiques, qui se consacraient à la prémonition. Thathanka Iyotake expliquait ses victoires en disant qu’il discutait des stratégies de combat, en rêve, avec un immense bison blanc. Ce bison blanc était Dieu.”
Je ne pus m’empêcher de rire :
– J’imagine plus facilement Dieu sous la forme d’un bison blanc que sous celle d’un gros invertébré gazeux, pour citer Aldous Huxley. Il vaut mieux aussi rêver qu’on bavarde avec un bison blanc qu’avec un gros invertébré gazeux.
Hossi me prit le dossier des mains. Il le feuilleta rapidement :
– Maintenant lisez celui-ci.
Je lus : “Evaldson Bispo dos Santos vit dans une petite ville de Minas Gerais, São Francisco, à cinq cent trente kilomètres de Belo Horizonte. Il est né et a grandi dans la plus grande pauvreté. Comme il aimait errer sans but à travers la ville, les gens l’ont surnommé Galinha Tonta (Poule folle). Surnom qui lui est resté. Un jour, il avait alors sept ans, il a frappé à la porte d’une maison et a demandé à manger. La bonne l’a laissé entrer et lui a donné une assiette de soupe. En le trouvant dans la cour, quelques instants après, la propriétaire s’est jetée sur lui en hurlant, a donné des coups de pied dans le bol dans lequel il mangeait et l’a jeté dehors.
Galinha Tonta est revenu chez lui, dans la baraque où il vivait avec ses parents. Dans la nuit il a rêvé de trois enfants : un Japonais, Toshio ; un Allemand, Hans, et un Anglais, Paul. Les trois garçons se sont présentés et lui ont expliqué qu’ils allaient lui apprendre à parler et à écrire dans leurs idiomes respectifs. Des mois se sont écoulés. Les trois garçons apparaissaient toutes les nuits pour les leçons. Un jour sa mère l’a entendu parler des langues étranges. Persuadée que le démon avait pris possession de l’enfant, elle l’a emmené à l’église. Le curé, d’origine allemande, a été sidéré en l’entendant parler. Galinha Tonta pouvait communiquer en allemand et même écrire quelques mots. Alors qu’il ne savait pas écrire en portugais.
Au cours des quinze années qui ont suivi, Toshio, Hans et Paul ont continué à fréquenter les rêves de Galinha Tonta, grandissant avec lui et l’aidant à se perfectionner dans les trois langues. Aujourd’hui, Galinha Tonta enseigne ces langues à des gens qui n’ont pas les moyens de fréquenter des cours privés. En 2004, il a accepté de raconter son histoire dans une émission de télévision à grande audience. Au cours de cette émission, Galinha Tonta a été amené à visiter des écoles de langues de São Paulo, où il a fait la preuve de ses connaissances auprès de professeurs allemands et japonais. Selon le professeur japonais, un élève normal devrait étudier deux heures et demie par semaine, pendant cinq à six ans, pour atteindre le niveau de Galinha Tonta.”
Je fermai le dossier, très étonné par ce que je venais de lire. Hossi approcha son visage du mien :
– Alors ? Qu’est-ce que vous me dites de ça ?
– Ce que je vous dis ?! Pour quelqu’un qui ne s’intéresse pas aux rêves, vous avez fait du bon boulot.
Hossi me remercia d’un léger signe de tête :
– C’est ce que je sais faire. Recueillir des informations. Ce qui ne veut pas dire que je crois tout ce que je lis. Ça veut dire que je suis quelqu’un de curieux. Quand est-ce que vous allez au Cap ?
– Quand j’y vais ?
– Vous y allez, n’est-ce pas ?
– Je n’y ai pas pensé.
– Bien sûr que vous y avez pensé. Allez-y, allez parler avec cette femme. Ça commence à devenir intéressant.