Moira Fernandes vivait dans une grande maison, peinte en vert, entourée d’une grande véranda, avec un petit jardin à l’arrière. Le sol de la véranda, dont les carreaux de céramique formaient des dessins géométriques aux tons bleus, me rappela mon enfance. Le sol de la cuisine de la maison du Huambo était pareil. Ou peut-être pas, mais c’est comme ça que je l’imagine. Mes frères et moi passions de longs moments assis à la table de la cuisine. Notre grand-mère nous préparait le goûter à notre retour de l’école : de la citronnade, faite avec les citrons du jardin, du gâteau et du pain grillé. Je me souviens de la lumière qui glissait à travers la porte ouverte et s’étirait, éclatante sur le bleu ciel.
Moira avait installé deux chaises longues jaunes sur le devant de la véranda. C’est là que je la trouvai. Elle s’était endormie, un livre posé sur les genoux. Elle souriait. Je demeurai un long moment à la contempler. C’était comme si j’avais déjà vécu ce moment. Les dernières lueurs de l’après-midi se mouraient dans sa chevelure. Sa peau irradiait d’une lumière couleur de miel. Je toussai. J’allais dire quelque chose quand elle ouvrit les yeux et me regarda.
– Excusez-moi, bafouillai-je. Je m’appelle Daniel Benchimol. Je cherche Moira Fernandes.
Moira posa son livre sur une petite table à côté de la chaise longue et se leva. Elle était bien plus grande que dans mes rêves.
– Daniel ? Le portail est ouvert. Entrez et montez…
Alors que je montais les cinq marches qui me séparaient d’elle, alors que je tendais la main pour la saluer, j’éprouvai à nouveau la sensation que j’avais déjà vécu tout cela. Moira n’était pas la Mulher-dos-Cabelos-de-Algodão-Doce dont j’avais rêvé si souvent. Elle me semblait, tout d’un coup, un faux, une copie un peu rustique de la femme de mes rêves. Je fis un effort pour contrôler le désordre qui se bousculait en moi. Elle fronça les sourcils dans une manifestation involontaire de surprise :
– Vous vous sentez bien ?
J’essayai de me voir à travers son regard. Un homme de taille un peu au-dessus de la moyenne, brun, doté d’une tignasse vigoureuse, presque aussi rebelle que la sienne, mais noire, très noire, et une barbiche grisonnante qui lui allongeait le menton. L’après-midi à l’hôtel, j’avais choisi une de mes chemises préférées, bleu pétrole, et un jean noir. Peut-être mes mains tremblaient-elles, peut-être était-ce ma voix, ce que je sais c’est que Moira remarqua ma nervosité et s’en étonna. J’entrai dans le salon, en feignant de m’intéresser aux grandes photos encadrées, les unes accrochées aux murs, les autres par terre, appuyées à la bibliothèque.
– Vous aimez mes photos ?
Je me tournai vers elle :
– Oui. J’aime votre travail et je vous aime vous. Vous êtes une femme très belle et très courageuse.
– Merci. Je ne sais pas quoi dire. Vous me faites plaisir.
– J’aime vos photos, mais je ne sais pas si j’en comprends le sens.
– Le sens ?! Je ne cherche pas à donner du sens. Au contraire, je veux me détacher du sens commun des choses.
Je restai silencieux. Je m’assis dans un fauteuil de cuir qui semblait être posé là depuis plus longtemps que la maison elle-même. Un chat noir me sauta sur les genoux. Moira rit :
– Ne craignez rien. Ni de moi, ni de mon chat. À propos, il s’appelle Morphée.
– Morphée ?!
– Je sais, ce n’est pas très original. Vous devez vous dire que je n’ai pas beaucoup d’imagination…
– Non, non ! Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Vous ne pouvez être accusée que d’avoir de l’imagination en trop, jamais en moins. Moi aussi, je vis avec un chat. Le mien s’appelle Balthasar.
Moira s’assit devant moi sur un banc de cuisine, peint en rouge et jaune. Elle me regarda d’un air sérieux :
– Alors, vous êtes angolais ?
– Oui.
– Un Angolais juif ?
– Non, je ne suis pas juif. Je suis un Angolais d’ascendance juive mais, dans ma famille, il y a des générations que plus personne ne sait ce que cela signifie. Par ailleurs, j’ai hérité du nom de mon père. Ma mère s’appelle Vagamundo, un patronyme très rare. Mais je ne pense pas que ce soit un nom juif.
– Je vois. Vous avez l’air juif. En tout cas, plus juif ou arabe qu’angolais.
– Comment ?!
– Pardonnez-moi. Je plaisantais. Je sais qu’en Angola vous avez une certaine tradition de métissage. Je suis née à Maputo, mais je viens de l’Île de Mozambique. Là-bas, dans l’île, nous avons nous aussi beaucoup de métissage. Moi-même, je suis en partie noire, en partie arabe, en partie indienne. J’ai même un arrière-grand-père portugais.
J’ouvris mon sac à dos et en sortis l’appareil photo jaune que j’avais trouvé flottant, des semaines auparavant, à Cabo Ledo. Je tendis l’appareil à Moira :
– Je suis venu vous rendre votre appareil photo.
Moira le posa sur le sol, à côté du banc, d’un geste distrait :
– Non. Vous n’êtes pas venu pour ça. Pourquoi êtes-vous venu ?
Je n’arrivais pas à quitter ses doigts des yeux. Moira avait peint ses ongles d’un bleu intense, nerveux. Chaque fois qu’elle bougeait les mains, ses ongles griffaient l’air.
– Les rêves ! avouai-je. Je suis venu vous parler des rêves.
Moira se redressa. Elle posa les mains sur ses genoux, cachant ses ongles, et seulement alors je pus lever les yeux.
– Vous rêvez ? J’ai l’impression d’attirer les rêveurs.
– Tout le monde rêve. Moi, je rêve de la vie des gens. Parfois je les vois naître. Je les vois traverser les ans. Je les vois mourir.
– C’est intéressant.
– Ce n’est pas tout.
– Ce n’est pas tout ? Laissez-moi deviner : vous rêvez de personnes qui existent en réalité.
– Oui, des personnes qui existent, ou qui ont existé.
– Et ces personnes, vous ne les connaissez pas ?
– Il m’arrive d’être amené à en connaître quelques-unes. Par exemple, j’ai rêvé de vous. J’ai rêvé que vous me disiez ce que vous m’avez dit tout à l’heure.
– Et qu’est-ce que je vous ai dit ?
– Que vous cherchiez à déconstruire le sens des choses. Dans mon rêve vous étiez dans un jardin. Vous me parliez dans un jardin, et vous me disiez ça, qu’avec vos photos, vos toiles, vous ne prétendiez pas chercher du sens, mais voir le dessous des choses, ce qu’il y a derrière, à l’envers, que vous vouliez déconstruire le sens commun des choses.
– Qu’est-ce qu’il y avait dans ce jardin ?
– Des orchidées. Je me souviens qu’il y avait des orchidées.
– Oui, les orchidées vont bien dans n’importe quel rêve. Vous savez que vous êtes en train de rêver quand vous voyez apparaître une orchidée dans votre rêve. Quand les orchidées occupent la réalité, celle-ci devient un peu moins réelle. Éventuellement, un peu plus parfumée. Bien qu’il existe des orchidées qui puent la viande pourrie. Il y a des orchidées sympathiques et des orchidées antipathiques, mais toutes ont en commun un certain degré de folie. C’est pour ça qu’elles me plaisent tellement. Il faut rendre la réalité folle.
– Et les ornithorynques ?
– Vous avez raison. Les ornithorynques ont l’air sortis des rêves de Salvador Dalí. Je ne sais pas pourquoi il y a des gens qui ne croient pas en Dieu, mais qui croient aux ornithorynques. Vous y croyez ?
– Aux ornithorynques ?
– Oui.
– Non. Je ne crois ni en Dieu ni aux ornithorynques.
Nous rîmes tous les deux. Tout est possible après qu’un homme et une femme ont ri ensemble pour la première fois. Moira me regarda avec curiosité :
– Dites-moi, vous avez parlé de vos rêves à quelqu’un d’autre ?
– J’ai un ami, là-bas en Angola. Un ancien guérillero. Il m’a raconté une histoire à laquelle il est difficile de croire. Une histoire de rêves. Nous avons beaucoup parlé.
– Une histoire ?
– Mon ami ne rêve pas. Il dit qu’il ne rêve pas. Ce sont les autres qui rêvent de lui. Des gens qui ne l’ont jamais vu, qui ne le connaissent pas. Hossi, il s’appelle Hossi, apparaît dans les rêves de ces gens. Il traverse leurs rêves, mais quand il se réveille il ne se souvient de rien. Il traverse les rêves des autres comme un somnambule.
Moira se leva. Elle portait un bustier bleu, en satin, très ajusté, et une jupe en maille, à carreaux rouges, jaunes et noirs, qui dessinaient ses hanches larges. Ses yeux intenses, couleur de miel, m’intimidaient.
– Je vais faire du thé. Vous buvez du thé ?
– Oui, bien sûr.
– Venez avec moi.
Nous parcourûmes un long couloir, bien éclairé, tout au long duquel se succédaient des photos de rêves. C’était comme une galerie d’animaux empaillés. Une galerie d’animaux morts, soigneusement préparés de façon à avoir l’air vivants. Le couloir débouchait sur une cuisine moderne, éclairée par de larges baies vitrées qui donnaient sur un petit jardin. La première chose que je remarquai ce fut les orchidées. Il y avait au moins une douzaine d’orchidées accrochées aux murs ou au tronc rugueux d’un énorme oranger.
– Les orchidées…
– Oui, vous avez vu juste en ce qui concerne les orchidées. Peut-être les avez-vous remarquées : elles apparaissent dans beaucoup de mes photos. Celles-ci ou d’autres, peu importe.
Je fus gêné par la façon dont elle fit cette remarque :
– Vous avez raison, c’est peut-être ça.
Moira collectionnait les thés. Elle avait des dizaines de bocaux remplis de divers genres de feuilles. Elle en choisit un, en préleva une cuillère qu’elle mit dans une boule à thé. Elle remplit une bouilloire d’eau. Quand le thé fut prêt, elle m’invita à passer au jardin. Sous l’ombre parfumée de l’oranger, il y avait une table en fer, carrée, de style marocain, avec des inclusions de céramique bleue et blanche. Je n’avais jamais vu d’oranger aussi grand et touffu.
– Je vais vous raconter quelque chose. – Moira baissa la voix en même temps qu’elle me servait une tasse de thé. – Vous êtes le premier journaliste à qui je vais en parler. Je m’excuse d’avoir à ajouter que ce n’est pas au journaliste que je m’adresse, mais au rêveur.
Je me grattai la barbe :
– Soyez tranquille. Je ne suis pas là comme journaliste.
– J’ai reçu dernièrement des messages de personnes qui ont visité des expositions de moi et qui reconnaissent, ou se reconnaissent, sur certaines de mes photos. Hossi, votre ami, est rêvé par d’autres personnes, mais il ne se souvient pas de ces incursions. Dans mon cas, c’est comme si je rêvais les rêves des autres, bien que ces autres ne me voient pas. Si votre ami est un intrus somnambule, comme vous dites, je suis un témoin invisible, comme quelqu’un qui observe les oiseaux.
– Comme quelqu’un qui observe les oiseaux ?
– Oui, je reste cachée tout en étudiant les rêves qui se posent près de moi.
Je baissai les yeux sur mon thé. J’y ajoutai une cuillère de miel et le liquide, d’un rouge foncé, prit un ton crépusculaire. Je le goûtai, essayant de deviner ce que c’était. Rooibos. Mandarine. Un bon mélange.
– Votre cas est plus facile à expliquer que celui de Hossi, lui dis-je. Il y a peut-être des gens qui ont des rêves qui ressemblent aux vôtres. C’est tout.
– Oui, c’est possible. Mais vous avez vu mes photos, vous avez vu mes toiles, n’est-ce pas ?!
– Vous avez raison, vos rêves sont très originaux. En plus ils ont un style, un lignage, comme s’ils étaient les enfants les uns des autres.
– C’est bien ce que je pense. Je suis une aberration.
J’éclatai de rire :
– Hossi m’a dit qu’aussi bien lui que moi étions des aberrations. Vous, non. Vous gagnez de l’argent en vendant vos rêves. Vous êtes une artiste réputée. Un artiste réputé est un fou qui réussit à rentabiliser sa folie. Ce n’est donc pas un fou.
Moira rit :
– Votre ami doit être quelqu’un d’intéressant.
– Je peux imaginer une autre possibilité.
– Quelle possibilité ?
– En fait, je pense à voix haute, une idée absurde…
– Super ! J’aime les idées absurdes.
– C’est peut-être le contraire qui se passe. Peut-être que vous disséminez vos rêves.
– Comme un virus ?
– Comme un virus. Ou comme l’antenne d’une chaîne de radio. Vous émettez vos rêves, et des gens, qui sont en syntonie avec vous, captent ces rêves. Ils rêvent ces rêves.
Moira se remit à rire, cette fois avec plus de plaisir :
– Ça me plaît. Des rêves en synchronie. Comme les cœurs des chanteurs, dans les chorales, qui se mettent à battre à l’unisson, en diminuant ou augmentant leur rythme en fonction de la structure de la musique. Ou comme ces femmes qui vivent sous le même toit, les bonnes sœurs dans les couvents, les prostituées dans les bordels, les étudiantes dans les résidences universitaires, ces femmes finissent par faire coïncider leur cycle menstruel. On pense que certaines femmes à forte personnalité, les femelles alpha, induisent les autres, à travers des instructions chimiques, à suivre leur cycle. Vous pensez que je suis une rêveuse alpha ?
Elle refit du thé. Et apporta des toasts et des scones. La nuit arriva, glissant le long de la pente de Table Moutain, faisant taire les oiseaux, réveillant les cigales, mais ni elle ni moi nous aperçûmes que l’atmosphère s’était vidée de la lumière. Ce n’est que lorsque Moira se leva pour aller chercher un catalogue de sa dernière exposition, qu’elle buta soudain sur l’aveuglement hanté du crépuscule.
– Mon Dieu, il fait presque nuit.
Je me levai d’un bond, faisant tomber mon siège. L’oranger s’agita et une minuscule pluie de fleurs blanches remplit l’air d’un délicat parfum :
– Excusez-moi, Moira, je ne voulais pas vous prendre autant de votre temps.
Elle me tendit la main :
– Vous n’êtes pas de ceux qui prennent, vous êtes de ceux qui ajoutent. Donnez-moi la main, je vous ramène dans la maison.
Je m’attachai au bleu brillant de ses doigts et la suivit.