« Dimanche 17 juillet 2016
Je me réveille et je prononce mon nom à voix haute : “Je m’appelle Hossi Apolónio Kaley. Je suis le fils de Pedro Kaley et de Maria João Epalanga.” Puis je me rappelle le nom de mes pauvres enfants et de ma femme. J’essaie de me souvenir du nom de tous mes cousins. Il y en a vingt-deux. Je n’y arrive pas toujours. C’est seulement alors que je me lève. Je vis dans la terreur de me réveiller un jour et de ne pas savoir qui je suis. Imaginez un type, un type quelconque, imaginez qu’on lui arrache les yeux. Donnons-lui un nom et un travail pour que ce soit plus facile. Par exemple, Sebastião Eusébio, paysan, on lui arrache les yeux, avec un couteau ou une cuillère, mais il continue à être Sebastião Eusébio, paysan mais aveugle. Coupons-lui une main, puis un bras, une oreille, puis le nez, enfin, démembrons-le, coup de hache après coup de hache, comme nous le ferions pour les branchages d’un arbre. Même mutilé, il sera toujours Sebastião Eusébio. Maintenant essayons de lui arracher non pas des morceaux de son corps, ce qui est relativement facile, qui n’exige qu’une main sûre, quelque pratique et une certaine distance de l’esprit. Arrachons-lui ses souvenirs. D’abord arrachons l’image de sa mère chantant en pilant le maïs avec les autres femmes ; ensuite, le joyeux souvenir des jeux avec ses frères et ses cousins dans les champs de canne à sucre, au bord de la rivière ; puis, la fraîcheur de l’eau tirée de la jarre. Enlevons aussi de la tête de Sebastião les histoires que sa grand-mère lui racontait, l’odeur de sa pipe et ses petits rires.
Alors, répondez-moi : cet homme qui n’a jamais été un enfant, cet homme est-il encore Sebastião Eusébio ?
Je me réveille avec les premiers rayons du soleil. Je saute de mon lit, je me brosse les dents, je bois un jus de citron, savoure une banane, et après ça je m’assieds pour écrire dans de vieux carnets, tout entier tourné à l’intérieur de moi et couvert de piquants à l’extérieur, comme un oursin. Je reste là, longtemps, fouillant dans ma mémoire, à la recherche des images de mon enfance. J’essaie de me souvenir du visage des gens que j’ai aimés. Il y a des jours où leur image m’apparaît presque nette, comme le parfum des pitangas qui laissaient dans ma bouche un goût de rouge. C’est rare. Je sais que feu mon épouse avait une petite cicatrice sur le menton. Ses yeux étaient comme des miroirs. Ses lèvres humides, bien dessinées. Malgré cela, je ne la vois pas.
La nuit où ils ont arrêté mon neveu, un type encore plus moche que moi, boitant d’une jambe, est arrivé à l’Arco-Iris. Cet homme m’a regardé de façon sournoise, un mélange de peur, de haine et de curiosité. Je ne trouve pas le mot juste pour définir un tel mélange. Il m’a regardé de cette façon multiple, pleine d’yeux comme une araignée. La tête un peu penchée sur le côté : “C’est bien vous, brigadier Kaley ?”
“Non, ce n’est pas moi. J’ai peut-être été cet homme, mais je ne le suis plus.”
“Et ça, c’est possible ?”
Sa voix était rauque, nasillarde. Ces regards qu’il me jetait m’incommodaient. “Excusez-moi, mais je ne vous reconnais pas…”
“J’ai connu un brigadier Kaley…”
“Vous voulez une chambre ?”
“Oui, je veux une chambre.”
Il m’a montré son passeport, au nom de Jamal Adónis Purofilim, et je lui ai remis les clés du bungalow vert, le plus éloigné de la plage. Le lendemain il est venu me trouver pendant que je jouais aux échecs avec le vieux Tolentino de Castro. Il s’est assis à côté de Tolentino, faisant semblant de s’intéresser à la partie, mais en réalité beaucoup plus intéressé par ma personne.
“J’ai entendu dire que vous aviez souffert d’un grave accident.”
Je n’ai pas répondu.
“On dit que vous avez perdu la mémoire.”
Tolentino a ri : “Une partie seulement. Par exemple, il ne se souvient jamais de protéger sa reine.”
J’ai souri – très légèrement. Je lui ai abandonné ma reine. Et j’ai fait échec et mat trois coups après. Je portais un vieux bermuda, un T-shirt du Benfica, et j’avais aux pieds des tongs trop grandes de deux tailles. Tolentino était en short de bain, torse nu et pieds nus. À soixante-dix ans passés, il a un corps plus sec, ferme et bien dessiné que la plupart des gamins de trente ans. Il fait de la musculation tous les jours avec un coach personnel brésilien. Jamal étouffait dans un costume bleu trop serré. Sa cravate ressemblait à un garrot. Il se leva lentement. La sueur coulait sur son visage : “Je dois prendre une décision.”
Tolentino secoua la tête : “Prenez un café, mon vieux. Prenez un café avant. J’ai toujours remplacé les grandes décisions par une tasse de café et je ne m’en suis pas porté plus mal.” Il a attendu que le bonhomme s’éloigne et s’est tourné vers moi. “Tu ne m’as battu que parce que cet oiseau de mauvais augure m’a distrait.”
“Comment ça, il t’a distrait ?”
“Je ne sais pas. Il a une mauvaise énergie. Tu ne le trouves pas bizarre ?”
“Bizarre pourquoi ?”
“Personne ne vient ici le samedi, en costume et cravate. Ici, c’est un hôtel de plage, ce n’est pas un bureau d’avocats. En plus, il est armé.”
Je lui ai dit de ne pas s’en faire. Je suis allé dans le bureau. J’ai branché l’ordinateur et j’ai cherché sur Google quelqu’un appelé Jamal Adónis Purofilim. Ce n’est pas un nom courant. S’il y avait eu des références à propos de ce nom, ç’aurait été lui à coup sûr. Mais je n’ai rien trouvé. Si quelqu’un n’est pas sur Google, c’est qu’il n’existe pas. J’ai ouvert le coffre et j’ai pris un Glock 9 mm, cadeau d’un ami israélien. Je l’ai chargé, l’ai mis dans la poche de mon bermuda, et je suis allé à la recherche du soi-disant Jamal. La porte du bungalow était ouverte. Il n’y avait personne à l’intérieur. Pas de vêtements. Dans la salle de bains je n’ai trouvé ni brosse à dents ni rasoir, rien qui atteste de la présence d’un hôte. Le téléphone a sonné. C’était ma sœur pour me dire que son fils avait été arrêté. J’ai fermé la porte du bungalow et, dans l’instant, j’ai oublié Jamal Adónis Purofilim. »