« Cher Daniel,
Les Grecs de l’Antiquité, comme les Chinois ou les Hébreux, n’avaient pas de mot pour désigner la couleur bleue. Pour eux la mer était verte, brunâtre ou lie de vin. Éventuellement, noire. Dans la peinture occidentale, la mer ne commence à être représentée en bleu qu’au XVe siècle. Le ciel non plus n’était pas bleu. Les poètes le décrivaient rose à l’aube ; couleur de feu au coucher du soleil ; laiteux les mélancoliques matins d’hiver.
Ce sont peut-être les noms qui donnent aux choses leur existence. Ce n’est pas ce qu’affirme la Bible ? “Au commencement était le Verbe et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu.”
J’imagine une société secrète de puissants démiurges. Je les vois traversant les siècles, se mêlant aux populations, dans leur fantastique mission. Voici qu’ils vont de village en village, disséminant des noms dans les langues les plus diverses. Et, à mesure que ces langues s’enrichissent, l’univers gagne en couleur et complexité.
Contrariant la thèse ci-dessus, je sens que mon âme est, très souvent, envahie par un tumulte de sentiments jamais nommés. Peut-être deviendront-ils communs dans de nombreuses années, quand quelqu’un leur donnera un nom. En attendant je suis comme un peintre qui, en plein Moyen Âge, choisirait un certain ton de bleu pour colorier la mer. Cela avant que le mot bleu n’existe. Avant que n’existe la couleur bleue. En contemplant les tableaux de ce peintre, en regardant ces vagues d’une couleur impossible, les gens n’arriveraient pas à cacher un sentiment d’étrangeté et d’horreur. J’imagine que si tu savais ce qui traverse mon esprit tu éprouverais toi aussi un dégoût semblable. Toi et tous les autres.
Je suis née trop tôt. Imagine une femme errant entre les dinosaures. Je suis cette femme. Un monstre – diraient les dinosaures.
Je me suis réveillée ce matin avec cette certitude et je voulais la partager avec toi avant ton arrivée. J’ai reçu tes poèmes. Je ne suis pas la personne que tu y inventes (on invente toujours les personnes qu’on aime). C’est plus compliqué : je suis quelqu’un que tu ne pourrais pas inventer. Je suis au-delà de ton imagination. Mais j’ai aimé tes poèmes. J’ai aimé me sentir, par moments, cette autre femme qui t’a inspiré.
Baisers.
Moira »