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Je partis à Cabo Ledo deux jours après mon retour à Luanda. C’était un samedi. À mon arrivée, le ciel saignait sur la mer, pas comme d’habitude, mais enveloppé d’un halo funèbre, tel un mauvais présage. J’eus la surprise de trouver Hossi en compagnie d’une femme bien nourrie, aux larges hanches, au visage rond et au sourire clair et franc. Hossi la mena par la main jusqu’à moi :

– Je veux te présenter Ava. Je t’ai beaucoup parlé d’elle.

Je mis quelques secondes à me souvenir :

– Ava ?! Ce n’est pas possible…

Elle me salua de deux baisers.

– Enchantée.

Cette nuit-là, assis tous les trois à une table donnant sur la mer, au-dessus de laquelle brillait une lune immense, Ava raconta comment, après la mort de son mari, six mois auparavant, elle avait décidé de quitter Cuba pour partir à la recherche de Hossi.

– Nicolás est mort à quatre-vingt-onze ans. Il n’est pas mort de vieillesse, non, il était fort. Il était en pleine santé. Il est mort de bêtise.

Son espagnol était très joli. Elle paraissait plus jeune quand elle parlait.

– Comment ça, de bêtise ? demandai-je.

– Nicolás aimait jouer aux cartes avec un groupe d’autres vieux comme lui. Une nuit, en revenant à la maison, il a été surpris par un garçon, un gamin de quinze ou seize ans, qui lui a mis un rasoir sous le nez. Au lieu de lui donner sa montre, la seule chose de valeur qu’il avait sur lui, Nicolás lui a donné un coup de poing dans le nez. Vieil idiot.

– Il est mort là ?

– Non, il n’est pas mort tout de suite. On est venu me chercher. Il est mort dans mes bras, en me demandant pardon pour le dérangement, parce qu’il était en train de tacher ma robe neuve de son sang.

Des jours plus tard, en rangeant les affaires de son mari, Ava avait trouvé une lettre qui lui était adressée. Nicolás, en prévision de sa mort, non pas due à un coup de couteau, bien sûr, mais en raison de son grand âge, lui faisait ses adieux. Il lui expliquait qu’il avait de l’argent à l’abri dans une banque espagnole. Ava acheta un billet pour Madrid. Elle resta un mois en Espagne, retira l’argent de la banque et prit un avion pour Luanda.

– Pendant toutes ces années, il n’y a pas eu un seul jour où je n’ai pensé à mon Angolais. Après la disparition de Hossi, j’ai reçu la visite d’un agent de la Sécurité de l’État.

– Le capitaine Pablo Pinto ? demanda Hossi.

– Pablo Pinto ? Non, il s’appelait Juan Ernesto.

– Un petit homme avec des lunettes à la John Lennon ?

– Oui. Juan Ernesto. Je le connaissais. Il était marié à une de mes cousines. Il a été arrêté deux ans après. Pour pédophilie. Il est mort en prison, tué par un autre prisonnier. Mais ce n’est pas le problème. Il est arrivé à ma porte. J’ai eu peur, parce que j’ai compris que cela avait à voir avec toi. Je ne l’ai pas laissé entrer. Juan a enlevé son chapeau. Il portait un panama sur la tête, comme un touriste, il a enlevé son chapeau et m’a informée que tu étais retourné en Angola. – Ava demeura silencieuse un moment. Elle essuya une larme avec un mouchoir en papier. – Il m’a dit qu’il était vraiment désolé. Que tu lui avais dit que tu m’aimerais pour toujours et que tu m’attendrais en Angola. C’est pour cela que je suis venue. Je dois mon bonheur à cet homme mauvais.

Ava ne connaissais personne en Angola et elle n’avait pas la moindre idée de comment trouver Hossi.

– Et Facebook ? demandai-je.

Elle rit :

– Je ne me suis jamais servie de Facebook. Nous n’avions pas d’ordinateur à la maison. Et Internet, sur l’île, vous savez…

Dans l’avion, vers Luanda, Ava fit la connaissance d’une jeune entrepreneuse angolaise, appelée Rosa Prata, laquelle, n’étant pas riche, gérait avec succès une affaire d’achat et vente d’artisanat. Ava lui confia qu’elle se rendait en Angola à la recherche d’un homme dont elle était tombée amoureuse dix-huit ans auparavant. Elle l’avait perdu, à la suite de trahisons de la vie, mais ne l’avait jamais oublié. Rosa l’embrassa chaleureusement :

– On va retrouver cet homme, ma sœur. Je te le promets.

La jeune femme persuada Ava de venir habiter chez elle. Elle vivait dans le Quinaxixe, un bel appartement qu’elle partageait avec une nièce. Ce ne fut pas difficile de localiser Hossi. Un ancien guérillero avec qui Rosa était en affaires se souvenait très bien de lui. Plus deux ou trois coups de téléphone et quelqu’un lui parla de l’hôtel Arco-Iris. Deux jours plus tard, un samedi, Rosa accompagna Ava, en voiture, à Cabo Ledo.

– J’avais très peur que Hossi soit marié, bien marié avec femme et enfants. Je ne voulais pas perturber sa vie, dit Ava. Mon deuxième plus grand souci, c’était qu’en me voyant comme je suis, grosse et vieille, mon nègre ne m’aime plus.

Hossi s’agita sur son siège, prit la main de la femme.

– Tu n’as pas vieilli, mon amour. Tu es encore plus belle.

Je me levai :

– Je ne veux pas vous déranger…

Le vieux guérillero sourit nerveusement. Il hésita :

– Non, non. Reste ! Tu ne veux pas me voir amoureux ?

– Au contraire. Juste, je sens que je suis de trop. Je vous laisse avec cette lune énorme, si belle…

– Je l’ai commandée exprès pour Ava, dit Hossi en me prenant par le bras. Reste. Tu vas boire un verre avec nous. Tu vas boire au bonheur de ton ami.

Nous trinquâmes. Nous bûmes. Hossi commanda des bières et des bières. Ava nous accompagna avec la légendaire bravoure cubaine. Vers onze heures et demie elle s’excusa et se leva. Elle était fatiguée. Elle avait besoin de dormir pour récupérer des émotions intenses de ces deniers jours. Dès qu’elle fut partie, Hossi durcit le ton :

– Il faut qu’on parle.

Il me raconta ce qui était arrivé lors de sa visite à la prison. Je lui racontai ma conversation avec ma fille. Il était furieux contre son neveu. Je tentai de le raisonner. Je lui dis que Sabino avait raison. La grève de la faim est une mesure extrême, mais certainement plus sensée que de vouloir attaquer une prison à coups de fusil. Hossi donna un coup de poing sur la table en faisant tomber les bouteilles. Je reculai ma chaise, tandis que la bière coulait et gouttait sur le sol. Les autres hôtes suspendirent leur conversation. Adriano, le serveur muet, aux lunettes noires, se précipita un linge humide à la main pour nettoyer la table. Il me jeta un coup d’œil méfiant, en même temps qu’il ramassait les bouteilles et se retirait. Hossi ne le remarqua même pas :

– Putain, Daniel ! De quel côté tu es ?

– C’est bon ! Je suis de ton côté, mais je ne peux pas m’empêcher d’être d’accord avec Sabino…

– Qui a dit qu’il s’agissait d’une attaque armée ?

– Comment ça, c’est quoi ton plan ?

– J’ai parlé à quelques compagnons. Des gens en qui j’ai une confiance absolue…

– Je parie que l’un d’eux est Adriano !

– Tu as gagné. Nous avons traversé l’enfer ensemble, lui et moi. Il donnerait sa vie pour moi.

– J’espère que ce ne sera pas nécessaire.

– Ça ne le sera pas. Mon plan est très simple. Les plans les plus simples sont toujours les meilleurs. Nous arriverons à quatre heures du matin à la prison des filles avec deux ambulances. Puis nous irons chercher les garçons. Tu porteras un uniforme de capitaine, tu seras accompagné de deux soldats et moi je serai en infirmier. Nous aurons un document, une autorisation de transfert des “révos” vers l’hôpital-prison de São Paulo. Personne ne posera de question puisque il est déjà établi qu’ils doivent y être transférés.

– Et où trouveras-tu les ambulances ?

– Un des compagnons dont je te parle travaille à l’hôpital militaire…

– Bon sang ! Vous êtes partout !

– Oui, on est partout.

– Ne compte pas sur moi.

– Pourquoi ?

– Je ne ferai rien d’illégal.

– Illégal ?

– Ce que tu proposes est assurément illégal.

– Donc tu préfères attendre que ta fille, mon neveu et les autres meurent de faim ?

– Non, bien sûr que non ! Nous devons organiser un mouvement de solidarité.

– Un mouvement de solidarité ?! Toi ? Toi qui n’as jamais rien organisé, qui as vécu toute ta vie à genoux…

– Je n’ai pas vécu toute ma vie à genoux !

– Non ?!

– Non.

– À moi, il me semble que oui. À moi et pas seulement à moi, dit-il en se levant. Il me tendit la main. – Je te souhaite bonne chance ! Toute la chance du monde, tu vas en avoir besoin.

C’est la dernière fois que je lui ai parlé. Du moins de façon normale, face à face, et pas à travers mes rêves.