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Au fil des jours, la grève de la faim des sept activistes prit une dimension que le régime n’avait pas prévue. Des journaux de nombreux pays du monde cherchaient à suivre l’état de santé des prisonniers. À Lisbonne un groupe d’Angolais et de Portugais se réunit devant le consulat d’Angola pour une veille pacifique qui commença à vingt heures et prit fin le lendemain matin. Les manifestants avaient apporté des bougies. Quelques-uns portaient des masques représentant le visage des prisonniers. À Cidade da Praia, Rio de Janeiro, Maputo, Londres, Paris et Berlin des initiatives de ce genre se succédaient. La répercussion internationale donna un nouvel élan au mouvement démocratique. Vingt-cinq personnalités connues, écrivains, musiciens, artistes plasticiens, acteurs et agitateurs culturels, envoyèrent une vidéo sur les réseaux sociaux pour exiger la libération des sept magnifiques. Une vague de solidarité s’amplifia autour de ce premier noyau. Il y avait des jeunes des banlieues et d’autres issus de familles bourgeoises et puissantes, liées au parti au pouvoir. Les uns étaient chauffeurs de taxi, électriciens, syndicalistes, petits commerçants, d’autres étaient activistes des droits de l’homme, journalistes, professeurs d’université.

Armando Carlos se distinguait, dans le groupe fondateur, pour être l’un des plus âgés. Un après-midi, il arriva chez moi sans prévenir. C’était un samedi. Il me traîna dans la ville basse, jusqu’à un hôtel particulier à moitié en ruine qui abrite depuis des dizaines d’années divers groupes de théâtre et de capoeira, des ateliers d’artistes plasticiens et un bar très animé, sur une terrasse magnifique, appelé Nomenklatura.

La compagnie d’Armando, les Mukishi, occupait l’un des salons du bâtiment. Je pensai que nous allions assister à une nouvelle création du groupe. La salle était pleine. Je remarquai que la plupart des gens étaient vêtus de blanc. Plusieurs avaient des T-shirts portant le visage de l’un des sept jeunes activistes enfermés et les mots “Liberté pour l’Angola !”.

Des inconnus vinrent me saluer :

– Courage, monsieur ! Nous allons sortir votre fille de prison !

– Karinguiri est une inspiration pour nous tous.

– J’imagine votre souffrance. Sachez que nous souffrons avec vous.

Dona Filó, la mère de Lila Monteiro, était là elle aussi, au milieu d’un grand groupe. Elle portait un T-shirt avec le visage de sa fille. Elle s’écarta de ses amis pour venir me saluer et me serra vigoureusement sur sa vaste poitrine.

– Heureusement vous êtes venu ! Votre présence ici est très importante. Comment va votre ami ?

– Hossi ?

– Oui, l’oncle de Sabino.

– Il est toujours dans le coma.

– Est-ce qu’on sait quelque chose ?

– Non.

– On ne saura jamais rien, dit Armando Carlos. C’est sûrement une opération montée par les services de la Sécurité de l’État.

Sa réflexion m’agaça :

– Qu’est-ce que tu dis ?!

– Tu m’as raconté toi-même que cette nuit-là, quelques heures avant l’attentat, tu as vu un flic qui surveillait Hossi.

Je le traînai par un bras jusqu’aux toilettes :

– Tu es fou ?

– Comment ça ?

– Tu es en train de dire à tout le monde que je sais qui a tiré sur Hossi ?!

– Je le dis à tout le monde, oui. Je leur dis que tu as vu un Noir maigrichon, avec les cheveux coupés ras, un certain 20Matar…

– Tu veux me voir mourir ?

– Ils ne te tueront pas, pas toi.

La porte des toilettes s’ouvrit et – radieux comme une apparition – 20Matar entra. Il portait une chemise en soie imprimée de fleurs d’orchidées aux couleurs pétantes, qui le faisait ressembler à un touriste en promenade sur l’avenue Copacabana. Il ne parut pas surpris de me voir. Il me sourit :

– Je vous cherchais.

Je me tournai vers Armando :

– Quand on parle du diable…

Mon ami toisa 20Matar, avec un sourire cruel :

– C’est ça ? Cette chose colorée est un assassin ?

Le flic recula. Il ouvrit la porte, comme s’il voulait sortir, mais il ne sortit pas. Il resta planté là, un pied dedans, l’autre dehors, son regard inquiet allant d’Armando à moi :

– Qui êtes-vous, monsieur ?

– Allez, camarade, tu sais très bien qui je suis. Tu as dû avoir eu ma fiche entre les mains. Je reconnais que tu as du courage pour t’aventurer ainsi dans la gueule du loup. – Il éclata d’un rire sombre. – Et là, devine qui est le loup ?

20Matar soupira :

– Ce n’est pas moi qui ai tué M. Kaley.

– Non ?!

– Non. Ce n’est pas nous. Pourquoi ferions-nous une telle bêtise, en ce moment où tous les journalistes ont le regard tourné vers l’Angola ?

– Parce que vous êtes des imbéciles.

– Attention, monsieur Armando ! Je ne vous connais pas. Je ne vous ai jamais manqué de respect.

Armando bondit, saisit 20Matar par le col de la chemise et le jeta contre les urinoirs. L’homme porta ses mains délicates sur sa chemise, qui s’était déchirée de haut en bas, tout en nous lançant un regard de profonde consternation :

– Une chemise si chère, monsieur Armando. Une chemise si chère…

Je me plaçai devant Armando :

– Arrête ! Arrête !

Mon ami me repoussa. Il frappa la poitrine de 20Matar du plat de sa main. Le petit homme tomba assis sur un urinoir. Trois jeunes hommes entrèrent à ce moment-là. Je reconnus l’un d’eux, Flávio da Cunha, ancien joueur professionnel de basket-ball, un des associés de Nomenklatura.

– Qu’est-ce qui se passe ici ? demanda-t-il.

– C’est le muadié qui a tiré sur Hossi, dit Armando.

– Ah ?…

– Celui-là même.

Ils le traînèrent brutalement jusqu’au bar. Sur la scène, un jeune rastafari se dressait devant un micro, encore plus dressé que le micro lui-même, où il déclamait, à grands gestes, à grands cris, d’une voix grave et ample, des vers de Pablo Neruda :

– “Si chaque jour tombe, dans chaque nuit, / il y a un puits / où la clarté est prisonnière, / il faut s’asseoir au bord du puits, de l’ombre / et patiemment / pêcher la lumière tombée.”

Flávio dit quelque chose à l’oreille du rastafari. Le garçon fit un petit salut et s’écarta pour céder sa place devant le micro. L’ancien joueur de basket ajusta l’appareil à sa hauteur :

– Bonsoir, mes amis, camarades. J’ai une surprise pour vous. – Armando et les autres jeunes forcèrent 20Matar à monter sur scène. L’assassin avait l’air plus honteux que terrorisé, tel un fiancé timide à son mariage, obligé de faire un discours.

– Comment tu t’appelles ?

– Rui. Rui Mestre.

– Très bien, camarade Rui. Et que fais-tu dans la vie ?

– Je suis fonctionnaire…

– Parle plus fort !

– Je suis fonctionnaire au ministère de l’Information et de la Sécurité…

La salle entière éclata en huées véhémentes. Flávio leva les mains pour demander le silence. Le public mit un moment à réagir.

– Et dis-moi, camarade Rui, qu’as-tu fait à M. Kaley ?

De nouvelles huées, des trépignements, des cris “Assassin ! Assassin !”. 20Matar se redressa. Il lança un regard inquiet sur la salle, comme à la recherche de secours. Puis il toussa, pour s’éclaircir la voix, avec sur son visage maigre une expression solennelle. Il essaya de mettre de l’ordre dans sa chemise déchirée, il gonfla la poitrine comme un chef d’État s’adressant à la nation :

– Je proclame solennellement, devant l’Afrique et devant le monde, ma totale innocence. Je jure, sur le sang sacré du Christ, que je n’ai pas tiré sur M. Kaley. Je ne tue personne. Je ne l’ai jamais fait, et je ne le ferai jamais.

Cinq policiers, deux d’entre eux tenant des matraques, les autres des mitrailleuses légères, ouvrirent un chemin à travers le public. Ils montèrent sur la scène en s’efforçant d’ignorer le tumulte hostile. Ils en descendirent presque en courant, protégeant entre eux le corps fragile de 20Matar. En passant devant moi, celui-ci me sourit. Il dit quelque chose qui se perdit, étouffé par les cris de la foule. Une dame, à côté de moi, riait aux éclats, en montrant le pantalon mouillé de l’agent : “Regardez ! Ce trouillard s’est pissé dessus !”

Le reste de la nuit se passa sans incident. Mes frères Samuel et Júlio étaient là avec leurs épouses. Júlio avait aussi amené ses deux filles aînées, l’une d’elles, Ginga, a l’âge de Karinguiri. Elles ont toujours été très proches. Nous nous embrassâmes les uns les autres. Depuis des années nous ne nous embrassions plus. Je vis aussi, ou je crus voir, Melquesideque et sa femme. Il y eut des discours en hommage aux jeunes prisonniers, où l’on faisait l’éloge de leur courage et de leur détermination. De sa voix grave et avec de grands gestes, le rastafari revint déclamer des poèmes de Neruda, puis de Fernando Pessoa, Viriato da Cruz et Agostinho Neto. Trois chanteurs très connus, qui n’avaient jamais rien fait ensemble, montèrent sur scène pour interpréter de vieilles chansons angolaises des années 50 et 60. Le soleil se levait quand Armando prit le micro pour annoncer la fin de la veillée, lire des messages de solidarité qui étaient arrivés de plusieurs pays et informer sur les prochaines actions. Je pensai au papier que Karinguiri m’avait donné lors de ma visite à la prison, je me levai, fis deux pas en direction de la scène :

– Puis-je vous lire un message de ma fille ?

Armando me regarda avec étonnement. Les gens applaudirent pendant que je montai sur l’estrade. Je dépliai le papier et je lus.