« Cher papa,
J’ai mal à la pensée que maman et toi êtes malheureux à cause de moi. J’aimerais qu’il existe une autre façon de faire ce que je crois juste sans inquiéter ceux que j’aime. Comme je n’ai pas été capable d’imaginer d’autres alternatives, j’espère au moins t’amener à comprendre comment nous en sommes arrivés là. Je suis sûre que, si tu y arrives, tu sauras m’aider. M’aider, ce n’est pas essayer de me faire renoncer à notre grève de la faim, ni souhaiter que je reste la bouche fermée, ou dire oui à tout ce que mon cœur refuse. Tu m’aideras quand tu réussiras à me donner la main même si tu n’es pas d’accord avec moi ; tu m’aideras chaque fois que tu seras fier de moi, parce que je suis en train de faire ce que je crois être juste.
Quand maman et toi vous êtes séparés vous m’avez coupée en deux. J’ai grandi partagée entre elle et toi. En souffrant à chacune de vos disputes. En cachant à l’un l’amour que je ressentais pour l’autre.
J’ai grandi aussi partagée entre deux mondes différents. Pire, j’ai grandi étrangère à mon propre pays. D’abord, j’ai cru qu’Angola était le nom qu’on donnait aux condominiums où vivaient maman, mes oncles, mes grands-parents et tous leurs amis. Je pensais qu’Angola était ce grand réseau de condominiums séparés les uns des autres par des terrains vagues – l’Afrique. Je croyais aussi que nos domestiques vivaient dans des condominiums appelés Rocha Pinto, Cazenga, Golfe ou Catambor. Un jour j’ai demandé à Teresa (ma nounou, j’espère que tu te souviens d’elle) si dans le condominium où elle habite, la piscine est plus grande que la nôtre. Teresa m’a répondu que là où elle habite on appelle piscines les flaques d’eau, et chacun a la sienne. J’étais trop jeune pour comprendre l’ironie.
Plus tard, j’ai cru que l’Angola était constituée en grande partie d’artistes bohèmes qui se réunissaient le samedi les uns chez les autres, pour boire des bières, fumer de la liamba et discuter de projets qui ne se réaliseront jamais. Presque tous affichaient du mépris pour l’argent et se moquaient des condominiums luxueux où vivaient ma mère et sa famille. Aujourd’hui je sais qu’ils méprisent l’argent parce qu’ils en ont suffisamment pour ne pas y penser. Les pauvres ne méprisent pas l’argent.
Je n’ai connu l’Angola des pauvres – je ne vais pas dire la vraie Angola, mais l’Angola qui représente l’écrasante majorité des Angolais – que depuis quelques années. Pour aussi étrange que cela puisse paraître, je me suis reconnue en elle. Si je me trouve aujourd’hui dans cette prison, c’est que j’ai décidé d’être angolaise. Je me bats pour ma citoyenneté.
La peur détruit les gens. Elle corrompt plus que l’argent. J’ai vu cela arriver dans le condominium Angola de maman. J’ai vu cela arriver dans ta république des Artistes. Je le vois aussi dans l’Angola où vivent presque tous les Angolais.
La peur n’est pas un choix. Il est impossible d’éviter d’avoir peur. Mais on peut choisir de ne pas y céder. Mes compagnons et moi, nous avons choisi de lutter contre la peur.
On nous appelle révolutionnaires – “révos !”, comme si c’était une insulte. Contrairement à ce dont on nous accuse, nous n’avons jamais eu l’intention de renverser le président. Je ne dis pas que nous n’aimerions pas renverser le président. Oui, nous aimerions que le président s’en aille. Nous aimerions que l’Angola soit un pays libre, juste et démocratique. Il se passe que nous ne sommes qu’une demi-douzaine de jeunes – une demi-douzaine plus un, pour être précise –, et que nous n’avons pas les moyens de renverser le président. Nous n’avons même pas les moyens de renverser le président du Football Club des Cocotiers.
Mais nous avons découvert qu’il est possible de combattre la peur. Si nous, qui ne représentons personne, qui n’avons aucun pouvoir, nous pouvons affronter le président et tout son appareil de répression – alors tout le monde peut le faire.
En ordonnant notre incarcération, en nous accusant d’une tentative de coup d’État, le régime a montré qu’il avait peur de nous. Il a peur de sept jeunes qui n’ont même pas le pouvoir de renverser ne serait-ce que le président du Football Club des Cocotiers.
Comment pouvez-vous avoir peur d’un régime qui tremble quand sept jeunes sans aucun pouvoir élèvent la voix ?
Pense à cela, papa.
Un gros baiser de ta petite fille,
Karinguiri »