39

On lui avait coupé ses tresses. Ses cheveux avaient poussé du côté où elle les avait rasés et recouvraient le tatouage avec le mot “Liberté”. Allongée sur le lit, très maigre, la peau pâle et terne, ma fille me rappela une de ces gravures anciennes représentant des saintes, que les curés distribuaient au catéchisme. Elle me rappela aussi un reportage que j’avais vu il y a quelques années, sur un tremblement de terre dans un pays du Moyen-Orient. Les pompiers avançaient à travers les décombres, transportant sur un brancard une petite fille qui était restée plusieurs jours sous terre et avait survécu. Son visage était recouvert d’une fine couche de poussière blanchâtre. Son corps semblait inerte. Et pourtant, ses yeux, grand ouverts, étaient remplis de lumière. Les yeux de ma fille étaient comme ça.

Je m’assis à côté d’elle et lui pris la main. Karinguiri tourna vers moi toute cette belle lumière, dans un petit sourire triste :

– Papounet, tu es si maigre !

Depuis vingt et un jours Karinguiri, Sabino et Bicho n’ingéraient plus aucun aliment solide. Les autres avaient abandonné la grève de la faim, soit pour des problèmes de santé graves, comme Lila, soit sous la pression de la famille. Le président restait muet. Le gouvernement ne s’était pas prononcé. João Aquilino, le directeur du Jornal de Angola, avait publié un article virulent, où il s’insurgeait contre la “presse internationale au service du néocolonialisme” et les “journalistes traîtres à la patrie qui appuient et donnent la parole à des délinquants politiques dangereux, dans le but de renverser un gouvernement légitime, aimé et soutenu par tout le peuple angolais”.

Je sortis de la prison de São Paulo comme à chaque fois le cœur lourd d’angoisse. Une journaliste portugaise, envoyée à Luanda par une chaîne de grande audience aussi bien au Portugal qu’en Angola, m’attendait à côté du portail devant un petit groupe de jeunes manifestants. Les policiers, tous armés, certains tenant des chiens en laisse, étaient bien plus nombreux que les manifestants.

– Bonjour ! me salua la journaliste. Comment va votre fille ?

– Mal, très mal ! Comment voudriez-vous qu’elle aille ?

– Elle espère toujours que le président va s’émouvoir, faire un geste de compassion et qu’il fasse libérer les jeunes ?

L’interview est disponible sur plusieurs sites d’Internet. Il y est possible d’assister au moment exact où le démon Benchimol m’envahit. Je me redresse et je lève la voix. Certains disent que je crie, mais je ne sais pas, je ne l’ai jamais vu :

– Compassion ? Ce serait comme couver un œuf de serpent dans l’espoir d’en voir sortir un ange. On ne peut rien attendre d’autre d’un homme mauvais et corrompu, que de la corruption et de la méchanceté. – Une petite pause pour reprendre mon souffle. – Cet homme que vous appelez président n’est qu’un lâche, enfermé nuit et jour entre les hauts murs d’un palais colonial, parce qu’il n’a même pas le courage de sortir dans la rue et d’affronter le peuple. C’est un salopard !

Je prononçai deux ou trois autres phrases, peut-être un peu plus intelligentes que les premières, mais ce furent celles-ci qui me rendirent célèbre. Enfin, presque célèbre. Jusqu’à ce jour, peu de gens en Angola connaissaient mon visage. À l’étranger, naturellement, personne n’avait jamais entendu parler de moi. Tout changea en deux heures. J’étais à la clinique de Muxima quand mon téléphone commença à sonner. Il sonna tout l’après-midi. Des journalistes m’appelaient du Portugal, du Brésil, du Mozambique, du Cabo Verde, de France, d’Allemagne, me demandant de confirmer ce que j’avais dit. Beaucoup de mes amis appelèrent eux aussi, quelques-uns pour me féliciter, d’autres pour me désapprouver. Je reçus, sans surprise, un appel de Lucrécia, très irritée, pour me dire qu’avec ma grossière et stupide interview irresponsable, j’avais remis en cause deux semaines “d’efforts diplomatiques impliquant beaucoup de gens respectables” (selon elle), alors que le président s’était déjà engagé à faire libérer Karinguiri. La seule exigence étant que notre fille accepte de retourner à Lisbonne pour terminer ses études. Le gouvernement était disposé à tout oublier et, même, à lui offrir une généreuse bourse d’études. Je lui demandai si elle avait parlé de ce plan à l’intéressée. Elle ne me répondit pas. Elle me cria que j’avais toujours été un très mauvais père, que je serais toujours un père lamentable, et raccrocha.

Je retournai à la maison. Devant l’immeuble s’étendait un terrain vague qui, dans les derniers mois, s’était rempli de baraques. En sortant de la voiture, j’aperçus un vieux bonhomme, assis sur un caillou, devant l’une de ces cahutes. Je le reconnus. Je le voyais toujours là, sous le soleil, sous la pluie, me lançant des regards de reproche, comme si j’étais responsable de la mauvaise fortune dans laquelle il se trouvait. Cette fois-ci, ce fut sa veste qui attira mon attention. Il portait une veste d’une couleur bizarre, un bleu tirant vers le rouge, presque violet, sur laquelle étaient accrochées une série de capsules et de petites plaques d’aluminium découpées dans des canettes de bière, imitant des médailles militaires. Je m’approchai de lui :

– Où avez-vous trouvé cette veste ?

Le vieux me jeta un regard moqueur :

– C’est ma veste de général. C’est moi qui l’ai faite. Avant, j’étais tailleur.

– Elle me plaît bien. Combien vous me la vendez ?

Il rit, heureux comme un marié, en exposant ses gencives nues :

– Deux mille kwanzas.

C’était un prix absurde. Je secouai la tête, entre étonnement et amusement, et lui en donnai quatre mille. Le vieux compta les billets et les rangea dans un sac en cuir élimé. Puis il enleva la veste et me la tendit. Torse nu, très maigre, il faisait penser à un moine bouddhiste en état avancé d’auto-momification. J’enlevai ma chemise, qu’il accepta sans un mot de remerciement, et j’enfilai la veste. Je rentrai ainsi vêtu chez moi. Jamba, qui était assis dans le canapé du salon, devant la télé, éclata de rire en me voyant :

– C’est carnaval ou tu as décidé de te déguiser en fou pour échapper à la police ?!

Il venait de voir l’interview, sur une chaîne portugaise. Il trouvait que j’avais exagéré. À son avis, le mieux était que je demande l’asile politique à l’ambassade de Suède, ou du Brésil ou du Cap-Vert. Pas à celle du Portugal, insista-t-il, jamais à l’ambassade du Portugal, car probablement les Portugais me rendraient, déjà tout menotté, en présentant des excuses, au gouvernement angolais.

Il avait raison. Je lui recommandai de rester caché, de se méfier des journalistes et de n’ouvrir la porte à personne. Je rangeai l’étrange veste violette, ou presque violette, dans le placard, pris une douche, enfilai une chemise propre et ressortis. Je garai la voiture près de la clinique de Muxima. Hélio et Moira étaient dans la chambre de Hossi, essayant de convaincre Ava d’accepter de se brancher à la machine à filmer les rêves. La Cubaine refusait :

– Non ! Ce serait comme si quelqu’un nous espionnait par la fenêtre. Je ne peux pas faire ça.

Je coupai mon téléphone pour pouvoir écouter la conversation. J’étais d’accord avec Ava et je suggérai que nous cherchions quelqu’un d’autre. Moira proposa de rester dormir cette nuit dans la chambre de Hossi. Je la regardai, surpris :

– Toi ? Mais tu ne le connaissais même pas !

– Raison de plus. Je ne serai pas aussi influençable que vous.

Je répondis que, dans ce cas, je resterais moi aussi. De toute façon je n’avais pas vraiment envie de retourner à la maison. Jamba m’avait téléphoné dix minutes après mon arrivée à la clinique pour me dire qu’il y avait une foule de journalistes postés, comme des assaillants, à l’entrée de l’immeuble. L’un d’eux était même arrivé à y pénétrer. Il avait pris l’ascenseur et avait frappé à la porte de l’appartement.

Vers six heures de l’après-midi, Ava nous dit au revoir et partit, en larmes. Melquesideque apparut peu après. Il étudia avec tristesse le dossier apporté par une infirmière. Il se pencha sur le visage desséché de Hossi. Il me sembla qu’il lui chuchotait quelque chose à l’oreille. Puis il se tourna vers moi :

– Notre ami va de plus en plus mal. J’ai l’impression qu’il a renoncé à vivre.

Il m’invita à prendre un café dans un petit bar à côté de la clinique. Je m’assis avec lui à une table. Je remarquai que les clients autour de nous se parlaient à voix basse, me jetant des regards furtifs (les uns pleins de respect, les autres ouvertement indignés).

– Ils parlent de vous, dit Melquesideque, en souriant. Vous êtes véritablement le sujet du jour.

Il m’adressa un sourire amusé :

– Félicitations pour votre folie.

– Je suis content que vous ayez choisi ce mot, avouai-je. La plupart des gens, parmi ceux qui sont de mon côté, me félicitent pour mon courage. Je crois que vous prononcez le mot juste, ce n’est pas du courage, c’est de la folie. Un moment de folie. Donc, cela étant, je ne mérite l’admiration de personne.

– Mais si, vous la méritez. En général il n’y a pas de beauté dans la folie. Dans les cas où il y en a, elle est digne d’admiration. Votre éclat, permettez-moi de vous le dire, votre éclat a été un moment merveilleux.

Il me montra un message qui circulait sur les téléphones et les réseaux sociaux, appelant la population de Luanda à une grande manifestation, ce soir, sur le Largo da Independência : “On ne peut rien attendre d’autre d’un homme mauvais et corrompu, que de la corruption et de la méchanceté. Descendons dans la rue pour exiger la libération immédiate de tous les prisonniers politiques. À bas la dictature ! Vive la liberté !”

Je lui dis au revoir et retournai dans la chambre de Hossi. J’étais assis dans un coin et je lisais les messages qui ne cessaient d’arriver, quand je reçus un appel d’Armando Carlos. Il était sur le Largo da Independência :

– Il y a des dizaines de personnes ici, mon frère. Beaucoup d’enthousiasme. Beaucoup de joie. Des jeunes avec des tam-tam, qui dansent et qui chantent. Tu devrais venir. Après tout, si ces jeunes sont là, c’est à cause de toi.

– Je suis à la clinique de la Muxima.

– Tu veux que je vienne te chercher ?

J’hésitai. Je lui dis que Hossi était au plus mal. Il était possible qu’il ne passe pas la nuit. Armando Carlos comprit. Il me connaît bien.

– Tu as peur de venir ?

– Bien sûr que j’ai peur.

– Après cette interview, je ne crois pas que tu puisses revenir en arrière. Tu dois continuer. Je ne vois pas encore beaucoup de flics dans le coin, pas plus d’une demi-douzaine, avec un air honteux. On dirait qu’ils ne savent pas quoi faire. Les ninjas, les pros de la répression, ne vont certainement pas tarder. Plus il y aura de monde sur la place avant qu’ils débarquent, plus ça leur sera difficile de nous tomber dessus. Allez, viens !

Je lui répondis que oui, je viendrais.

Je me levai. Je dis même au revoir à Hélio et Moira, lesquels d’ailleurs ne me prêtèrent pas attention. Je n’y allai pas. Je me rassis. Je regardai Hélio aider Moira à ajuster le bonnet sur sa tête et lui chuchoter ses instructions. Elle s’allongea sur le lit. Il éteignit la lumière, s’installa sur une autre chaise et plongea sur les graphiques qui se succédaient, comme des éclairs colorés, sur l’écran de son petit ordinateur. Je coupai mon téléphone, fermai les yeux et m’abandonnai à ma fatigue.

Je me réveillai brusquement. Deux infirmières essayaient de réanimer Hossi, l’une d’elles, la plus vieille, criait des instructions à l’autre. Je bondis de mon siège. Un jeune médecin, ami de Melquesideque, entra en courant dans la chambre.

– Qu’est-ce qui lui arrive ? lui demandai-je.

Il m’écarta d’un geste impatient, comme si j’étais un enfant impertinent, et rejoignit les infirmières. Le soleil entrait à flots par la fenêtre ouverte. Hélio et Moira n’étaient pas là. Il n’y avait pas signe d’eux. J’allumai mon téléphone et les messages commencèrent à défiler. Les premiers étaient d’Armando Carlos.

23h17 : “Les ninjas sont là. Je vais essayer de leur parler.”

23h28 : “Grosse confusion. Ils envoient les chiens. Ils avancent en frappant à coups de matraque. Il y a plusieurs blessés.”

23h58 : “J’ai été mordu au bras. Ils nous emmènent au commissariat de police. J’espère qu’ils ne vont pas nous prendre les téléphones.”

00h18 : “Je suis au 29e commissariat de police. Ils commencent à fouiller tout le monde. On est quinze, ici. Alerte tes amis journalistes à l’étranger. Alerte tout le monde.”

07h38 : “Où es-tu ? Nous avons été relâchés après toute une nuit d’interrogatoire. Un truc de fous. Ils ne m’ont rendu mon téléphone que maintenant. Je suis en train d’aller à une clinique pour faire soigner mon bras.”

08h00 : “Que se passe-t-il ? Quelque chose de très bizarre est en train de se passer. Es-tu au courant ? Appelle-moi !”

Le médecin m’interrompit :

– Je suis désolé, dit-il. Votre ami est mort.

Je le regardai sans comprendre :

– Hossi est mort ?! Maintenant ?

– Il était très mal. Il n’y avait plus d’espoir.

Ce n’est qu’à ce moment-là que je me suis rappelé mon rêve.

Cela ne s’est pas produit comme d’habitude. Normalement, je ne me souviens pas du rêve à l’instant où je me réveille et, en général, il m’apparaît à peine ébauché et puis je le perds. Parfois, je me réveille, je sors du lit et vais me passer de l’eau sur le visage, et alors une odeur déterminée, un petit événement quelconque éclaire une image vague dans l’obscurité, des mots, une idée. Avec de la chance, j’arrive à m’accrocher à cette main qui s’agite et à sauver le rêve presque au complet, avec ses longs dialogues et des scènes complexes. Cette fois-ci, cela ne s’est pas passé comme ça. Le rêve a émergé d’un coup dans mon esprit, brillant et entier, comme un énorme poisson argenté fragmentant le paisible miroir de l’eau. Je sortis de la chambre en courant. Je n’attendis pas l’ascenseur. Je dévalai les escaliers et entrai dans ma voiture. J’appelai Armando Carlos :

– Où es-tu ?

– Chez moi. Je suis avec Hélio et Moira. Dépêche-toi d’arriver.

– Je suis en route.

Je démarrai. Il y avait beaucoup de monde dans la rue. Quelques personnes portaient des pancartes : “Liberté tout de suite !”, “Il n’y aura de paix que dans la démocratie”, “Écrasons le tyran !”

J’accélérai. J’arrivai au Largo da Maianga quinze minutes plus tard. Je me garai sur le trottoir devant l’immeuble d’Armando Carlos et montai en courant les marches délabrées. La porte était ouverte. Je trouvai mon ami dans son salon, assis sur une caisse de bières, devant l’ordinateur de Hélio. Il avait le bras droit bandé. Moira et le chercheur étaient debout derrière lui.

– Tu dois voir ça ! me dit Armando Carlos.

Je m’approchai. Je regardai, incrédule, les images en mouvement :

– C’est mon rêve ! Vous avez enregistré mon rêve ?!

– Ce n’est pas ton rêve, contesta Moira. C’est mon rêve.

– Ni le tien ni le sien, dit Armando Carlos, très calme. Il paraît que cette nuit, à Luanda, tout le monde a fait le même rêve.

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Cela même, dit Moira. Sors dans la rue et parle aux gens. Tu vas halluciner. Tous ces gens, dehors, ont rêvé de Hossi. Le même rêve que moi.

– Malheureusement, moi, je n’ai pas rêvé, se lamenta Armando Carlos. J’étais en train d’être interrogé. Mais, même comme ça, je peux le dire : c’est le nôtre ! C’est notre rêve !