19 septembre
Hier, Paris a, paraît-il, été complètement investi. J’ai reçu une lettre de ma femme ; le facteur m’a dit : « Pauvre Monsieur, c’est sans doute la dernière. »
À trois heures, vu le feu pour la première fois, du haut des remparts où j’étais de garde, porte d’Italie, au bastion no 89. Les lueurs venaient du côté de Montrouge et de Châtillon. Hélas ! nos soldats furent vaincus ; les fuyards descendirent jusqu’au boulevard Saint-Michel, près de la rue des Écoles. On crut à la prise de Paris, et au massacre de notre bataillon sur les remparts. À cette nouvelle, toutes les femmes des gardes nationaux de ma compagnie accoururent s’assurer de la vérité. Un loustic faillit se faire arracher les yeux pour avoir dit : « Eh ! eh ! les petites mères, on venait voir si on n’avait pas l’agrément d’être veuves ! »
C’était une mauvaise plaisanterie, d’autant plus mauvaise que le danger avait été très grand, et l’était même encore en ce moment. Si, en effet, les Prussiens avaient eu plus de décision, ils auraient pu, grâce à leur première victoire, entrer à Paris par l’avenue d’Orléans et la coulée de la Bièvre, là où les fortifications subissent une singulière dépression.
Cette petite rivière de Bièvre servait de limite entre le huitième secteur, devant lequel le combat avait lieu, et le neuvième, où notre bataillon se tenait anxieux, mais très calme. Les gardes nationaux de ces deux secteurs pouvaient être écrasés inopinément par une division prussienne. Trochu vit le danger ; il commanda à Vinoy de se porter avec la division Blanchard de ce côté des fortifications. Vinoy exécuta l’ordre avec une rare célérité ; le huitième secteur fut occupé par la ligne ; les soldats durent presque se battre avec les gardes nationaux, furieux d’être chassés de leur poste. (Général Vinoy, Siège de Paris. Opérations du 3e corps.)
23 septembre
Le soir, couru à la mairie de la rue Drouot ; car c’est là que les nouvelles s’apprennent le plus vite. Devant la grande porte cochère on s’écrase, on s’y étouffe ; j’apprends que nos soldats ont voulu faire oublier Châtillon. Ils se sont emparés de Villejuif et de la redoute des Hautes-Bruyères.
24 septembre
En faisant une corvée, je m’étale par terre avec mon fusil et dégringole en bas d’un talus. Je n’ai pas grand mal ; mes camarades m’abreuvent d’arnica, et me massent le genou avec du baume de Commandeur. Mon capitaine ne veut pas que je monte de faction ; c’est à se jeter par terre tous les jours.
Revenu chez moi en voiture, passé devant la mobile ; crié : Vive la mobile ! et la mobile de vociférer : Vive la garde nationale !
25 septembre
Un ballon est, dit-on, descendu au Luxembourg. Comme il ne venait pas du Nord, je n’ai pas eu de nouvelles de ma nichée.
Jamais un ballon, venant de province, n’est descendu à Paris ; c’était une bourde que m’avait probablement fait avaler quelque camarade facétieux.
Ma compagnie possédait quelques farceurs qui, de temps en temps, nous donnaient un peu de gaîté. Un jour Paul D..., notre aimable sergent-major, avait fait afficher sur sa porte de la rue des Écoles l’avis suivant :
Le sergent-major est visible en général de neuf heures à dix heures du matin.
L’un des farceurs mit une grande lettre au mot général. Quand on lut l’avis transformé ainsi : le sergent-major est visible en Général de neuf heures à dix heures, ce fut une explosion de rires parmi les bons bourgeois du Quartier latin.
Paul D... ne fut pas le dernier à entrer en gaîté.
28 septembre
Pas de nouvelles de ma femme et de mes enfants ! Quelle horrible chose que l’isolement ! Mais j’ai l’esprit tranquille, sinon content ; ils ne souffriront pas du moins de la faim. On en viendra, dit-on, à manger du papier ; j’avalerai tout mon Sirey et deviendrai le premier jurisconsulte de France.
Voilà une plaisanterie saugrenue que je n’ai pas voulu faire disparaître parce qu’elle montre que fin septembre 1870, il y avait déjà de grandes appréhensions relativement aux vivres.
Même jour, 28 septembre
On fait queue chez les bouchers ; dans la rue Saint-Séverin, notre capitaine a mis un garde national devant une boucherie afin de maintenir l’ordre parmi les femmes. Il a fort à faire.
J’ai monté la garde, porte d’Italie, au bastion numéro 89, neuvième secteur, sous les ordres de l’amiral de Chaillé.
Combien ne s’est-on pas moqué de Paris port de mer ! Le voilà cependant sous la direction des amiraux.
On disait que l’amiral de Chaillé était mieux partagé que les autres amiraux, parce que son domaine était entre deux eaux. Le neuvième secteur s’étendait, en effet, de la rive gauche de la Seine à la rive droite de la Bièvre.
Nuit du 29 au 30 septembre
Après ma faction, je me couche par terre pour me reposer, l’oreille droite sur le sol. Tout à coup je perçois distinctement un bruit de caissons d’artillerie. Ils semblent sortir par les portes voisines de Choisy et de Bicêtre ; irait-on attaquer les Prussiens ?
À 5 h 10 du matin, un coup de canon nous fait tous courir sur les talus des fortifications. Le fort d’Ivry canonne les lignes prussiennes, en même temps que le fort de Montrouge y envoie des bombes. Devant nous, les Prussiens campés à L’Haÿ, à Chevilly et dans le cimetière de Choisy (hélas ! près de la tombe de Rouget de Lisle !), répondent énergiquement.
Nous apercevons admirablement la lumière de leurs pièces d’artillerie et sommes étourdis par le bruit effrayant qui succède à la lumière quelques secondes après. Bientôt, bruit sinistre et crépitant de moulin à café ; les mitrailleuses font des leurs. Je me dirige vers la porte d’Italie, d’où je vois sortir une multitude de voitures d’ambulance et de cacolets.
Au bout d’une demi-heure les cacolets reviennent chargés de blessés. Quel spectacle lamentable !
Que le sang répandu retombe sur les auteurs de tant de maux !
Voilà ce que dit le général Vinoy de la bataille de L’Haÿ :
« À 2 h 1/2 du matin, le général en chef quittait son quartier-général pour se mettre en marche à la tête de l’artillerie de réserve de son corps d’armée qu’il emmenait tout entière. Le bruit sourd et continu des roues de nos canons, résonnant sur le pavé de la route d’Italie, se répétait dans les lointains. L’ennemi a prétendu, depuis, qu’il avait été prévenu de notre attaque par ce mouvement de notre artillerie, dont le roulement avait été entendu jusqu’à ses avant-postes. Le fait est possible, mais il est plus probable qu’il avait été informé, dès la veille, au moyen de ses espions. » (Campagne de 1870-1871 ; Siège de Paris, opérations du 3ecorps et de la 3e armée, par le général Vinoy.)
Il est certain que les Allemands ont pu, aussi bien que moi, entendre le bruit sourd, continu des canons. La route d’Italie n’était pas loin des avant-postes ennemis. Lors d’une attaque nocturne, c’est chose à prévoir que le bruit de l’artillerie, roulant sur une route pavée.
Samedi 1er octobre
Fait le tour des fortifications sur le chemin de fer de ceinture pour voir les camarades de la garde nationale, échelonnés le long des remparts. Du pont Napoléon, découvert, avec une longue-vue, les drapeaux de l’ambulance allemande, près Choisy-le-Roi.
L’Allemagne à Choisy-le-Roi ! Cette cruelle apparition m’a plus ému que la première décharge de canons prussiens, le 19 septembre, jour de la bataille de Châtillon.
2 octobre
Le combat du 30 septembre s’est livré près de Chevilly. On voulait chasser les Prussiens, barricadés dans les fortifications de terre, depuis L’Haÿ jusqu’à la ferme de la Saussaie, à Vitry. Impossible de les déloger. Beaucoup de blessés, beaucoup de morts, et parmi ces derniers le général Guilhem. J’ai toujours dans les oreilles le bruit de crécelle des mitrailleuses.
3 octobre
* On s’aborde les larmes aux yeux ou en grinçant des dents, suivant le tempérament de chacun, car les Prussiens ont pris Strasbourg.
Après la prise de Strasbourg, la statue de la place de la Concorde ne fut pas délaissée ; mais depuis ce temps les couronnes, déposées à ses pieds, étaient recouvertes de crêpe.
4 octobre
Vu vendre un chou 1 fr. 50.
Ce que j’ai prévu est arrivé ; sur les cinq mobiles logés dans la maison, quatre ont déjà une maîtresse. Ils seront bientôt pourris ces beaux gars, pleins de fraîcheur et de force. Se conduiront-ils ensuite aussi bien devant l’ennemi ?
Le mien seul est resté sage. Ne lui donnons plus de trop bon vin : sine Baccho, Venus friget.
Voilà ce que, dans un grand discours de justification à l’Assemblée nationale, disait plus tard le général Trochu :
« Le personnel des troupes comprenait cent mille mobiles ; j’eus l’obligation de les répartir chez les habitants de Paris, qui leur firent le plus cordial accueil.
« ... Beaucoup de ces jeunes gens, pleins de simplicité et de bon vouloir rencontrèrent, par suite de cette dispersion, des exemples et des contacts compromettants. Un seul fait vous le prouvera et je le rappelle ici, parce que je me suis promis ici de tout dire, et parce que ce fut là l’un de mes plus profonds chagrins ; près de huit mille de ces jeunes gens, à la fin du siège, étaient atteints de maladies constitutionnelles. »
Bien entendu le général ne prétend pas que les mauvais exemples aient été donnés dans les familles parisiennes ; non, il veut dire que la dispersion des mobiles dans les familles favorisait les incartades. On ne pouvait pas dire à ces jeunes gens : « Vous rentrerez à onze heures » et alors ils rôdaient sur les boulevards et rencontraient notamment, dans le Quartier latin, les veuves, non inconsolables, de messieurs les étudiants, repartis en province.
On les traquait cependant, les donzelles !
Un garde national du quartier de l’Odéon me raconta, pendant le siège, que sa compagnie les avait pourchassées très rudement. Celles que l’on pinçait étaient, je crois, envoyées aux cartoucheries.
6 octobre
Sur le boulevard Saint-Michel se promènent de pauvres domestiques que leurs maîtres ont été obligés de renvoyer, faute de pouvoir les nourrir ; elles offrent en vente des crayons, manière décente de demander l’aumône. L’une d’elles m’a navré ; elle semblait me dire : J’ai faim, je suis prête à tout. Elle était jolie, très proprement vêtue, coiffée du bonnet blanc, qui sied si bien à la figure des jeunes femmes. Je lui donnai une pièce d’argent en lui prenant un crayon. Elle me remercia avec effusion, l’infortunée ! heureuse de ce que je me contentais d’un crayon.
Dans les premiers temps du siège, beaucoup de mendiants harcelaient les passants. La plupart d’entre eux étaient des gens de la campagne, accourus sans ressources à Paris, et que les mairies n’avaient probablement pas eu encore le temps de secourir.
Une paysanne, envoyée dans un logement vide de la maison de mon beau-père, était dans la plus grande pénurie. La première chose qu’elle fit en arrivant fut d’accoucher ; l’émotion de quitter son pays avait avancé sa grossesse. Elle n’avait absolument rien pour couvrir son chérubin.
La maison fut en révolution. Les vieilles layettes sortirent des armoires et deux heures après son entrée à Paris, notre jeune villageois était mis comme un citadin.
8 octobre
Gambetta a quitté Paris... en ballon !
Alfred Duquet raconte dans le deuxième volume de son remarquable ouvrage : le Siège de Paris, qu’en passant au-dessus de Saint-Denis, Gambetta eut déjà à essuyer les feux de mousqueterie des Prussiens ; qu’à Creil il en fut de même et qu’une balle effleura sa main, celle que la balle de Ville-d’Avray ne devait pas épargner. (A. Duquet, Siège de Paris, 1890. Charpentier, éditeur.)
De ce jour 8 octobre
Lettre de ma femme, reçue en mars 1871.
« Armentières, 8 octobre 1870
« Mon ami,
« Je vois ce matin dans le Mémorial une communication de la poste ; l’administration fera son possible pour faire parvenir des lettres dans Paris, mais elle prendra seulement celles ne pesant pas plus de quatre grammes ; elle ajoute que dans le cas où il y en aurait une trop grande quantité, elle choisira les plus légères.
« C’est pourquoi, après avoir acheté le papier le plus mince, je le change aujourd’hui par un papier pelure ; j’espère ainsi que mes lettres pourront t’arriver.
« On annonçait également dans le journal qu’un ballon, parti de Paris le 30 septembre, avait déposé à Dreux plus de 25 000 lettres, devant être immédiatement distribuées dans toute la France ; mais cette fois mon espoir a été déçu ; je n’ai rien reçu ; je suis loin de me plaindre, car bien d’autres femmes attendent des lettres depuis plus longtemps que moi.
« En cas d’invasion dans le Nord, nous avons un asile assuré à Messines1, petite ville de Belgique, très saine, à deux heures d’Armentières. Nous y serons campés, mais à la guerre comme à la guerre, c’est malheureusement le cas de le dire.
« Tout le monde est charmant et rempli d’attentions pour moi. Je voue à ces bons parents une éternelle reconnaissance.
« Tout à toi. »
« AMÉLIE »
9 octobre
* En m’engageant dans la rue du Faubourg-du-Temple, tout à 1’entrée de cette rue ; à un endroit où les yeux ne peuvent manquer de s’arrêter, je vois, sur un journal illustré, un poisson colorié, bien teinté en azur, avec la tête du premier président à la Cour de cassation... M. Devienne !
La stupide caricature avait, pour ainsi dire, été provoquée par un décret, du 24 septembre ; ce décret déférait disciplinairement M. Devienne à la Cour de cassation, pour avoir compromis son caractère dans une négociation scandaleuse. Cette négociation, révélée par la publication des papiers de l’Empereur trouvés aux Tuileries, était relative à une liaison éphémère de Napoléon III avec une fille : la Marguerite Bellanger.
M. Devienne s’était interposé pour faire cesser cette fantaisie sénile, cause d’une grande brouille dans le ménage impérial. Je ne vois pas en quoi son caractère en avait pu être compromis, d’autant plus qu’il réussit à faire immédiatement cesser la liaison. Marguerite se résigna sans grande résistance, avec des airs d’Ariane abandonnée, après une lettre des plus émouvantes à son cher seigneur.
Gambetta est descendu de ballon près Montdidier.
Je viens de voir ma tante Alexandrine Turin chez elle. Elle venait de préparer un grand sac, où elle avait mis un jupon, une chemise, deux paires de bas, etc., etc., pour le cas où on la chasserait de Paris avec ses vieilles amies, comme bouches inutiles.
Les pauvres vieilles ! elles se figuraient que les Allemands les laisseraient passer ; elles connaissaient peu la Trinité prussienne : Guillaume, Bismarck, de Moltke, complètement insensibles à l’humanité, grands par le cerveau, si petits par le cœur.
Mercredi 12 octobre
25e jour du siège.
Entendu une bonne vieille dire, en gémissant : « J’ai fait sept heures de queue pour attraper un petit pot-au-feu et... un gros rhume ! »
* Aujourd’hui, j’ai mangé du cheval pour la première fois. À l’heure du déjeuner, j’entends sonner et je trouve à ma porte mon concierge qui, avec un air digne, comme il convient à un ancien valet de chambre de Benedetti, m’apporte, triomphant, un appétissant morceau de cheval-mode ; c’est pour me remercier de ma complaisance ; je lui donne en effet mes bons de viande, dont je n’ai guère besoin, puisque je dîne au restaurant.
Ce cheval avait été mortifié pendant plus de trente-six heures, puis cuit tout à la douce, avec foison de poivre, sel, clous de girofles et inondation de vin blanc.
La recette du cheval-mode se trouve dans une brochure parue pendant le siège : La Cuisine des assiégés ou l’art de vivre en temps de siège. Laporte, éditeur, par une femme de ménage, cordon bleu2. Quant au chien, la brochure recommande de le mortifier pendant quatre jours et de le battre vigoureusement pour l’attendrir ; pauvre chien !
13 octobre
Sur le boulevard Saint-Michel passent cinquante prisonniers allemands, vêtus de casquettes grises et de houppelandes, à peu près semblables aux redingotes de nos lignards. En voilà donc enfin des prisonniers ! Vivent les mobiles de la Côte-d’Or !
Ce n’étaient pas seulement les mobiles de la Côte-d’Or, mais encore ceux de l’Aube, qui avaient fait ces prisonniers. Ces braves mobiles de l’Aube payèrent même fort cher cet exploit. Ils perdirent leur brave commandant, M. de Dampierre.
14 octobre
La misère devient affreuse ; une pauvre vieille femme, à qui je donne dix sous, me serre nerveusement la main, en me disant : « Oh ! mon bon Monsieur, j’allais souffrir de la faim, c’est dur d’avoir faim à soixante-seize ans. » Le pain seul est abordable pour les pauvres gens.
Lettre de ce jour à ma femme.
« ... Dieu nous protège visiblement en permettant que les forts résistent et en ne permettant pas que les exaltés et les coquins l’emportent sur les prudents et les honnêtes gens. Tu n’as pas lieu de te tourmenter. Ne te fais donc pas de cheveux gris, je n’aime que les cheveux dorés... »
Cette lettre parle indirectement de la manifestation du 8 octobre, faite par les partisans de la Commune, devant l’Hôtel de Ville. Les enragés s’y donnèrent rendez-vous pour la première fois.
Mais leurs bruyantes revendications ne trouvèrent aucun écho ; plusieurs bataillons de la garde nationale vinrent s’opposer à leurs projets et tout finit gaiement par un speech que prononça Jules Favre, du haut d’une chaise, et par une revue à la papa, dont Trochu récompensa les bataillons accourus à son secours.
15 octobre
Mes dépenses pour la garde nationale dans la première quinzaine d’octobre :
Ainsi que je l’ai déjà expliqué, je n’avais pas osé refuser les premiers trois francs de solde, pour ne pas humilier mes camarades qui en avaient besoin. Mais ces derniers comprirent bientôt que ce serait patriotique de la part des gardes nationaux aisés de ne pas recevoir cette solde, afin de donner plus de ressources à la défense. Je ne touchai donc plus rien et même, à l’exemple de mes amis, je rendis mes trois francs en les versant dans la caisse de la compagnie.
1 fr. 20 pour huit coups de tabatière !
C’est une dépense dont le souvenir me rend encore tout fier. Elle me rappelle qu’un de mes huit coups porta dans le bras droit d’un grand bonhomme de papier colorié, représentant Bismarck, pour lequel nous avions autant d’horreur que d’admiration.
Le tir avait lieu près du fort de Montrouge ; ceux qui avaient attrapé Bismarck rentrèrent à Paris avec une branche d’arbre dans le canon de leur fusil.
Même jour, 15 octobre
Lettre à ma femme :
« Chère femme,
« Depuis quelque temps, on fait camper les moblots hors des murs ; ils se montraient trop bons coqs sur les boulevards, notamment ceux du Quartier latin, où foisonnent les poules malsaines.
« Sortis de Paris avec des mines de Parisiens, ils ont déjà repris leur bonne mine de provinciaux.
« Entre les forts et les remparts se trouve une très vaste zone, où beaucoup de légumes sont encore cultivés. Hier, chez Duval, après mon dessert, j’ai vu une chicorée si appétissante que je me la suis payée. Du reste, j’avais dû me contenter d’un seul plat de viande, le droit de chaque consommateur n’allant pas au-delà.
« Je couche à tour de rôle dans tous les lits de notre appartement, afin d’en chasser les bêtes. Il fait si froid qu’elles viennent s’y blottir. Je viens d’attraper une jolie souris dans le lit d’Émile. Ne manque pas de le lui dire ; elle s’y était installée à son aise, et y avait apporté des amandes. Je ne sais où elle est allée les chercher, car il n’y en a pas chez moi.
« À toi de cœur. Amitiés au bon cousin, et becs aux mioches. »
Dimanche 16 octobre
Les mobiles de la Côte-d’Or descendent le boulevard Saint-Michel ; ils reviennent dans l’intérieur de Paris pour jouir d’un peu de repos bien mérité. Ils portent des casques de cuir bouilli avec plumets noirs, des sabres, des aiguillettes, des pompons verts, des biscuits ronds ; le dernier brandit un fanion.
Lettre de ce jour à ma femme :
« Paris, lundi 17 octobre.
« Mon amie,
« J’ai mangé, hier dimanche, chez ton père une salade de concombres que ton frère a rapportée d’une garde. Il ne revient jamais les mains vides. Hier, il a attrapé un gigot magnifique dans une boucherie municipale. Les bonnes femmes sont furieuses. La vieille tante Alexandrine me disait en pinçant les lèvres : C’est incroyable ! tout est permis à Messieurs les gardes nationaux. Je lui ai répondu que nous protégions sa vertu et que par conséquent il était naturel qu’on prît quelque souci de notre estomac.
« J’étais à table avec un mobile de Famechon3. Il vient dîner tous les dimanches chez papa Decaix, qu’il appelle, naturellement, cousin gros comme le bras ; c’est un gentil garçon ; d’après ce qu’il nous a dit, la mobile picarde s’ennuie, parce qu’elle a tiré un mauvais numéro. Elle est de la réserve4. Ils sont désolés, les pauvres moblots picards, de ne pouvoir se distinguer comme les Bretons, les Champenois et les Bourguignons.
« À propos, hier dimanche, j’ai vu passer les Bourguignons avec des casques prussiens, des pompons et des gâteaux de Bavière. Un étendard bavarois était porté par le moblot qui l’avait conquis. Il était blanc et bleuâtre, l’étendard bien entendu, car le moblot était rouge de joie.
Je pars en garde, j’enfile une bonne bouteille de bordeaux dans mon sac ; encore une que les Prussiens n’auront pas. Un bec aux agneaux. »
On nous fait remettre, le soir du mardi 18 octobre, cette circulaire de la part de M. Rousseau qui, l’avant-dernière garde aux remparts, a attrapé une fluxion de poitrine.
« Depuis notre dernier service de réserve, je suis atteint d’une fluxion de poitrine. Vous connaissez la gravité de cette maladie et toutes ses longues suites ; par conséquent, il importe que le bataillon ne reste pas sans chef un instant de plus. Les circonstances sont trop graves, les événements trop imprévus, pour que je ne vienne pas le premier vous le dire : il faut me remplacer5. »
À peine avions-nous reçu cette circulaire dans l’usine de Constant Say, où nous sommes de réserve, que des détonations épouvantables se font entendre du côté de Bicêtre et de Cachan. Le ciel s’illumine à chaque instant, et quelques secondes après la détonation éclate.
Le rappel bat dans le quartier ; nous sommes sur le point de partir ; les Prussiens, dit-on, veulent forcer le passage entre les forts ; sur les minuit, grand calme, à trois heures du matin, nouveau tapage. Nous sommes le
19 octobre
Anniversaire de la bataille de Leipsig ; les Prussiens voudraient-ils célébrer par leur entrée à Paris la retraite des Français devant les forces allemandes ? C’est un chien savant qui a fait cette réflexion6.
Bientôt on vient réclamer, chez Constant Say, des voitures pour les blessés.
Les Prussiens n’ont pas pu passer ; les moblots ont encore fait leur devoir ; nos ennemis vont donc enfin pouvoir nous estimer !
À la page 77 des Tablettes d’un mobile, on lit ceci :
« Cette nuit, nouvelle canonnade très violente dans la direction de Bicêtre et des Hautes-Bruyères. Du centre de Paris, des quais, on aperçoit très distinctement l’éclair de chaque coup de canon. » (Tablettes d’un mobile, par Léon de Villiers.)
Même jour, 19 octobre
Avalé à la cantine un soi-disant boudin de bœuf, que je mange avec la persuasion d’avoir affaire à un tout autre animal ! Le boudin passe, grâce à deux échalottes et deux oignons verts, présent du bon camarade Tallard, garçon de recettes à la Banque de France (garçon auxiliaire).
Je fais une fugue jusqu’au pont de la gare d’Orléans, afin d’apercevoir de plus près le magnifique ballon qui doit emporter et apporter ma lettre à la chère femme de mon cœur.
Souscription dans la compagnie pour la fonte d’un canon : donné 10 fr.
Retour chez moi, comme je n’avais pu dormir chez Say à cause du canon et de certains insectes, je me suis tout de suite couché ; j’ai fait le tour du cadran et je me levai frais, dispos... et avec un appétit ! Je dis mon pater avec conviction, surtout le passage : « Donnez-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour. »
Il était tard quand je sortis pour pâturer ; toutes les boulangeries, tous les restaurants étaient fermés. Je me décidai à aller frapper à la porte de mon beau-père, rue de Vaugirard. Mais arrivé au seuil, j’eus scrupule ; je craignis de réduire la cuisinière au désespoir ; je retournai donc rue de la Sorbonne tout penaud et sans le moindre morceau de pain !
Pourquoi aussi dire mon pater à huit heures du soir !
22 octobre
Le gruyère a complètement disparu. Son absence pèse lourdement à l’estomac de mon beau-père. Pas de chance ! ce pauvre papa, privé de son fromage de prédilection, passe, par-dessus le marché, pour en avoir une cargaison en cave. Quelque locataire de sa maison a dû faire courir ce bruit par méchanceté ; cela peut suffire à le faire écharper.
Un restaurateur de la rue de Vaugirard est venu même lui demander d’en recéder au prix de l’or. Papa, bien entendu, l’a mis à la porte ; mais il est resté atterré.
Lettre de ce jour à ma femme.
« ... Nous sommes au 35e jour du siège ! Parmi les privations que ce siège me fait éprouver, celle de ta présence est sans contredit la plus dure. D..., avoué, a reçu quelques mots de sa femme. Comment cela a-t-il pu se faire ? »
Dimanche 23 octobre
Le fils d’un de mes camarades de rempart m’a emmené, aujourd’hui dimanche, chez ses professeurs, les Jésuites de Vaugirard. Dans leur collège se trouve une ambulance magnifique pour cent malades ou blessés. Toutes les dépenses de cette ambulance sont supportées par les pères : « Je vois, mon père, disais-je au directeur, que vous vous mettez en mesure de bien mériter de la patrie. » Il me répondit en souriant : « Pourvu que l’on ne nous chasse pas à titre de récompense nationale ! »
Même jour, dimanche 23 octobre
Visité l’ambulance américaine ; une dame, des plus gracieuses, y faisait les fonctions de sœur de charité... en gants gris perle.
Je n’attachais aucune importance à cette boutade, car sans cela je ne me la serais pas permise. Je savais, en effet, les efforts des docteurs américains pour venir en aide à nos blessés.
À ce propos, mon confrère Ambroise Rendu me permettra bien de citer un passage de ses Souvenirs d’un mobile.
Le 19 janvier, son bataillon part à trois heures du matin pour se rendre à Montretout ; mais la marche est arrêtée par le défilé des ambulances ; l’ambulance américaine attire surtout les regards. Voilà ce qu’il en dit :
« Je pus, à ce moment, me rendre compte par moi-même de ce génie pratique, qui distingue toutes les inventions américaines. Derrière la file des ambulances est une voiture légère, ornée d’un tuyau ; ce doit être une mitrailleuse à vapeur.
« J’approchai ; c’est une bouilloire ambulante qui va distribuer aux blessés du café, du thé ou de la tisane.
« La voiture est surmontée de trois grands réservoirs tubulaires, sous lesquels un fourneau est établi ; l’avant-train de la voiture est un récipient à cassonade.
« Le docteur américain, qui conduisait la bouilloire, nous fit gracieusement goûter de ses produits ; ce n’était pas excellent, mais au moins c’était chaud. J’ai appris que cet intéressant véhicule avait été défoncé sur la place de Rueil par un obus. Les Bavarois, peu au fait des progrès de la civilisation, l’avaient pris pour une machine de guerre. » (Ambroise Rendu : Campagne de Paris. Souvenirs de la mobile, 6e, 7e et 8e bataillons de la Seine, p. 200.)
Lettre de ce jour 23 octobre à ma femme :
« Je t’envoie dix francs, probablement perdus ! mais pas pour tout le monde, puisque je les ai versés dans la caisse du gouvernement ; si le bon de dix francs t’arrive à Armentières et si l’argent t’est remboursé, régale la nichée des enfants... »
Le bon parvint à destination et les dix francs furent remboursés à ma femme. Le directeur du bureau de poste n’avait reçu aucun ordre ; mais il paya quand même, en disant, avec beaucoup d’amabilité : « C’est pour la singularité du fait que je paie. »
25 octobre
Hier, en faction, vers les neuf heures du soir, sur le haut des fortifications, près la porte d’Italie, seul devant la plaine triste et lugubre de Bicêtre, les yeux comme toujours fixés vers le nord ; tout à coup, j’aperçus une lumière de sang qui envahissait l’horizon ; « Ce sang répandu dans le ciel, me disais-je, ne présage-t-il pas beaucoup de sang répandu sur la terre ! Di, avertite omen. »
Je savais bien que c’était une aurore boréale, et cependant mon esprit, comme endolori par la tristesse, avait été grandement ému. Je ne fus pas le seul à subir la fâcheuse impression. N’avions-nous pas tous la fièvre, la fièvre du siège ?
En commençant ces tristes éphémérides, j’ai parlé de deux aurores boréales, qui, en 1869, à un mois de distance, rougirent le ciel de Paris de leurs feux étranges.
Je disais que la Rome antique n’eût pas manqué d’y voir de funestes présages. Si ensuite Rome eût été, comme Paris, accablée par un sort cruel, assiégée, affamée, et qu’elle eût vu encore les deux sanglantes aurores boréales des 24 et 25 octobre 1870, n’aurait-elle pas été prise d’une horrible terreur ! Quels nouveaux malheurs n’eût-elle pas redoutés ? et comme sa foi aux présages, aux avertissements de ses dieux, eut été augmentée, si quelques mois après elle eût vu couler à flots, dans une guerre civile, le sang de ses enfants.
26 octobre
Lettre de ma femme :
« Mon ami,
« J’ai beaucoup souffert, car j’ai été privée de tes nouvelles pendant longtemps ; mais le 20 octobre j’ai reçu une véritable pluie de cartes, de lettres, dix en un jour. Elles sont des 23, 27, 29 septembre, 1er, 2 octobre, etc., la dernière, datée du 13 octobre.
« Sois sans inquiétude sur mon compte ; ma tête reste assez calme. Je ne te promets pas, cependant, de n’avoir pas quelques cheveux gris quand je te reverrai. Les nombreuses occupations que me donnent les trois enfants m’empêchent de me laisser trop aller à des idées noires et tout en ne pouvant détacher ma pensée de toi et trouvant le temps de la réunion bien long à venir, je ne suis pas triste.
« Du reste, je saurais même au besoin me surmonter, pour ne pas avoir une mine lugubre, devant les excellents parents qui me donnent l’hospitalité.
« Ta sœur, qui est toujours à Péronne, m’a écrit hier. Elle me dit avoir reçu une lettre de son mari. Il lui assurait qu’il saurait, au moment du danger, se comporter en bon Français.
« Par tes lettres, ainsi que par les siennes, on peut voir que l’absence de vos femmes ne vous attriste pas trop.
« Comme tu ne m’annonces la réception d’aucune de mes lettres depuis l’envahissement de Paris, et que cependant je t’écris très régulièrement, je vais encore te répéter, espérant qu’une au moins te parviendra, qu’en cas d’invasion dans le Nord, nous nous sauverions à Messines, petite ville située à quelques lieues d’Armentières, sur le territoire belge.
« Voici deux soirs que nous avons ici le spectacle d’une aurore boréale ; le ciel semble en feu. Tout le monde en a éprouvé une vive émotion, et un grand étonnement, car Mme R..., quoique bien vieille, n’avait elle-même jamais vu cela. Les superstitions et les on-dit vont à l’envi l’un de l’autre. Chacun donne son impression.
« En attendant, ami, le plaisir ou plutôt le bonheur de me trouver dans tes bras, je t’embrasse de cœur. Les bébés se joignent à moi. »
Même jour, 26 octobre
Au rempart, le capitaine nous a annoncé que nous allions faire probablement des sorties du côté d’Ivry et de Vitry.
Comme j’attraperai les prunes des Prussiens plutôt que celles de mon prunier de Vitry, je vais prendre mes précautions en cas de mort.
Or donc ! Je me place en face de ma glace, qui doit bien s’ennuyer de ne plus refléter l’image de ma femme et de ma petite fille, et je me coupe une mèche de cheveux, que je fais attendre à ma mère depuis cinq ans.
À propos de mèche, le martyre de mon aimable camarade X..., jeune marié, me revient à l’esprit. Privé de sa femme, il se lamentait toujours. En partant, sa tendre épouse lui avait passé au cou une croix d’argent qui s’ouvrait et dans laquelle elle avait inséré une mèche de bruns cheveux, avec recommandation expresse d’ouvrir la croix dans les moments difficiles et d’embrasser la mèche. Il faut croire que les moments difficiles revenaient souvent ; car il l’embrassait toujours : « Ah ! me disait-il un jour en confidence : être obligé de se contenter d’embrasser une mèche, c’est ce qui s’appelle être réduit à la portion congrue. »
Personne n’a songé à étudier l’état psychologique des assiégés, veufs à titre provisoire. Je crois être dans le vrai en disant qu’un très vif sentiment patriotique chez beaucoup, doublé d’un sentiment chrétien chez quelques-uns, a donné à presque tous une grande rectitude de conduite. À leur retour les exilées ont généralement retrouvé le cœur de leurs maris, bien au complet.
Jeudi 27 octobre
Ma petite Henriette aura demain sept ans et... je ne peux l’embrasser.
* Attiré par des roulements de tambour du côté de la place du Panthéon, j’y cours ; je vois une estrade sur laquelle s’enrôlent des volontaires ; j’apprends que trois ou quatre gardes nationaux de ma compagnie, dont un marié, se sont enrôlés, afin de marcher des premiers à l’ennemi. C’est notre maire, le docteur Bertillon, qui a eu cette idée-là.
Ces enrôlements, qui du reste ne furent pas bien nombreux, ne servirent à rien, car peu de temps après, le gouvernement créa dans chaque bataillon de garde nationale des compagnies de marche.
Même jour, jeudi 27 octobre
Le soir, au club de l’École de médecine, j’ai acheté les discours de mon confrère Maurice Joly ; percera-t-il ce pauvre garçon ! « Mon Dieu, disait-il un jour au Palais, personne ne veut m’employer et cependant je me sens du talent7 ! » Passion terrible que celle de l’ambition !
Au club, je me suis fait une pinte de bon sang ; un Monsieur gradé, très gradé dans la garde nationale, s’est écrié : « Je suis fils de Caïn, ce malheureux ancêtre, qui a expié du bonheur de toute sa vie le crime d’avoir été le premier travailleur. »
Pendant que je griffonnais ma note quotidienne, ma femme m’écrivait cette lettre, que je reçus... six mois après :
« Armentières, 27 octobre 1870.
« Mon ami,
« Demain, notre petite Henriette entrera dans sa huitième année. Cette date a nécessairement reporté mon esprit vers des temps meilleurs et je n’ai pu me défendre d’une grande émotion ! Que ne pouvons-nous embrasser ensemble notre petite fille pour l’anniversaire de sa naissance !
« Cette semaine de tristesse et de deuil dans laquelle nous allons entrer sera encore plus pénible cette année. Personne dans toute la France ne pourra retenir ses larmes en pensant aux morts du passé, en songeant à ceux qui, bientôt et fatalement, vont survenir.
« Douze jours déjà depuis tes dernières nouvelles ! aussi ne t’étonneras-tu pas, si tu reçois ma lettre, de la trouver un peu triste. Les journées où je ne puis lire au moins un mot sur une carte me semblent doubles de longueur.
« M. l’abbé R..., le fils de notre bonne hôtesse, doit venir passer la Toussaint à Armentières avec son élève, son neveu de Carvin. Mme R... a confidentiellement promis à Émile que le jour de l’arrivée de M. l’abbé, les petites filles iraient seules à la pension et que lui irait au chemin de fer à la rencontre des nouveaux venus. Cette promesse lui a fait grand plaisir. Que sera-ce donc quand nous irons ainsi à ta rencontre, heureux de t’embrasser et de te voir en premier ! Quand, mon Dieu, nous donnerez-vous ce bonheur ?
« Pas de nouvelles de Péronne ; Marie sans doute est également sans lettre de Jules. Le mauvais temps est donc contraire aux ballons ! On nous donne aujourd’hui de mauvaises dépêches ; elles ne sont pas encore officielles et l’on hésite à les croire, quoiqu’elles soient probables. Elles concernent Metz...
Je vais de temps en temps dîner, moyennant cinq francs, au restaurant situé au coin de la rue Royale et de la rue Saint-Honoré. J’y vais quand je sens le besoin de me refaire l’estomac. J’y rencontre toujours un diplomate étranger animé d’une chaude affection pour la France. « Pauvres Français, vient-il de me dire, pauvres Français, victimes du point d’honneur, vous épuisez vos ressources et vous vous enlevez les moyens de vous venger un jour de votre ennemi ! »
Dépensé, hier aux remparts : nettoyage de fusil, 1 fr. ; quête pour Strasbourg, 1 fr. 50 ; quête pour les ambulances, 0 fr. 45 ; repas, 2 fr. ; jugulaire, 0 fr. 20.
Il n’y avait rien de tel qu’une jugulaire pour donner au garde national la tête d’un vieux troubade.
30 octobre
Comme on le lui avait promis, le 21e sort de la ville. Nous prenons le chemin de Villejuif, du côté de la redoute des Hautes-Bruyères. Nous sommes à 400 mètres des Prussiens, cachés dans une grande maison crénelée. Aucun ne se montre : nous n’avons pas la fatuité de croire que nous leur faisons peur !
Des tombes de soldats, tués en cet endroit, s’échelonnent le long du chemin. De modestes croix de bois formées de branches d’arbres rappellent leur souvenir. Pauvres garçons ! morts loin de vos mères, de vos femmes ou de vos fiancées ! Nous nous engageons à soigner vos dépouilles.
De distance en distance apparaissent des ruines de maisons, broyées par le canon ! Villejuif, Arcueil et Cachan sont déserts ; partout le silence de la mort. Nous revenons à Paris par la route d’Orléans. Là, les maisons sont habitées par les mobiles et les soldats ; quelques-uns de leurs officiers sont en bonne fortune.
L’absinthe et la grue, voilà qui a perdu notre armée et perdrait la France en même temps, si elle n’était pas immortelle !
Hier, acheté, pour 30 fr. 15, un superbe caoutchouc pour rempart ; il m’a servi à me préserver, pendant la promenade militaire, contre la pluie la plus terrible que nous ayons eue depuis le commencement du siège.
Lundi 31 octobre
Affreuse date.
On apprend officiellement la prise de Metz : émotion indescriptible ; il y a, dit-on, du grabuge à l’Hôtel de Ville. J’y cours ; les Bellevillois l’ont envahi. C’en est fait, hélas ! les Prussiens entreront à Paris grâce au désordre ! toutes les fenêtres sont surchargées des gardes nationaux de Flourens. Une écharpe rouge, en guise de drapeau, est agitée à l’une de ces fenêtres.
Finis Franciae8 !
Je reviens chez moi pleurer amèrement.
Les soldats prussiens s’amusaient à composer des chansons sur tous les événements. Voilà un couplet fait à propos du 31 octobre :
Dans Paris on se canarda
Et l’on fit mainte folie.
Braves Parisiens ! de c’train-là,
Le roi Guillaume fera
De poudre grande économie !
(Chansons des Allemands contre la France, traduites en bouts rimés, par V. Charlot, d’après le recueil paru à Berlin, chez le libraire F. Lipperheide ; Paris, 1872. Lachaud, éditeur.)
1. Continuellement dans mes lettres je disais à ma femme : tâche de me dire dans une dépêche le nom de la ville où vous iriez, en cas de l’arrivée des Prussiens à Armentières. Quelques jours avant l’armistice je reçus une carte-dépêche avec ce seul mot : Messine. Stupéfaction ! Quoi, en Italie ! Heureusement un nordais de Lille m’apprit qu’en Belgique existait une charmante ville : Messines avec une s.
2. Et un tantinet bas bleu, car la brochure commence par des considérations philosophiques sur l’influence de la cuisine en temps de guerre.
3. Famechon (près Amiens), pays natal de mon beau-père.
4. Je ne comprenais pas trop ce que mon moblot de Famechon entendait par ces mots : être dans la réserve. Je le comprends aujourd’hui, après avoir lu le curieux Journal d’un mobile péronnais sous Paris, de M. Gustave Ramon. Le 6e bataillon des mobiles de la Somme, c’est-à-dire celui des jeunes gens de l’arrondissement de Péronne, n’eut, avec l’ennemi, aucun engagement, quoique toujours placé à des postes fort périlleux. Il en dut être de même pour les mobiles de l’arrondissement d’Amiens, dont fait partie Famechon.
5. À cette époque, un de mes bons camarades de rempart et du Palais, Guiraud, atteint d’un catharre de vessie, fut à son tour obligé de nous quitter. Il ne revint plus, car il en souffrit cruellement pendant tout le siège. Il mourut assez jeune. Beaucoup de gardes nationaux ne purent résister à ce froid glacial qui nous arrivait de la plaine d’Ivry.
6. À propos de l’expression chien savant, je rappelle que la 5e compagnie du 21e bataillon était désignée sous le nom de la compagnie des Chiens savants, parce qu’elle était composée, en grande partie, de professeurs de l’Université, etc. Le chien savant, qui rappela la bataille de Leipsig, fut probablement feu notre camarade Beaussire, professeur de philosophie, car à la page 34 de son livre : La Guerre étrangère et la guerre civile, publié en 1871, chez Germer Baillière, il fait la description d’une fête célébrée en Bavière pour l’anniversaire de la bataille de Leipsig, fête à laquelle il assista avant la guerre de 1870 et dont il conserva la plus vive impression, parce qu’elle révélait une rancune haineuse contre la France.
7. Ce qui était vrai ; c’était un homme de valeur, pas comme avocat, mais comme écrivain.
8. Le même cri de douleur et de désespoir se retrouve dans le journal de presque tous les annalistes du siège :
Finis Galliae !
Finis Franciae !