CINQUIÈME SÉRIE

DU 7 DÉCEMBRE 1870 AU 4 JANVIER 1871

 

Continuation du siège

 

7 décembre 1870

 

Je peux à peine écrire ; je suis tout malade. J’ai passé la nuit du 6 au 7 de garde à la porte d’Italie, dans un courant d’air produit par l’ouverture perpétuelle de la porte ; j’ai su ce que c’est d’avoir froid. Mes doigts se sont noircis et crevés ; quant aux lèvres et à la poitrine je n’en parle pas.

 

Même jour, 7 décembre

 

Lettre de ma femme, lettre reçue en mars 1871 :

« Armentières, 7 décembre

« Mon ami,

« Ni lettres, ni cartes, ni dépêches ! rien ne te parvient donc ! car ce matin je reçois de toi une lettre-journal et tu ne me fais aucunement mention de mes envois ; tu sembles ignorer que Marie, partie de Péronne, est à Lagorgue, ce qu’elle t’a annoncé. Faut-il forcément vivre dans cette situation ? Que je souffre, mon pauvre ami, de cette cruelle séparation ; mais je prie, je pleure, et cela me soulage ; sans cela je ne sais ce que je deviendrais.

« Dis à mon frère, qui entre dans la compagnie de marche, que nous ferons une prière spécialement à son intention chaque jour. Qu’il s’unisse à nous. La prière n’a jamais déshonoré les courageux. Mon Dieu, quand donc nous regarderez-vous en pitié et nous délivrerez-vous d’un tel fléau ? Comment peut-il se trouver encore des gens incrédules ? Que leur faut-il donc pour leur montrer qu’au-dessus de tous les maréchaux, les généraux, il se trouve un Dieu qui peut seul donner la victoire et la paix ?

« Voici bientôt la fin de cette terrible année. Commencerons-nous l’autre sous de si tristes auspices ? Et pour nous, bien-aimé, ne pourrons-nous donc encore nous embrasser le 1er janvier.

« Que t’écrirais-je encore, mon bon ami, tout ce que j’ai dans le cœur ? Je n’ose le confier au papier, car où ira cette missive ? Dans quelles mains tombera-t-elle1 ?

« Au revoir ; ta femme ne passe pas un instant sans penser à toi.

« Ta femme triste et aimante,

« AMÉLIE »

8 décembre

 

Le cheval n’a pas été très rare depuis la bataille de Champigny, où plus de 1 500 chevaux auraient, paraît-il, été tués ; je l’ignore ; mais ce que je sais bien, c’est que depuis quelques jours je me suis bien régalé chez Duval de cheval bœuf-mode ; maintenant c’est fini, plus de coursiers à dévorer ; je me nourris de bœuf et de mouton salé. Le mouton ne me plaît guère ; je ne le mange que pour conserver un mari à sa femme et un père à ses enfants. Mon ami J... est terrifié de manger tant de viandes salées. La crainte du scorbut l’obsède. Il se tâte à chaque instant les mandibules et les humecte de miel rosat.

Paris se couvre d’une neige étincelante de blancheur ; il semble s’envelopper dans son linceul !

 

9 décembre

 

Grand chagrin. Mon colonel est mort.

Extrait de l’Officiel du 9 décembre :

« Le colonel de la Monneraye a succombé le 6 décembre aux blessures qu’il avait reçues le 2, au combat de Champigny. Ses obsèques auront lieu vendredi prochain à 9 heures, à l’église du Val-de-Grâce. »

J’étais allé le voir le dimanche 4 décembre au Val-de-Grâce. À peine avais-je fait passer ma carte, que le chirurgien entrait pour l’opérer. Le colonel me fit dire d’attendre ; après l’opération il me reçut quand même ; il paraissait moins ému que moi qui m’étais senti faiblir en entendant ses gémissements ; ma carte, toute maculée de sang, était sur son lit. « Comme je suis douillet », me dit-il, en me voyant entrer.

Cher et brave soldat, il avait, au contraire, subi avec un courage inouï une opération épouvantable. On lui avait fouillé affreusement le mollet droit pour en retirer une balle. Comme il n’avait pas voulu se faire endormir, la nature seule lui avait arraché des cris de douleur.

La note ci-dessus et une lettre reproduite plus haut font, pour ainsi dire, double emploi, sauf pour quelques détails ; or aucun détail, si petit qu’il soit, n’est indifférent, quand il s’agit des derniers moments d’un valeureux officier.

10 décembre

 

Extrait de ma lettre de ce jour :

« ... Mes bébés, vous ne verrez plus la tour Malakoff, que nous sommes allés voir au mois de juin dernier, et que vous regardiez avec de si grands yeux. Elle offrait un trop bon point de mire à l’ennemi dans la plaine de Montrouge ; on l’a abattue.

« On a fait une nouvelle quête pour le bien-être des gardes nationaux peu aisés de notre compagnie de marche ; chez trois gardes sédentaires on a reçu douze cents francs ; ça ne peut être que Lindet, notaire, et Thiellement, le marchand de bons macarons... quant au troisième camarade, nous en cherchons vainement le nom ! »

Je ne peux me rappeler sans émotion la bienfaisance de M. Lindet ; M. Thiellement était aussi très humain, comme l’indique la lettre ci-dessus, de plus excessivement complaisant.

Quand nous nous apprêtions à revenir du rempart, une tapissière de la maison de commerce Thiellement apparaissait comme une fée bienfaisante. Nous y jetions tout ce que nous avions de plus lourd dans notre équipement. Les gardes, un peu âgés, étaient d’autant plus satisfaits de ce bienveillant secours, qu’au retour de la garde aux remparts, ils n’étaient pas entraînés par le clairon et le tambour, comme à l’aller. De la barrière d’Italie au boulevard Saint-Michel, la course était longue, surtout au lendemain d’une nuit sans sommeil.

Dimanche 11 décembre

 

Je rencontre ma tante Alexandrine, tout effarée, un énorme paquet sous son châle. C’était une provision de pains ; « Il n’y a plus de farine, me dit-elle, j’ai couru bien vite chez le boulanger pour m’approvisionner de pain. »

C’est une panique générale au Quartier latin.

Lettre de ce jour à ma femme :

« C’est Mme X... qui est diantrement fâchée d’avoir quitté son mari. Elle rôde dans le quartier pour le rencontrer et l’apitoyer ; son Monsieur l’a plantée là ; dame ! au prix où est la viande ! En état de siège, la malheureuse n’a pas même de la vache enragée à manger ; le mari m’a demandé ce que je lui conseillais ; je lui ai répondu que, dans les circonstances terribles où on se trouvait, il pouvait en avoir pitié et la reprendre sans que son amour-propre en souffrît.

« Avant-hier j’ai avalé, au restaurant, du cheval de guerre, diantrement faisandé2 ; il avait dû être tué dans la bataille du 2 décembre ; aussi aujourd’hui je me suis payé, chez Foyot, du sanglier, s’il vous plaît ! J’y étais allé parce que ton père avait cru voir entrer, sur les minuit, chez ce restaurateur un bœuf splendide.

« Au dire d’un camarade, les vivres sont excessivement chers dans le Nord. Les pauvres femmes seraient obligées de vendre leurs bijoux ! S’il en est ainsi, vends tes boucles d’oreilles ; ça m’est égal, pourvu que tu me conserves les oreilles. Je t’envoie de plus 190 francs par pigeons voyageurs ; c’est un excès de précaution ; le bon cousin le trouvera peut-être fort ridicule ; mais si les Prussiens étaient à Armentières cependant !

« Ma tête est bien ferme, malgré cela je ne peux empêcher quelques papillons noirs de voltiger autour d’elle.

« À toi...

« P.-S. — Jules est désolé de savoir sa femme et ses enfants à Péronne. On prétend ici que l’ennemi ne peut manquer de l’attaquer d’un moment à l’autre. »

Lundi 12 décembre

 

On a reproché aux avocats d’être partout. C’est vrai ! mais au feu, comme partout ailleurs.

Voilà, en effet, ce que je lis dans mon Officiel :

« Les obsèques de M. Raoul Lacour, jeune avocat, volontaire au 4e zouaves, mort des suites de la glorieuse blessure qu’il reçut au plateau de Villiers, auront lieu ce matin, lundi 12, à midi précis, en l’église Saint-Eugène3. »

Ma lettre de ce jour, 22 décembre :

« Chère femme,

« ... Le Droit d’avant-hier a reproduit d’une façon très amusante une affaire de blessures par imprudence, dans laquelle je figurais comme avocat. J’ai défendu le concierge de la rue de la Sorbonne, numéro 6 ; tu sais, celui qui a les yeux rouges ; tu les trouveras encore plus rouges, car le pauvre homme a bien pleuré ; il a perdu ses fils et son gendre à Sedan, à Metz et au Bourget.

« Il était cité devant la 8e chambre de la police correctionnelle pour blessure par imprudence. Un chien terre-neuve, que lui a confié un locataire absent, a mordu le garde national T..., boutiquier, sans respect pour ses beaux galons de sergent instructeur. T..., sous la prévision de quelque famine, s’était muni de coqs et de poules, qui se servaient des marches de l’escalier comme de perchoirs. Le concierge, pas content, s’est chamaillé avec lui ! Malheureusement son terre-neuve a trop pris son parti et a mordu les parties charnues du boutiquier. Ce dernier réclamait devant la 8e chambre la vengeance des lois et 500 francs de dommages-intérêts. Mon client a été condamné à 25 francs d’amende et 25 francs de dommages et intérêts...

« Tout à toi. »

13 décembre

 

Les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Hier j’étais gai ; aujourd’hui je suis triste, très triste. Que de vide au logis ! Je me retire dans la chambre de mes enfants ; je crois les y voir et les entendre. Je me réfugie en Dieu. Comment font donc, quand ils souffrent, ceux qui ne croient pas en lui ?

Dernièrement au rempart, Bergaigne a émis devant moi un doute sur l’existence de Dieu ; « Ah ! je vous en prie, lui dis-je, gardez donc pour vous vos désenchantements ; moi, j’ai besoin de Dieu, surtout en ce moment. »

Quoiqu’ayant secoué Bergaigne de la belle façon, nous restâmes bons camarades et notre séparation, lors de son entrée dans la compagnie de marche du 21e bataillon, nous affligea grandement. C’était un garçon de grand mérite ; après le siège plusieurs de ses travaux furent couronnés à l’Institut ; je les saluai, sous la coupole, des applaudissements les plus énergiques. Il devint bientôt, et encore assez jeune, maître de conférences à la Sorbonne. Nos carrières étant différentes, nous cessâmes de nous voir.

Quelques années après je le rencontrai. Il venait de perdre sa femme, une femme très distinguée, fille de M. L..., professeur à mon vieux Louis-le-Grand. Sa tristesse était extrême. Il me prit les mains en m’adressant à peu près ces paroles : « Vous rappelez-vous ce que vous m’avez dit au rempart ; je vous en suis encore reconnaissant. » Je compris que l’idée de Dieu rendait sa douleur plus supportable. Quand, plusieurs années après, dans un voyage en Suisse, Bergaigne, en tombant, trouva la mort au fond d’un précipice, j’eus la consolation de songer que, dans cette horrible aventure, l’idée de Dieu avait encore pu rendre moins affreux son dernier moment.

14 décembre

 

Informations sur notre compagnie : 5e du 21e ; elle a pour limites, à l’est : la place Maubert et la rue des Carmes ; à l’ouest : le boulevard Saint-Michel ; au nord : la rue Saint-Séverin ; au sud : la rue des Écoles.

Capitaine : Béquet, imprimeur-lithographe ;

Capitaine en second : Vernay, libraire ;

Lieutenants : Jules Fourmage, lithographe, et Debladis, avoué ;

Sergent-major : Paul Delalain, libraire ;

Sergent-fourrier : Bosc, costumier des tribunaux ;

Sergent : Pasquet, relieur.

Gardes par rues :

Boulevard Saint-Germain : Chevallier, dix-huit ans, le plus jeune ; Bergaigne (camarade) ; Beaussire, professeur de philosophie à Charlemagne ; Goumy, journaliste, rédacteur en chef de la Revue de l’instruction publique (camarade), etc.

Boulevard Saint-Michel : Chassang, un savant ; Lindet, notaire, cinquante-huit ans, notre doyen ; Ditz, parfumeur, etc.

Rue des Écoles : Le bon papa Barré, architecte ; le cher ami Jolliot ; Marcou, professeur à Louis-le-Grand ; Lemoine, négociant en vins, etc.

Rue Saint-Jacques : Delestre, graveur ; Armand Fourmage, frère du lieutenant ; Mazure, marchand de cafés ; Meynal, professeur de troisième à Louis-le-Grand, etc.

Rue du Sommerard : Henri Delalain, frère du sergent-major ; Gazier, professeur ; Lorsignol, graveur ; Polyphème, hôtelier ; Pressard, professeur à Louis-le-Grand (camarade) ; Merlet, quarante-deux ans, professeur de rhétorique à Louis-le-Grand ; Sevrette, professeur d’anglais à Louis-le-Grand (camarade) ; Thiellement, fabricant de macarons, etc.

Rue Thénard : Aubert Hix, professeur à Louis-le-Grand ; Caro, quarante-quatre ans, membre de l’Académie française et professeur à la Sorbonne ; Palliart ; Rapine ; Salet père et Salet fils.

Rue de la Parcheminerie. — Gardette, serrurier ; Veryck, opticien (camarade), etc.

Rue Fontanes : Guiraud, avocat à la cour d’appel (camarade).

Rue de la Harpe : Job, sapeur, etc.

Rue de Latran : Descaves, architecte.

Rue Saint-Séverin : Sonnet, professeur.

Rue de la Sorbonne : Dabot, avocat à la cour d’appel.

La composition de notre compagnie était telle qu’il n’y avait pas moyen de s’ennuyer au rempart, même sans boire et sans jouer aux cartes ; que de conversations charmantes et fortifiantes pour le cœur et l’esprit.

C’était vraiment pour moi un bonheur et un allègement à ma solitude que d’être le compagnon, je n’ose dire le camarade, de M. Caro ; avec un peu de fatuité je l’aurais cru, tellement il était bienveillant et, par-dessus le marché, toujours le premier à se présenter pour les corvées.

C’est de M. Caro que parle Edmond Rousse dans ses Souvenirs du Siège, au samedi 17 décembre :

« Visite de M. C... de l’Institut, professeur à la faculté des lettres. Je lui avais écrit, il y a quelques jours, sans le connaître, pour lui demander le discours qu’il a prononcé à l’ouverture des cours sur la guerre actuelle. C’est un homme aimable et sympathique, causant bien, d’un esprit libéral et modéré. Il m’a apporté un article qu’il vient de publier dans la France sur les responsabilités de la guerre ; c’est un écrit des plus remarquables, sérieux, impartial et sensé... »

M. Caro était bien l’homme aimable, sympathique, dépeint par M. Rousse avec une véritable amitié. Du reste, M. Caro le lui rendait bien et il me le dit à moi-même quelque temps avant sa mort, alors que je l’accompagnais dans sa promenade habituelle, le long de la rue des Écoles, ensoleillée par les rayons de midi.

M. Caro a été enlevé, en juillet 1887, à l’affection de ses anciens camarades par une mort prématurée, mais il revit à nos cœurs, tel que nous l’avons connu, dans son beau livre : Jours d’épreuve !

MM. Merlet, Goumy et Beaussire sont morts dans ces dernières années, après une brillante carrière dans le professorat et dans la littérature, M. Beaussire en 1889, M. Merlet en 1891, et M. Goumy en 1892.

M. Chassang, érudit, et auteur d’excellents ouvrages d’enseignement, est mort également ; décédés aussi Meynal, Guiraud, etc.

Que de morts ! mais une consolation : l’ancien notaire Lindet, notre bon doyen, est toujours fidèle au poste... de la vie.

Lettre de ma femme du même jour 14 décembre :

« Cher ami,

« Encore une autre voie pour t’écrire, celle de Clermont-Ferrand, qu’un journal m’indique aujourd’hui. Dieu veuille que cette nouvelle voie soit meilleure que celle de Tours, inutilement employée jusqu’à ce jour. Les dépêches mêmes étaient envoyées à Tours, d’où partaient les pigeons voyageurs ; mais les messagers chargés des miennes ne sont malheureusement pas arrivés à bon port, puisque tu n’as rien reçu. C’est pour moi un grand chagrin ; quelques femmes de tes amis, m’as-tu dit, plus favorisées que moi, ont pu faire parvenir leurs missives ; je crains que tu puisses penser que je n’essaie pas de tous les moyens pour correspondre avec toi ; cela me désespère.

« Une carte reçue, il y a quelques jours, et dans laquelle tu me disais à bientôt, m’avait fait espérer que les combats près Paris se continueraient et auraient pour nous un bon résultat ; mais aujourd’hui tu me dis que l’on ne peut continuer à cause du froid. Ce contretemps va donc encore retarder notre réunion. Je prie pour que Dieu m’accorde tout particulièrement le don de force afin de supporter cette longue et pénible épreuve. Que je suis heureuse d’avoir confiance en lui ; sans cela je me laisserais aller au désespoir ! Trois mois déjà depuis mon départ ! Est-ce possible ?

« Dis bien à mon frère que moi, sa nièce et ses neveux prions pour lui... »

16 décembre

 

Quel tourment ! quelle angoisse ! en lisant l’Officiel où l’on annonce que Péronne, voulant se défendre, a arrêté deux officiers prussiens.

Voici la dépêche qui m’a tant fait souffrir en pensant à mes vieux parents de Péronne :

« Lille 5 décembre. — Deux officiers prussiens ont sommé Péronne de se rendre. Ces officiers, qui se donnaient pour les envoyés d’un corps d’armée qui les suivait de près, ont été emprisonnés. »

Il y a dans ma note une trace pénible de défaillance. Je ne voyais à ce moment que mes parents, mes amis d’enfance voués à la souffrance, à la mort, dans une petite forteresse incapable de résister un jour, je le croyais du moins ! Je me trompais, heureusement, puisqu’elle a su résister treize jours.

19 décembre

 

Feu le colonel de la Monneraye est porté à l’ordre du jour de l’armée. Officiel du 19 décembre :

« 122e de ligne. De la Monneraye, lieutenant-colonel, blessé mortellement le 2 décembre à la tête de son régiment, en lui donnant l’exemple d’une valeur au-dessus de tout éloge. »

 

21 décembre

 

On doit se battre rageusement, car de tout côté on entend le canon rugir.

 

22 décembre

 

Hier on a voulu reprendre le Bourget, mais malgré des efforts inouïs, cela fut impossible ; hélas ! Dieu n’est pas avec nous.

 

23 décembre

 

* Il y a quelques jours dans la vitrine d’un restaurateur, au Palais-Royal, près la boutique de Corselet, j’ai admiré les os énormes d’un éléphant ; ce ne sont pas, comme on me l’avait dit, ceux de l’éléphant du Jardin des Plantes, mais ceux de son collègue du Jardin d’Acclimatation.

 

24 décembre

 

Nuit de Noël. Onze degrés de froid sur la figure ; quarante et plus sur le cœur ; réveillon quand même chez un ami.

Un camarade de rempart vint m’inviter à faire réveillon chez lui ; j’acceptai pour ne pas rester seul chez moi à broyer du noir.

Nous mangeâmes trois plats de viande. Trois plats ! cheval, âne et chien.

Le gigot de chien était fort tendre, et cuit à point. Nous lui fîmes de l’honneur en le dévorant tout entier et en l’arrosant de vin de Vouvray.

On disait alors à Paris que les animaux, en cela supérieurs aux hommes, ne mangeaient pas leurs semblables, et que par conséquent, un chien ne touchait pas à un morceau de chien. ERREUR ! Notre amphitryon avait un caniche qui sautillait autour de la table. Il lui jeta un morceau de gigot, le caniche s’en délecta !

Dimanche 25 décembre

 

Noël ! triste Noël !

Ma cheminée est vide ; pas de souliers à mes petits trottinants ; pas de crèche, comme d’habitude ; pas de Jésus en cire ; pas de bœuf, pas d’âne ; ni rois, ni bergers ! mais si ma cheminée est vide, mon cœur ne l’est pas ; il est plein d’amour pour mes chers bébés, pour mon dernier surtout, que je connais à peine. Allons, résignons-nous et courbons-nous sous la main du grand maître !

 

26 décembre

 

* Enterrement d’un frère, blessé à mort au Bourget en ramassant un blessé. Tous les enfants de Saint-Nicolas, avec leurs blouses bien propres, accompagnent leur maître.

Pauvres petits ! Cinq d’entre vous devaient quelques jours après, dans votre école de la rue de Vaugirard, être à leur tour broyés par les bombes prussiennes !

27 décembre

 

La peau de mes doigts crève de froid. Pas de bois de chauffage ; l’investissement a empêché l’entrée du combustible. Le peuple arrache la clôture de l’immense chantier de la rue de la Sorbonne, situé devant mes fenêtres. « C’est très mal, me dit une vieille femme, moi je brûle ma commode. »

 

28 décembre

 

L’Officiel se plaint du désordre causé par le froid ; il a tort de grogner. Il faut être plus indulgent pour le peuple, qui, lui, n’a ni bois, ni charbon, afin de se chauffer ou cuire ses aliments.

Au club de l’École de médecine les orateurs excitèrent le peuple à brûler les bancs d’église, si le gouvernement de la paralysie nationale ne donnait pas au 1er janvier du bois en abondance. Le peuple résista à ces excitations4.

Il y eut cependant de grandes déprédations sur la rive gauche ; boulevard du Port-Royal, la clôture en planches d’un terrain fut arrachée, comme l’avait été celle du chantier de la rue de la Sorbonne, en face ma demeure. Sur ce même boulevard se trouvaient des water-closets en planches réservés aux mobiles. Ces chalets hospitaliers disparurent pendant la nuit et les pauvres moblots, le lendemain matin, furent obligés... coram populo et par un froid !!!

Même jour, 28 décembre

 

Lettre de bonne année à ma femme. Je tâche d’être gai pour lui remettre le cœur ; elle doit avoir besoin d’être remontée.

 

Même jour, 28 décembre

 

Après-midi, fracas épouvantable ! Serait-ce le bombardement de Paris ?

Appris le soir que les forts de l’Est, Noisy, Rosny, Nogent, le plateau d’Avron sont bombardés par les canons Krupp5.

Un bruit sinistre court : nous abandonnerions Avron !

La garde nationale de notre quartier est consignée sans limites.

 

30 décembre

 

L’évacuation d’Avron est annoncée officiellement.

Le découragement recommence.

Je rencontre, dans la rue de Rivoli, mon confrère du B... du G... Il me dit revenir d’Avron où pas mal de gardes nationaux ont été tués. Il ne sait pas comment il a pu échapper à l’avalanche infernale des bombes.

L’Officiel dit que le bombardement général va probablement commencer.

 

Même jour, 30 décembre

 

Des groupes se forment devant une affiche indiquant les précautions à prendre contre un bombardement de plus en plus probable. Effrayé, j’entasse mes bibelots, mes tableaux dans un cabinet noir, que deux gros murs s’entrecroisant protégeront suffisamment, je l’espère du moins.

Adieu mon portrait d’enfant qui, malgré ta mine mousue, me rappelais (sic) mon heureuse enfance. Adieu peintures, dessins, qui me mettiez de la gaîté dans les yeux, alors que je n’en avais déjà plus dans le cœur. Adieu ! Je n’ose dire au revoir.

 

Samedi 31 décembre

 

Mangé chez le camarade J... un gros moineau franc, entouré de champignons. Son fils l’a pris avec un trébuchet, traîtreusement placé sur son balcon. Il l’a guetté bien longtemps à mon intention et pour me remercier d’un cadeau de friandises.

J’adresse à mon père et à ma mère mes vœux affectueux pour leur bonheur sur cette terre ! s’ils y sont encore, hélas !

Nous sommes donc au cent quatrième jour de siège et au dernier de cette douloureuse année !

 

Dimanche 1er janvier

 

Nos étrennes ! Annonce officielle du bombardement.

Chaque citoyen est requis de préparer chez lui deux sacs pleins de terre, pour recevoir les bombes ; papa beau-père est obligé, dans sa maison de la rue Vaugirard, de faire curer son puits et d’y faire mettre deux seaux neufs.

Triste journée ! pas de femme, d’enfants pour m’embrasser et me souhaiter une bonne année !

 

3 janvier

 

La chandelle est hors de prix, je crois qu’on la mange !

Le chien monte de plus en plus dans notre estime !

La fourrière ne reçoit plus de chiens errants. Il n’y a pas une maison dans Paris qui ne leur offre avec joie une aimable hospitalité, dont ils sont fort peu de temps à goûter les douceurs.

On faisait une chasse terrible à tous les animaux, aux chiens surtout. Mlle Zénaïde Fleuriot, dans son livre Les Jours mauvais, raconte avoir vu dans la rue de Sèvres, à la porte d’un boucher, une queue de femmes, ayant pour la plupart des caniches, des roquets, dans leurs bras. Elles n’avaient pas osé laisser leurs chers toutous à la maison, dans la crainte de ne plus les retrouver à leur retour.

4 janvier

 

Ce jour écrit à Amélie.

« Mon amie,

« Je t’envoie encore vingt-cinq francs par ballon ; ce sont de petites étrennes pour les enfants.

« Le 1er janvier je me suis réveillé peu après minuit, et j’ai entendu la canonnade prussienne ; c’étaient nos étrennes que Messieurs de Prusse nous envoyaient sous forme de bombes ; mais ces bombes n’atteignaient que les forts extérieurs ; nous autres bourgeois, nous n’avons donc pu réellement en profiter.

« Je te le répète, le froid rigoureux arrête les opérations.

« Je ne me rappelle pas avoir vu un hiver aussi terrible ; non seulement il fait froid, mais il y a continuellement dans l’air de la brume et de la neige. Cette neige ne tombant pas toujours néanmoins vous suffoque toujours ; comment tenter quelque chose avec une pareille température !

« Nous continuons à manger du pain de campagne, contenant beaucoup de seigle ; c’est très sain ; on n’a nul besoin avec ce régime du petit instrument que je ne nomme pas et que tes bébés ont en horreur, les ingrats !

« La fête aux étrennes existe quand même ; les oranges sont remplacées par des pommes de terre. Entre les baraques se trouvent de chétifs tas de menu bois, que l’on vend très cher. Mon coiffeur m’a dit : “Je n’en ai pas acheté ; j’ai eu plus d’intérêt à brûler quelques vieux meubles.”

« Tout à toi... »


1.  Beaucoup de lettres tombèrent entre les mains des Allemands ; nos ennemis, au dire de Ludovic Halévy, furent fort étonnés de voir, surtout dans les lettres des épouses françaises, les plus charmants sentiments d’affection conjugale. Prenant au sérieux les imaginations de nos romanciers, ils se figuraient que la plupart des Françaises étaient des femmes adultères, ou tout au moins légères et évaporées.

2 Peut-être n’était-il pas faisandé et n’avait-il qu’un fumet exagéré ! Dans la brochure curieuse : La Cuisine pendant le Siège, l’auteur nous apprend que certains chevaux, probablement ceux integri corporis, répandent un fumet extraordinaire.

3 Huit jours après on enterrait un autre avocat, mort également à la suite de graves blessures, Paul Richard, sous-lieutenant au 6e bataillon de la garde mobile (Seine), frère de l’ancien ministre des Beaux-Arts.

4 Outre le club de l’École de médecine, toujours rougi à blanc, il y avait encore dans le Quartier latin celui du Collège de France. Là, au contraire, on avait comme la sensation de se trouver dans un appareil frigorifique. La température y était glaciale, et l’éloquence des orateurs à l’unisson.

5 Les canons d’Alfred Krupp, officier de la Légion d’honneur !!

Feu Alfred Krupp avait été nommé officier de la Légion d’honneur, pour son colossal canon d’acier fondu, joujou de l’exposition de 1867. La providence ne pouvait employer une façon plus cruelle de nous faire expier notre orgueil et notre vanité.