SEPTIÈME SÉRIE

DU 27 JANVIER AU 27 MARS 1871

 

Armistice — élections

Proclamation de la commune

 

Vendredi 27 janvier

 

L’Officiel annonce l’armistice. Le bombardement a fini, paraît-il, à minuit.

J’avais envoyé deux petits vases Rouen pour la vente faite à la Bourse, en faveur des bombardés. Mme Ferdinand Duval m’a remercié aujourd’hui de la façon la plus gracieuse.

Joie ! joie ! Je reçois de ma chère Amélie la dépêche suivante, déposée le 23 décembre à la poste d’Armentières : « Portons bien, parents restés à Péronne. »

Que sont devenus mes vieux parents pendant le bombardement de Péronne ?

 

28 janvier

 

À deux heures du matin, monté la garde, place du Panthéon. Un silence effrayant succède au bruit sinistre des bombes, au tapage infernal des forts, désormais muets. Le dôme du Panthéon se dresse fier, malgré ses blessures. La lumière blafarde des lampes à pétrole laisse apercevoir le chapiteau brisé d’une des colonnes de l’École de droit. « Ayez l’œil ouvert, me dit-on, des groupes d’émeutiers peuvent déboucher sur la place ; rentrez si vous en voyez et criez : aux armes ! »

C’est avec une rage sourde en effet que les projets de capitulation ont été accueillis.

Des camarades, envoyés aux nouvelles, reviennent et nous disent que le tocsin sonne à Belleville1. Que faire cependant ? Nous n’avons presque plus de pain et quel pain ! Je suis obligé d’arpenter énergiquement les trottoirs de la rue Soufflot pour faire descendre la paille d’avoine que j’ai avalée sous le nom de pain.

En descendant de garde, je me trouvai presque mal, tant j’ai été ému d’avoir vu de près les souffrances des pauvres gens qui faisaient la queue, devant la mairie, pour avoir des bons de bouillon.

 

29 janvier

 

Les conditions de l’armistice (hélas ! disons de la capitulation) sont dans mon Officiel. Le nombre a vaincu la valeur. L’Allemagne a triomphé grâce à ses nombreux enfants et cependant l’Officiel publie un article, qui semble vanter la doctrine de Malthus ! Le moment est vraiment bien choisi !

Entendu cette réflexion d’un monsieur, père de beaucoup d’enfants : « L’Allemagne ne refoule pas les êtres dans le néant ; elle a vaincu la France qui, dans les êtres anéantis, aurait peut-être trouvé un Bismarck ou un de Moltke. »

Réflexion sur cette réflexion :

Après l’armistice, je me trouvai, sur une impériale d’omnibus, assis près d’un sous-officier, revenu tout récemment de captivité. L’aimable garçon, tout joyeux, semblait humer avec bonheur l’air de la patrie recouvrée.

Au cours d’une conversation qui s’engagea bientôt entre lui et moi, il me dit : « Voulez-vous, monsieur, connaître la plus vive et la plus douloureuse de mes impressions pendant l’horrible guerre ?

« — Oui, sans doute.

« — Eh bien ! ce fut celle éprouvée par moi lors de mon entrée, comme prisonnier, dans la ville allemande de ***. Je faisais partie d’une grande troupe de captifs ; tous les enfants de la ville étaient accourus à notre rencontre.

« Jamais, monsieur, non jamais, je ne vis tant de gosses ; c’était un océan de gosses, presque tous à tignasses blondes, avec des yeux bleus, quelque chose comme, en juillet, un champ immense d’épis blonds et de bleuets ; à la vue de cette énorme armée de réserve contre mon malheureux pays, j’eus peur ! »

Dimanche 30 janvier

 

Le papa de Soye, directeur de La Semaine religieuse, a reçu la visite d’un obus ; ce doit être un obus protestant.

Une des verreries de Saint-Étienne-du-Mont a été abîmée ; à Saint-Séverin on a eu la précaution de démonter tous les vitraux du XIVe siècle. L’église a un aspect étrange avec ses clôtures de fenêtres en bois de sapin.

À la porte de Montrouge, assisté à la rentrée des troupes dans Paris. Elles semblent dire : il était temps que ça finisse.

 

31 janvier

 

Je reçois une seconde dépêche de ma chère femme. Quand verrai-je son écriture ?

 

1er février

 

J’ai (ce que je n’ai jamais fait) jeté au feu un morceau de pain, tant il était mauvais. J’ai préféré le détruire plutôt que de le donner et exposer un pauvre diable à être malade ; j’étais sûr à l’avance qu’aucun animal n’en aurait voulu, pas même la perruche de la petite Devrez, perruche qui, il y a un mois, dévorait avec tant d’amour le pain, déjà détestable.

C’est à peine si je puis écrire ces quelques lignes ; je suis seul, isolé, malade ; quelle chose atroce que la solitude, dans un pareil moment, pour un homme habitué aux bons soins de sa femme et aux caresses de ses petits enfants.

Oh ! la la ! messer venter !

Le pain m’ayant donné une violente colique, je fus obligé de m’étendre tout de mon long, le ventre fortement serré contre le parquet ; dans cette position humiliante, je me rappelais mon enfance, où si souvent je m’étais mis dans cette posture, pour avoir trop mangé de tartes à l’œillette blanche ou... de flamiches à porions. Ô poireaux de ma Picardie, combien n’ai-je pas soupiré après vous ; les Juifs n’ont pas soupiré plus ardemment après les oignons d’Égypte !

2 février

 

J’ai attrapé, au rempart, un rhume tel que la nuit je ne peux rester couché, car immédiatement après m’être étendu sur mon lit, je suis secoué par d’horribles quintes.

Vomi en voulant manger un potage très vanté, fait avec de l’osséine (extrait d’os pilés de cheval).

Que le diable emporte celui qui a fait cette belle découverte !

 

4 février

 

Les Delalain font déboucher leurs fenêtres.

Le pain est un peu moins répugnant.

Le Mot d’ordre, nouveau journal de Rochefort, publie un incroyable décret de Gambetta. Est-ce vrai ?

C’est ce décret qui déclarait inéligibles certains fonctionnaires de l’Empire et les anciens députés, nommés grâce à la candidature officielle.

5 février

 

Péronne s’est rendue aux Prussiens (Officiel du 5 février). Pauvre pucelle ! et mes malheureux parents ?

Le décret de Gambetta est vrai, mais le gouvernement de la Défense...

Je n’ai pas fini la phrase ; j’ai probablement voulu dire : le gouvernement va annuler ce décret ; il le fit, en effet, et Gambetta immédiatement donna sa démission de membre du gouvernement de la Défense.

Dans son Journal d’un voyageur pendant le siège, page 228, George Sand a écrit ceci de Gambetta : « La situation dépasse les forces de ce jeune homme, sans expérience de la vie politique et sans sagesse suffisante pour se méfier de lui-même. »

Gambetta mérita vraiment ce reproche le jour où il fit son décret attentatoire au suffrage universel.

Dimanche 6 février

 

Enfin ! Après cinq mois, je vois l’écriture de ma femme, dans sa lettre du 1er février. Tout le monde va bien ; très vive impression, en apprenant que mon petit dernier court comme un lapin ; hélas ! je n’ai pas vu ses premiers pas.

La lettre de ma femme du 1er février :

« Armentières, 1er février 1871

« Cher ami,

« Enfin, tu vas enfin recevoir de nos nouvelles directement et la cruelle privation que tu as eue à endurer, malgré toutes les tentatives que j’ai faites pour te l’éviter, va enfin cesser.

« Touchons-nous donc au terme de cette trop longue et pénible épreuve et Dieu daigne-t-il enfin jeter sur nous un regard de miséricorde ? Je l’espère ; nous ne cessons de le prier à Armentières.

« Dois-je t’avouer que, depuis cet armistice, je suis encore plus inquiète ; car, d’après une des clauses, vous restez seuls armés, gardes nationaux, pères de famille, pour le maintien de l’ordre. Cette clause m’a fait un mal horrible et me donne de bien tristes appréhensions. Au moins, mon cher mari, en mon nom, en celui de nos très chers petits enfants, ne t’expose pas inutilement ; fais ton devoir strictement.

« Je n’ai pas eu de tes nouvelles depuis la carte du 22 ; mais je vais en recevoir maintenant et des missives un peu plus longues, n’est-ce pas ? Dis à père qu’il m’écrive un mot un seul cela me fera grand plaisir. Donne-moi quelques détails sur sa santé, sur la manière dont il a supporté ces longs mois de privations. Et toi, n’éprouves-tu aucun dérangement d’estomac, aucune douleur rhumatismale par suite de tes gardes de nuit ? Mon frère Auguste, qui est des compagnies de marche, est-il compris dans l’armée active et par suite désarmé ?

« Les paquets de lettres que j’ai adressées vont-ils te parvenir ? Je le souhaite, car toutes elles te prouveront combien j’ai souffert d’être éloignée et combien mon cœur restait près de toi à Paris.

« Qu’il y a loin de la pensée que je m’étais faite de cet armistice à la réalité ! Je croyais qu’immédiatement tu allais pouvoir quitter Paris et venir nous retrouver. Mais hélas ! te voilà plus tenu que jamais ; à quand la réunion définitive ?

« J’ai été bien inquiète de papa et maman Dabot ; j’avais été privée de leurs nouvelles presque durant un mois, pendant les si graves événements passés à Péronne. Enfin, hier soir 31, un mot de ton père m’est parvenu après avoir été treize jours en route. Il disait simplement : « Chers enfants, nous sommes bien portants ; écrivez-nous, très laconiquement, pour nous donner de vos nouvelles, de celles de vos maris ; soyez tranquilles sur notre compte. »

« Que ce mot de l’écriture de papa Dabot m’a fait plaisir ! Remercions Dieu d’avoir protégé ton père et ta mère au milieu du plus affreux des bombardements ; il continuera, je l’espère, d’étendre sa protection sur toi, sur mon cher et bon père, sur toute la famille et permettra que nous nous retrouvions au complet.

« Ta femme, dont le cœur ne forme qu’un désir, celui de te revoir,

« AMÉLIE »

 

Cette lettre me fut remise, enveloppe ouverte ; en effet, aux termes de l’article 15 de la convention d’armistice, le service postal n’était organisé, entre Paris et les départements, que pour les lettres non cachetées.

Et encore le service postal ne s’appliquait-il qu’aux lettres récentes ; quant aux lettres arriérées, celles qui, expédiées de la province pendant le siège, n’avaient pu traverser les lignes allemandes, elles continuèrent à dormir pendant quelque temps encore. Petit à petit, les lettres de ma femme m’arrivèrent dans un aimable désordre de dates.

Même jour, 6 février

 

Quelques minutes après la réception de la lettre de ma femme, visite d’un monsieur d’Armentières. Ah ! nous ne sommes plus séparés du monde.

 

8 février

 

Élections pour l’Assemblée nationale, qui va statuer sur la paix ; on vote la mort dans l’âme.

 

Mercredi 9 février

 

Jour mémorable.

Mon beau-frère, J.D..., ayant obtenu d’un boulanger, à qui il avait rendu service, une livre de pain blanc, vient fraternellement m’en apporter un morceau.

C’est du pain, enfin du vrai pain.

Le pain blanc avait reparu dans la matinée du 8 ; mais c’était une grande rareté ; deux jours après, le 10, on pouvait s’en procurer assez facilement.

12 février

 

Grand régal ! je déjeune du pain et... du fromage ! Je n’en avais pas mangé depuis cinq mois.

Un jour, à la barrière d’Italie, le capitaine avait pu en obtenir, mais il fut distribué pendant que je montais la garde ; je rageai, mais je m’en passai ; je m’en passai... mais je rageai.

15 février

 

Du haut des remparts, où je monte la garde, je vois les Prussiens (maîtres, hélas ! de notre pauvre fort de Bicêtre) occupés à des travaux de défense. Ils placent des canons et les tournent du côté de la plaine2.

À 5 h 1/2 du matin, à moitié endormi, je sors des baraquements construits sur les courtines et entends une lugubre sonnerie qui m’étonne. Je ne reconnais pas une sonnerie française. Hélas ! c’est le réveil prussien !

Le sinistre sifflement des bombes, lorsqu’elles tombèrent pour la première fois autour de moi dans le Quartier latin, m’alla moins profondément au cœur que le son de cette trompette ennemie.

Bientôt des explosions terribles suivies de lourdes fumées ébranlent l’air et la terre. Les Allemands font sauter les torpilles semées autour des forts.

 

Même jour, 15 février

 

Reçu lettre de notre chère cousine, de Dourdan, Mme C...

« Qu’êtes-vous devenu, dit-elle, pendant le bombardement, qui faisait trembler les vitres de notre maison, si éloignée de Paris cependant ? Nous aurions pu compter les coups. Nous n’avons pas été trop malheureux ; nous n’avons logé qu’une trentaine de Prussiens. Peu de privations. Nous avons même été moins privés qu’en ce moment, où toutes nos provisions partent pour Paris. »

16 février

 

Reçu longue lettre de mon cher père. La lettre est du 10 ; elle n’a pas trop de retard :

« Péronne, 10 février

« Mon cher Henri,

« Hier seulement j’ai reçu tes lettres des 22 et 27 janvier. Nous nous portons, ta mère et moi, assez bien ; tu apprendras avec peine la mort de ton cousin L..., qui a succombé à l’épidémie régnante à Péronne. Oui ! nous avons perdu ce pauvre ami. Il y a beaucoup d’hommes en pleine vigueur qui meurent comme lui de la petite vérole ; ainsi, pour te citer quelques personnes de connaissance, M. B..., M. C...

« Tu vois que malgré tout le bonheur que nous aurions à t’embrasser, après une si longue absence, ce serait imprudent de venir en ce moment à Péronne.

« Si donc, ton beau-frère ou toi, allez retrouver vos femmes dans le Nord, ne vous arrêtez pas à Péronne ; vous attraperiez la maladie et c’est à peu près mortel chez les hommes.

« Nous sommes encore des heureux, quoique maltraités par le bombardement.

« Il nous reste deux chambres un peu épargnées, une pour des officiers prussiens et une pour nous.

« Nous avons été bombardés pendant quatorze jours. Figure-toi quatre-vingt-une maisons totalement brûlées et le reste, excepté trois ou quatre, broyées plus ou moins.

« Notre belle église est aussi bien abîmée ; la tour est criblée par les obus ; pendant l’incendie des planchers de cette tour et celui de la charpente qui soutenait les cloches, celles-ci ont fondu goutte à goutte ; les vitraux, notamment ceux de la chapelle de Saint-Fursy qui étaient à la dernière exposition, sont brisés. On dit la messe à la salle de spectacle.

« La maison de Nazareth, où était le dépôt de la régie, a flambé avec 180 000 francs de tabacs. De toutes les maisons de la place il ne reste que des décombres.

« L’hôpital est anéanti ; les malades sont à la caserne.

« Communique cette lettre à Jules, car j’ai du mal à écrire, ne pouvant le faire que de la main gauche3. Embrasse-le pour nous. Écrivez-nous souvent, car depuis le 5 de ce mois que L... est mort, nous sommes horriblement tristes. Il est décédé dimanche dernier à quatre heures du matin et à midi il était en terre... M. L..., conservateur des hypothèques, vient de venir chez moi pour me dire que tu semblais t’être toujours bien porté ; il m’a montré, en effet, un journal où on parlait d’une de tes plaidoiries pendant le siège ; il est fort inquiet de son fils, sergent dans les volontaires du 193e bataillon. C’est un de tes jeunes confrères, pourrais-tu avoir de ses nouvelles ?

« Ton père et ami,

« DABOT »

17 février

 

Place du Châtelet, je m’assieds sur un banc, près d’un monsieur bien mis qui tout à coup est pris d’un vomissement atroce ; quand il eut fini, son front était couvert de sueur. « Ne me prenez pas pour un ivrogne, me dit-il, j’ai tant souffert pendant le siège ! mon estomac ne peut supporter le soupçon de jambon que j’ai mangé à mon dîner. »

 

Lettre de ce jour à ma femme :

« Chère femme, tu m’écris d’Armentières qu’on s’y préoccupe beaucoup du mauvais esprit de Paris ; qu’on n’y est pas tranquille sur les projets des exaltés ; rassure-toi ; pour le cas de désordre, le gouvernement s’est, dans la convention d’armistice, réservé le droit de faire marcher douze mille hommes de l’armée, renforcée de trois mille cinq cents gendarmes. C’est bien assez, il me semble, pour faire sauter les lapins de Belleville. »

La province était perspicace. Le lendemain 18 février, on apprenait les résultats définitifs du vote de Paris, pour l’Assemblée nationale. Le parti exalté triomphait, la question sociale était agitée. En parlant de ces élections, les Débats disaient très justement : « Ce n’est pas une déclaration de guerre à l’Allemagne, mais à la société ; il s’agit beaucoup moins de la capitale que du capital. » Malheureusement beaucoup de bourgeois d’opinion modérée n’avaient pas eu, pour quitter Paris, la patience d’attendre le jour des élections.

Cette faute énorme dont la bourgeoisie eut, la première, cruellement à souffrir, mérite cependant quelque indulgence. Combien ne surent résister aux appels pressants de leurs familles exilées en province !

Vendredi 19 février

 

Je cingle vers le Nord et m’envole vers mes poulots, avec, hélas ! un laissez-passer allemand.

Je me trompais ; cette pièce requise pour traverser les lignes ennemies n’était nullement allemande ; elle portait bel et bien la signature du préfet de police, E. Cresson, un bon patriote français ; seulement les indications ordinaires des passeports étaient accompagnées d’une traduction allemande, tout à fait indispensable, puisque la pièce devait naturellement être vérifiée par des officiers subalternes allemands, dont beaucoup ignoraient la langue française.

Les négociations relatives à la confection des laissez-passer sont racontées par M. Cresson, dans une brochure fort émouvante : Les Premiers Jours de l’armistice. Trois voyages à Versailles (Paris, 1873, Alcan Lévy, éditeur).

Même jour, 19 février

 

À Saint-Denis j’aperçois les premiers Allemands, suivis bientôt d’une multitude d’autres. Ils n’ont pas l’air d’avoir pâti, d’avoir mangé du chien et du rat comme nous. Je ne suis pas longtemps sans voir les affreux dégâts matériels, occasionnés par la guerre. Près de Creil, le pont sur l’Oise étant détruit, je suis obligé de quitter mon wagon, de traverser une passerelle, ma valise à la main, et de remonter dans un train qui attend de l’autre côté de la rivière.

J’arrive à Amiens, rue des Trois-Cailloux, chez le cousin Petit. La maison est pleine de Germains. Ils s’y conduisent bien.

Dans la ville, les officiers, me dit-on, sont d’une insolence toute tudesque, pas pour les dames cependant4.

 

Dimanche 20 février

 

Je pars en voiture pour Corbie et traverse les champs de bataille de Querrieu et Pont-Noyelles, où mes amis du Nord ont combattu si courageusement et où la victoire leur a un peu souri, d’un pâle sourire, il est vrai ; j’y ramasse une enveloppe de lettre prussienne et des débris de cartouches. Que de ruines ! pauvre Picardie !

Arrivé à Corbie, j’allai visiter dans l’église de la vieille abbaye la cellule de sainte Colette, la célèbre réformatrice. Je lisais la vie de la sainte, affichée près de la cellule, et j’en étais arrivé au passage des douces relations entre Colette et Jeanne d’Arc, quand mon esprit, ravi par le souvenir de ces temps glorieux, fut cruellement rappelé à la triste réalité ; à ce moment en effet, devant la porte ouverte de l’église, des soldats allemands chantaient à tue-tête autour d’une table chargée de bouteilles5. Hélas ! faute d’hommes, nous n’avons pas eu une femme pour nous sauver. Le méritions-nous du reste ?

Les bonnes vieilles de Corbie me racontent leurs frayeurs pendant la longue bataille de Pont-Noyelles, et les souffrances qu’elles ont éprouvées au commencement de l’occupation prussienne. Quelle horrible chose que la guerre ! Comment l’Empereur a-t-il pu vouloir le droit de déclarer les hostilités ? Quel effrayant privilège !

À Corbie, je reprends le chemin de fer, interrompu entre cette petite ville et Amiens. Ouf ! je ne vois plus de Prussiens. Le soir je tombe à Armentières, dans les bras de ma chère femme et de mes petiots, que je n’ai pas vus depuis le 11 septembre. Ils sont là devant moi ! tous les trois, oui tous les trois ; que Dieu soit loué ! Que mon bon cousin Norbert Beun et son associée, la bonne Mme Roussel, soient bénis.

 

21 février

 

Avec le cousin, je vais voir un négociant de Lille, à qui je suis présenté comme un assiégé de Paris. Le pauvre homme était en train de manger un odorant bouillon, agrémenté d’un œuf poché ! « Comment, me dit-il, avez-vous pu capituler si vite ?

« — Dame ! parce que nous n’avions ni bouillon, ni œufs pochés. »

L’outrancier dont je parle était peut-être le seul dans son genre. Beaucoup de personnes, en effet, étaient plutôt disposées à trouver exagérée la durée du siège de Paris. Mais l’immense majorité, vraiment et sincèrement patriote, admirait la résistance de la capitale et me témoignait une ardente sympathie.

Les familles flamandes, quoique n’ayant pas eu à subir les angoisses de l’invasion, n’en avaient pas moins grandement souffert dans leurs enfants, les mobiles et les mobilisés de la vaillante armée de Faidherbe ; aussi s’intéressaient-elles vivement aux douleurs de Paris.

Qui a souffert ressent plus vivement les souffrances d’autrui.

12 mars

 

La joie, la fatigue, les privations de toutes sortes pendant le siège m’ont couché dans mon lit pendant trois semaines. Un excellent médecin d’Armentières, M. Vincent, m’a sauvé d’une foule de maladies : dyspepsie, diarrhée, aphtes, ramollissement du... non ! des gencives, enfin de toutes les maladies qui avaient couru dans le Nord à la suite de l’armée de Faidherbe. Je les gagnai les unes après les autres, sans en rater une seule.

Une de ces maladies provenait de l’absorption du pain gelé.

M. de Mazade dans sa Guerre de France raconte que, le soir des batailles de Querrieu et de Pont-Noyelles, nos malheureux mobilisés du Nord, habitués, pour la plupart, à toutes les aises de la vie, mangèrent pour se restaurer du pain gelé, rien que du pain gelé.

14 mars

 

Nous partons d’Armentières pour aller à Arras, chez Mme B... La ville, fort curieuse en ce moment, est pleine de soldats revenant de leur internement en Belgique. Ils se promènent avec leur costume mi-belge, mi-français.

En parcourant les remparts, j’aperçois à la fenêtre d’une grande construction M. Rouher... et sa calotte, sa femme et l’une de ses filles.

Ma stupéfaction fut grande de voir tout à coup surgir à mes yeux l’ex-vice-empereur.

Ce qui me le fit remarquer c’est qu’un Arrageois, posté sur le rempart, semblait l’interpeller, en faisant de grands gestes. Je ne pus savoir pourquoi M. Rouher était en prison à Arras ; j’appris seulement qu’il avait été arrêté à Boulogne-sur-Mer en descendant d’un paquebot, puis envoyé à Arras, chef-lieu du département ; son arrestation ne fut pas longue, du reste ; la permission de partir pour la Belgique fut bientôt expédiée de Paris ; M. Rouher en profita immédiatement, sans se faire prier.

16 mars

 

Je laisse ma famille à Arras pour courir à Péronne ; je n’y puis aller que seul à cause de l’état lamentable de la maison paternelle, que les bombes prussiennes ont broyée en partie. Je suis obligé de prendre à Albert une voiture de location, car le service de la diligence pour Péronne est interrompu. Je fais arrêter ma voiture pour parler à des ouvriers maçons, qui marchent en troupe et viennent de très loin travailler à la reconstruction de la malheureuse cité.

Avant d’entrer en ville je m’aperçois que les arbres du Quinconce sont abattus. Les Prussiens, me dit mon cocher, les ont coupés dans la crainte de voir Faidherbe venir leur reprendre la chétive forteresse qu’ils ont mis treize jours à prendre.

La tour de l’église se présente au loin percée à jour, trouée comme une écumoire. Les fortifications sont complètement intactes. L’ennemi n’a tiré que sur le centre de la ville. Au détour de la porte Saint-Nicolas, la maison de mon père apparaît ; un gros Prussien est suspendu à la sonnette.

Mon père est bien conservé malgré sa station de douze jours sur une chaise dans les casemates. Ma mère est vieillie ; deux grosses mèches blanches apparaissent dans sa chevelure, si noire aux Pâques dernières.

Trois chambres ont été à peu près épargnées par le bombardement ; nous nous y installons à douze ; un officier prussien, son ordonnance, six Polonais prussianisés et plus insupportables que de vrais Prussiens, maman et sa bonne, couchant toutes deux par terre sur un matelas, papa et moi. Rien de lamentable comme l’aspect de la ville ; l’église est en partie détruite ; un côté de la Grande Place est complètement incendié. Beaucoup de rues sont dans le même état.

Je visite la salle de spectacle qui sert d’église ! Il y a dans cette salle une exhibition de peintures profanes, cachées tant bien que mal sous des draperies.

J’erre désolé au milieu des murs calcinés de l’hospice.

Tous ces désastres ne peuvent, paraît-il, donner une idée des souffrances physiques éprouvées par les infortunés Péronnais, qui mouraient en grand nombre dans des casemates malsaines et qui cependant n’ont demandé à capituler que lorsque, depuis six jours, le canon de Faidherbe ne s’entendait plus.

Dans son livre : La Ligne de la Somme pendant la campagne 1870-1871, à la page 236, M. H. Daussy, alors bâtonnier de l’ordre des avocats à la cour d’appel d’Amiens (aujourd’hui premier président honoraire de la même cour), a rendu un juste témoignage de la courageuse résistance de la ville. Voilà ce qu’il en dit :

« Péronne est une des plus intéressantes victimes de cette guerre. Sa population a supporté les plus cruelles souffrances ; aussi la mortalité, dans les premiers mois après le siège, y a été effrayante ; tout ce qui était faible, caduc, succombait par suite des tortures endurées pendant le bombardement. La résistance de cette petite place pendant treize jours (28 décembre-10 janvier) étonne l’esprit. Il est difficile de concevoir qu’elle ait pu, dominée de toutes parts, écrasée de tous côtés, tenir aussi longtemps. L’incroyable opiniâtreté de la défense de Péronne a dérouté les combinaisons de l’ennemi, entravé gravement ses opérations et retardé la conquête de la ligne de la Somme. Le siège de Péronne fut pour les Allemands l’œuvre laborieuse de cette conquête, celle qui lui coûta le plus d’efforts. Dans la situation que les événements nous avaient faite, le seul but qu’on pouvait atteindre était d’attirer à soi et de retenir loin de Paris le plus possible des forces ennemies : plus que toute autre, la ville de Péronne a rempli cette tâche. Les douloureux sacrifices, que le patriotisme a imposés à ses habitants, lui donnent droit à la sympathique reconnaissance du pays ; et puisque dans cette guerre fatale, il ne devait nous rester que l’honneur d’une vaillante résistance, Péronne en peut revendiquer sa part et se montrer fière de sa ruine. »

18 mars

 

Retour à Arras.

 

27 mars

 

Je suis retenu à Arras depuis huit jours par les effrayantes nouvelles de Paris.


1.  Et aussi, je crois, à Saint-Laurent. Des groupes nombreux stationnaient devant l’église et protestaient contre la reddition de Paris.

2 Dans son remarquable ouvrage : L’Armistice et la Commune, le général Vinoy a parlé de ce travail des Prussiens, que j’ai parfaitement aperçu, mais que je n’ai pas bien compris. Voilà ce qu’il en dit à la page 27 et à la date du 18 février 1871 : « Au moment où l’Assemblée se préparait à discuter les termes et les conditions de la paix, l’ennemi prenait toutes ses dispositions pour être à même d’ouvrir, s’il le fallait, les hostilités contre la capitale. Il retournait à cet effet toutes les défenses des forts, dirigeant leur artillerie sur l’enceinte... »

3 À la suite d’un grand chagrin, mon père avait eu une attaque de paralysie, qui lui avait enlevé l’usage de la main droite ; mais il s’était appris à fort bien écrire de la main gauche.

4 À l’évêque qui venait demander la grâce d’un pauvre pâtissier, condamné à mort pour une vétille, ils répondirent : « Allez dire vos messes et ne vous mêlez pas de ce qui ne vous regarde pas. » (Marcel Poullin, Nos villes assiégées, p. 160.)

Le pâtissier fut exécuté.

5 Ils chantaient, très probablement, la chanson alors à la mode dans l’armée allemande :

 

Kokoriki !

Bonsoir les amis ;

Le coq gaulois

N’a plus de voix ;

Il se tient coi.

 

Kokoriki !

Paris ! Paris !

J’étais dans ton nid ;

Tu m’en as chassé ;

Maintenant me voici

Avec les amis

Pour t’écorcher.

(V. Charlot, Chansons des Allemands contre la France.)