DIXIÈME SÉRIE

DU 31 MAI AU 2 DÉCEMBRE 1871

 

Retour à Paris

Souvenirs de la Commune

 

31 mai

 

Mon retour à Paris avec passeport donné par le maire de Moret. Le chemin de fer ne va pas plus loin que Charenton, où les Prussiens sont installés comme chez eux. Je vais à pied jusqu’à mon Quartier latin. On ne me fait enterrer aucun cadavre, comme m’en avaient menacé les amis de Moret, qui trouvaient mon départ trop hâtif.

Affreux aspect de Paris néanmoins !

En passant devant le Palais de Justice, je ramasse un fragment du Moniteur, provenant de la bibliothèque des avocats et un acte de l’état-civil léché par les flammes ; cet acte concerne la famille de M. Glandaz, juge au tribunal de la Seine. Je remonte tristement le boulevard Saint-Michel ; les frondaisons de certains de ses arbres ont été hachées par la mitraille.

Mon cœur bat bien fort en rentrant chez moi ; mon concierge me dit qu’il a été obligé de se cacher dans un tonneau, pour échapper à la réquisition des gardes nationaux de la Commune.

Marie, ma cuisinière, me raconte qu’on a fusillé un garçon de quatorze ans qui était venu se fourrer sous ses jupes.

Ma femme m’a fait promettre de ne pas sortir le soir ; mais je ne puis résister à ma curiosité ; je vais rôder autour de mon pauvre palais.

Les ténèbres qui l’enveloppent lui servent à peine à cacher ses ruines. Tout à coup un sergent de ville me saisit et m’installe près d’une pompe ; il s’agit d’éteindre un jet de flammes qui vient de sortir des décombres fumants de la préfecture de police. Je suis obligé de pomper du bras gauche, mon bras droit étant imparfaitement guéri de son rhumatisme ; le bon gardien de la paix a pitié de moi et me relâche ; mais il m’a fait une rude peur, parce que, terriblement silencieux, il ne me dit pas pourquoi il se saisissait de moi ; craignant d’être pris pour un fédéré, j’avais senti une petite sueur me perler sur le front.

 

Matin du 1er juin

 

Dès l’aube du jour je cours comme un fou à travers les ruines.

À cet endroit de mes notes, je voulus parler de la colonne, si fière autrefois au milieu des airs, roulant maintenant par terre ses anneaux, comme un reptile infect ; mais trop ému, je ne pus rien écrire, rien raconter de mes douloureuses impressions ; je collai sur le papier une image la représentant dans son humiliation et j’écrivis simplement au-dessous ces mots :

Voilà ce que les gredins ont fait de la colonne.

Même jour, 1er juin

 

En rentrant chez moi, je reçois par la poste une lettre, que ma femme m’a écrite d’Armentières le 2 octobre 1870 ; cette missive, peu pressée, a mis juste huit mois pour m’arriver.

 

1er juin, après-midi

 

L’après-midi, sorti pour voir la maison de mon beau-père (rue de Vaugirard, no 7) ; elle est en bon état, mais tous les carreaux ont été réduits en miettes lors de l’explosion de la poudrière du Luxembourg, le 24 mai dernier1.

À ce moment, la porte cochère, quoique retenue par une énorme barre de fer, s’est ouverte d’elle-même. Mme Gaildreau, femme du dessinateur de L’Illustration, se trouvant dans l’atelier de son mari, a reçu un tableau sur la tête.

Quant à Marguerite, la cuisinière de mon beau-père, elle eut comme la sensation de s’enfoncer dans les catacombes.

* Une heure à peine après l’explosion, un fédéré fut passé par les armes sous les voûtes de la porte cochère. Les commères de la maison étaient alors dans la cour ; car elles n’osaient plus rester dans l’intérieur des appartements ; aussitôt qu’elles aperçurent l’homme entraîné par les soldats, elles accoururent toutes, sauf la bonne Marguerite, pour le voir passer de vie à trépas. L’une d’elles se donna le genre de se trouver mal, elle ne pouvait moins faire pour l’honneur du sexe sensible de la maison. « C’est épouvantable », criait-elle ; Marguerite qui la soignait lui dit : « Comment avez-vous pu vous régaler d’un pareil spectacle ! les soldats sont moins cruels que vous ; ils sont en ce moment hors d’eux-mêmes ; vous savez bien qu’à Montrouge plusieurs de leurs camarades ont été empoisonnés2. »

 

Lettre de ce jour 1er juin.

« Ma chère femme,

« Je suis arrivé à bon port hier, et suis venu à pied de Charenton à Paris ; nous avons été protégés d’une façon providentielle. La maison de ton père n’a nullement été endommagée ; notre appartement n’a pas souffert.

« Je suis allé voir la tante Alexandrine qui, pendant la lutte, s’est réfugiée au fin fond de sa cave. Elle est au comble de la joie ; car son curé, enfermé d’abord à Mazas, puis à la Roquette, lui a été rendu3. “Le pauvre homme, m’a-t-elle dit, était en rentrant à Saint-Séverin, plus blanc et plus effrayant que ma mère au lendemain de sa mort.”

« Il est arrivé pendant la grand’messe en vêtements civils délabrés. Personne ne le reconnut à la sacristie. “Je suis votre curé”, dit-il. Le premier vicaire, prévenu, accourut annoncer la bonne nouvelle aux fidèles. M. Moléon vint bientôt après, et adossé à la grille du chœur, il dit quelques mots à ses paroissiens4.

« De là je me suis dirigé rue du Temple, à l’Orme Saint-Gervais, chez M. Gautier ; comme tu le remarqueras, c’est sur le papier de sa maison que je t’écris. Pour m’y rendre j’ai dû passer devant l’Hôtel de Ville ; jamais plus extraordinaire image de la destruction n’est apparue sur terre. Sa Majesté la Populace a fort bien fait les choses.

« Au milieu de toutes ces horreurs, circulent les premières communiantes en blanc et les omnibus tout rouges de militaires. La vie à côté de la mort. Je suis tout étonné de voir M. Gautier tranquille auprès de ses ouvriers, ceux-ci battant le fer à qui mieux mieux. La plupart sont rentrés d’hier ; presque tous, en effet, s’étaient sauvés pour échapper aux violences des fédérés, avec lesquels ils ne voulaient pas marcher contre Versailles.

« La terreur de 1871 a surtout pesé sur la classe ouvrière. Les bourgeois, grâce à leurs ressources, ont pu s’y soustraire ; mais beaucoup d’ouvriers n’ayant plus d’argent après le Siège, ou n’ayant pas des patrons assez bons ou assez riches pour leur en prêter, ont été, bon gré mal gré, obligés de rester dans la bande des coquins cosmopolites, dont l’audace était inimaginable.

« Tout à toi. »

Vendredi 2 juin

 

Lettre de ce jour à ma femme :

« Ma bonne amie,

« Je suis allé aux Tuileries ; ce ne sont plus que vilains monceaux de débris, tandis que l’Hôtel de Ville conserve un air d’imposante grandeur. Le pavillon du Louvre, où se trouvait la bibliothèque, est complètement incendié. Des trésors littéraires sont perdus5 ; les galeries de tableaux sont, heureusement, épargnées ; c’est le principal ; non loin de ces ruines, encore d’autres ruines : celles du quai d’Orsay, de la Légion d’honneur, de la Cour des comptes, de la rue de Lille, de la rue du Bac. En traversant ces deux rues, j’entendais les malheureux habitants qui se lamentaient et se répandaient. en imprécations contre les pétroleuses6.

« Rentré chez moi j’ai voulu dîner ; je n’ai pu avaler qu’un peu de salade et encore les récits de mon ami Ch... m’en ont-ils rendu la digestion difficile ; ses enfants ont été, comme tu le sais déjà, très effrayés par l’explosion de la poudrière qui a sauté précisément au moment où Ch..., sa femme et sa petite famille descendaient à la cave. Le bruit les a, pour ainsi dire, stupéfiés ; bruit épouvantable et presqu’immédiatement suivi du bruit non moins effrayant de tous les carreaux de la maison se brisant et tombant sur le boulevard Saint-Michel.

« Cette pauvre famille a été obligée, comme la famille L..., de vivre quelques jours dans la cave. Ch... a couru personnellement un grand danger ; les insurgés, qui se tenaient sur la barricade de la rue Cujas, l’ont visé parce qu’il avait allumé une veilleuse pour coucher ses enfants7 ; il est vrai que cela lui était déjà arrivé et les fédérés l’appelaient l’obstiné du cinquième.

« Vais-je pouvoir dormir, cette nuit ?

« Tout à toi. »

 

« P.-S. On sonne ! c’est le vitrier ; il vient remettre les carreaux cassés. Oh ! la bonne aubaine. Les carreaux sont très rares et les vitriers ne veulent travailler qu’à des prix exorbitants ; du reste je n’en ai pas eu beaucoup de brisés, ma cuisinière ayant eu la précaution de les couvrir de bandes de papier entrecroisées. Malheureusement cette brave Marie s’est servi, pour faire ses bandes, des numéros du journal l’Officiel, que la Commune m’a toujours fidèlement envoyé ; comment pourrai-je jamais le retrouver ?

« On sonne encore ; ce sont deux chasseurs de Vincennes. Ils viennent visiter l’appartement, pour savoir s’il n’y a pas d’armes cachées. Je leur offre un bon verre de vin ; ils n’osent l’accepter, car on leur a, par crainte d’empoisonnement8, formellement recommandé de ne rien prendre. Je les suis dans leur visite aux appartements de la maison. Ceux de M. Hermitte et de Mme Royer-Collard sont criblés de balles. »

Même jour, vendredi 2 juin

 

Au nom d’Amélie, je vais à Saint-Étienne mettre un cierge sur le tombeau de sainte Geneviève9.

L’église est toujours aussi belle ; les vieux vitraux laissent passer gaiement et chaudement la lumière, en la colorant de mille façons ; seul le vitrail de l’apocalypse a souffert. Lors de l’explosion de la poudrière, le panneau central sauta et s’abattit broyé sur le toit inférieur des chapelles. Dans ce panneau était représenté l’Agneau, ouvrant, sur les genoux de l’Éternel, le livre des Sept Sceaux ; tout en haut, tout en haut, près des grandes orgues, manque un autre vitrail, celui-là brisé depuis longtemps par un obus prussien.

Après la fuite du curé10 et du premier vicaire, le second vicaire, M. Gaultier de Claubry, resta chargé de l’administration paroissiale. Homme de tête, il ne la perdit pas au milieu des situations les plus critiques ; deux fois il fut arrêté avec plusieurs de ses confrères. Le bedeau et le sonneur furent aussi persécutés et poursuivis jusque dans le clocher. Le bedeau fut même, un dimanche, appréhendé pendant les vêpres par les camarades du 151e, qui trouvaient tout naturel le cumul des fonctions de bedeau et de garde fédéré. À force d’énergie il sut échapper à ce mélange du sacré et du profane ; bien heureusement, car le 151e se souilla de l’assassinat des dominicains d’Arcueil.

Il est regrettable que M. Gaultier de Claubry n’ait jamais voulu écrire ses aventures pendant l’insurrection de la Commune. J’ai pu insidieusement lui en arracher quelques bribes ; dans le quartier j’ai appris le reste. Je lui présente toutes mes excuses pour mon indiscrétion ; je compte ferme sur mon absolution.

Or donc, le 24 mai, jour de la terrible lutte sur la montagne Sainte-Geneviève, les gardes nationaux fédérés vinrent le saisir à la sacristie de Saint-Étienne, en même temps que l’abbé Durutte11 et un autre vicaire dont je ne me rappelle plus le nom ; ils voulaient à toute force les enrégimenter et les faire se battre contre les infâmes Versaillais dont certains bruits, peu éloignés, d’artillerie et de fusillade annonçaient l’approche. « Non, non, dit énergiquement M. de Claubry ; nous avons pour mission de sauver les gens et non de les tuer, menez-nous à votre chef. » On les conduisit devant le colonel fédéré Lisbonne :

« Citoyen, lui dit l’intrépide vicaire, on veut nous mettre des fusils dans les mains ; comme prêtres, nous ne pouvons et nous ne voulons pas nous battre ; nous avons, du reste, en ce moment bien autre chose à faire que de nous battre ; la petite vérole sévit affreusement dans le quartier, les morts restent dans les maisons, abandonnés sans sépulture. Par crainte de la peste, nous avons, le commissaire et moi, décidé de transporter tous ces morts dans la crypte de Saint-Étienne ; mes confrères doivent m’aider. Mon père, professeur à l’école de pharmacie, a déjà préparé les désinfectants de façon que les cadavres puissent rester plusieurs jours sans être enterrés, puisqu’en ces jours de bataille il est impossible de les conduire aux différents cimetières.

« — Bien, bien, dit Lisbonne, s’il en est ainsi, c’est différent ; allez à l’entresol de la mairie, où sont réunis en ce moment les commissaires de police de l’arrondissement, je m’en rapporte à eux pour décider de votre sort. »

Voilà les trois prêtres conduits à la mairie par quatre hommes et un caporal. On arrive à la porte ; on s’arrête. M de Claubry dit alors à ses conducteurs : « Menez-nous donc à l’entresol où sont les commissaires. »

Immédiatement l’un des hommes répond : « L’entresol ! qu’est-ce que c’est que ça, l’entresol ? j’connais pas ça ; j’arrive du M... ce matin pour piller Paris. »

Cette confession, dépourvue d’artifice, n’était pas faite pour rassurer les prisonniers. On y grimpe tout de même à l’entresol, et on y trouve en effet les commissaires qui rendent immédiatement la liberté aux trois vicaires afin de leur permettre de remplir leur funèbre mission.

MM. de Claubry et Durutte, avec les plus grandes difficultés et à travers mille obstacles, accumulés pour défendre le Panthéon, réussissent seuls à rentrer dans Saint-Étienne. Ils auraient pu s’enfuir et échapper ainsi aux dangers qu’ils s’attendaient bien à retrouver dans l’église continuellement envahie ; mais c’eût été manquer à la parole donnée. À peine y rentraient-ils que des Vengeurs de Flourens se précipitent sur eux, les saisissent et derechef veulent leur mettre des fusils dans les mains.

M. de Claubry veut leur expliquer que les commissaires de police viennent de les mettre en liberté pour s’occuper des morts du quartier ; il montre son laissez-passer. Mais ils ne veulent rien entendre et l’entraînent avec M. Durutte à une des barricades de la rue Soufflot ; ils les remettent entre les mains du chef de la batterie, avec recommandation de faire travailler les deux soutanes ; ce chef de batterie le leur promet ; comme il était intelligent, il voit immédiatement quel parti il peut tirer de ces deux recrues que rien ne paraît intimider. Pour relever les blessés et les porter à l’ambulance à travers l’ouragan de plomb, tant à découvert, sans l’abri des barricades, qui pouvait mieux se dévouer que les deux soutanes ?

« Vous ne vous battrez pas, leur dit-il, mais vous porterez nos blessés à l’ambulance de la rue Soufflot. »

Puis, sans doute pour ne point paraître attacher des aumôniers à sa batterie en chargeant exclusivement ces prêtres de relever les blessés, il leur ordonne de faire une distribution de cartouches.

La veille ou l’avant-veille un vieux prêtre, habitué de Saint-Étienne, que tout le quartier Saint-Marceau vénérait à cause de son infinie bienfaisance, fut obligé de mettre un pavé à la barricade de la rue Cardinal-Lemoine, afin de pouvoir passer et aller rue Mouffetard consoler ses malades. Il s’y résigna ; les deux jeunes vicaires se résignèrent comme lui ; ils ne virent qu’une chose : la faculté inespérée de pénétrer sur cette place sanglante du Panthéon où tombaient broyés tant d’enfants du quartier, égarés ou contraints à se battre, et de pouvoir, en les relevant, tourner vers Dieu leur dernière pensée, les réconcilier avec lui et la société, sauf à mourir avec eux, frappés de la même balle, hachés par le même éclat d’obus.

Les voilà donc, prêts au sacrifice, au milieu d’une grêle de balles, que l’armée régulière leur envoie généreusement. Entretemps un garde national tombe à côté de l’un d’eux, qui le porte immédiatement au numéro 3 de la rue Soufflot, c’est-à-dire à l’ambulance du docteur Coffin.

Celui-ci, pour sauver le prêtre, le retient à son ambulance et lui met un tablier d’infirmier ; pour sauver également l’autre prêtre qui distribuait ses cartouches, il court courageusement le prendre près de la rue Saint-Jacques et l’entraîne avec lui. Les fédérés, qui appréciaient les bons services des deux calotins, comme ils les appelaient, entrent en fureur et vont se plaindre à Lisbonne. Bientôt un fédéré se présente à l’ambulance en réclamant les deux curés de la part du colonel Lisbonne. C’est au tour du docteur à se mettre en colère ; il va trouver Lisbonne et lui dit : « J’ai besoin des deux prêtres comme infirmiers ; seul je ne peux tout faire à l’ambulance où vos blessés arrivent en grand nombre ; je vais être obligé de tout laisser là.

« — Bon, bon, dit encore Lisbonne, comme une heure auparavant, gardez-les ; mais signez-moi un reçu de deux curés, en vous engageant à me les remettre à première réquisition. »

Et aussitôt M. Coffin de libeller un reçu conçu à peu près en ces termes : « Reçu deux curés avec engagement de les représenter à première réquisition. »

Après la prise de la mairie par l’armée, ce reçu fut retrouvé sur une table, rendu au docteur Coffin et donné par lui immédiatement au fils d’un de ses bons amis, un officier, qui le suppliait de lui laisser une pièce si originale.

Je prie mes lecteurs de me pardonner cette longue digression ; je ne pouvais me dispenser de donner ces détails indispensables à l’histoire du Quartier latin pendant l’insurrection de 1871.

Samedi 3 juin

 

Chaleureux bonjour à la vaillante tante Duremer ; son appartement de la rue Mouffetard, au coin de la rue Monge, n’a pas eu à souffrir. Les balles n’ont pas daigné le visiter ; elle avait pendu l’image du Sacré-Cœur à l’endroit le plus exposé de son salon, en angle. « Si je suis tuée, disait-elle, je mourrai en bonne compagnie. »

Je dis la vaillante tante Duremer ; en effet elle n’avait pas eu peur pendant la Commune, quoiqu’en plein quartier Mouffetard. Elle alla régulièrement chaque jour entendre la messe de neuf heures à Saint-Médard jusqu’au 16 avril, jour où l’église fut fermée ; souvent elle était houspillée par les fédérés, mais ceux-ci trouvaient à qui parler, car elle avait une langue des mieux affilées ; quand, un certain dimanche, allant à la grand’messe, elle arriva avec son magnifique schall brodé, couleur jonquille, devant le portail de son église, elle fit sensation parmi les gardes nationaux beni-mouff-mouff, rassemblés à cet endroit ; le capitaine lui dit en s’inclinant : « Passez, madame la marquise12. »

Ces gardes beni-mouff-mouff n’étaient pas toujours disposés à rire. Ils arrêtèrent le curé de Saint-Médard, M. de Geslin, le frère du général ; à la décharge de la Commune, il faut dire bien vite que cette arrestation ne fut pas maintenue.

Même jour, 3 juin

 

Rue Pierre-Levée, visite à mon ami X... ; quelques dégâts chez lui ; car il a reçu une autre visite moins affectueuse que la mienne, celle de plusieurs obus venant du Père-Lachaise.

La Commune lança du Père-Lachaise ses derniers coups de mitraille ; les fédérés n’y regardaient pas de si près, ils envoyaient leurs obus sur Paris, dans le tas.

Même jour, 3 juin

 

* J’achète une lithographie, où se trouvent les portraits13 de tous les membres de la Commune, émergeant d’un fouillis de scènes empruntées à l’histoire de l’émeute ; à l’angle supérieur droit se voit la chaire de l’église Saint-Séverin, dans laquelle pérore une femme.

Lettre de ce jour 3 juin à ma femme :

« Ma bonne amie,

« La cour a siégé aujourd’hui en assemblée générale pour la réouverture des audiences. La séance, horriblement triste, a été levée après la prestation de serment de plusieurs magistrats.

« En sortant de l’audience, mes confrères et moi nous nous sommes mis sur deux rangs ; les conseillers ont passé au milieu de nous. Le conseiller Labour s’est approché de moi, tout en marchant, et m’a montré sa toque entourée de bouts de fil pendants. Tous les galons avaient été enlevés par les fédérés pour en orner leurs képis ou leurs vareuses.

« Quand on prend du galon on n’en saurait trop prendre.

« Beaucoup de mes confrères étaient sans robe, car le plus important des trois vestiaires du Palais, le vestiaire Fontaine, est entièrement brûlé14. Le vestiaire Bosc, où se trouvait ma robe, a été épargné.

Les pétroleurs ont bien mis le feu au cabinet de lecture qui se trouvait en face ce vestiaire, les flammes s’y sont précipitées et ont détruit quatre robes ; mais grâce à un très prompt secours, elles n’ont pas fait de plus grand dégât. Ma costumière ne pouvait parler, tant elle était émue de tout ce qui s’était passé. Elle me montra des cendres qui s’étaient amoncelées au pied de ma robe.

« Nous nous sommes tous rendus, après la séance d’ouverture, dans la salle des pas perdus. Les larmes nous sont venues aux yeux en contemplant les voûtes carbonisées. Jamais nous ne l’avions vue si magnifique et si vaste. L’incendie, en la débarrassant de sa forêt d’étais, en a pour ainsi dire doublé les proportions ; quel horrible chaos ! Par un bonheur providentiel, nos chambres civiles ont été à peu près conservées. La première chambre enfumée n’en est que plus belle ; car le trop grand éclat des dorures nouvelles se trouve heureusement amorti.

« Je fus obligé de passer par un chemin impossible, pour aller à notre bibliothèque, dont le tiers est consumé. Nous regrettons surtout deux belles collections de La Gazette et du Droit. Je fus très satisfait de revoir un bronze fort beau, représentant un ancien et célèbre avocat au parlement de Paris.

« Nous avons encore été, en somme, assez heureux et nous nous consolons philosophiquement, en regardant les ruines autour de nous. Cour de cassation, bibliothèque des avocats à cette cour, cours d’assises inaugurées l’année dernière, tout est anéanti sauf les gros murs.

« Au milieu de toutes ces ruines, s’élève intacte et pimpante la Sainte-Chapelle, avec ses clochetons, que les flammes ambiantes ont léchés, sans pour ainsi dire oser les défraîchir. La portion épargnée par le feu est si belle que la plainte envers la Providence serait presque criminelle.

« Amitiés à toute la colonie parisienne de Moret.

« Tout à toi.

« Post scriptum. Je ne crois pas que l’on plaide d’ici quelques jours ; je vais m’en assurer afin de pouvoir venir à Moret, avant la fin de la semaine.

« Je suis allé, avec un ancien compagnon d’armes, à Triel, à huit lieues de Paris. Devant moi, son jardinier a ramassé un coupon d’obligation de la ville. Les vignerons en trouvent à chaque instant au milieu de leurs vignes. »

4 juin

 

* Appris avec une grande douleur la mort de l’abbé Sabattier, vicaire à Notre-Dame de Lorette. Pendant un séjour de mes parents à Paris, l’abbé Sabattier a fait faire la première communion à feu ma chère sœur Céline ; nous l’aimions bien dans la famille ; il a été massacré rue Haxo ; je conservais déjà, comme un souvenir, le prix de catéchisme donné par lui à Céline ; je le garderai maintenant comme une relique15.

Appris avec non moins de douleur la mort de l’abbé Planchat, prêtre admirable, dévoué aux apprentis ; il était de la société des Frères de Saint-Vincent-de-Paul, organisée par M. Leprevost pour la direction des œuvres ouvrières ; sa mort me reviendra souvent à l’esprit, car il était aumônier du patronage de la rue des Bois, fondé avec le gain d’un procès, par Mme E..., ma charitable et sainte cliente. Le bon ami des apprentis fut également assassiné rue Haxo16.

 

6 juin

 

La préfecture de police, détruite par le feu, s’installe chez les pompiers, en face le Palais de Justice.

Je retourne à notre bibliothèque en ruine, pour presser la main de M. Nicolas17 ; il a courageusement disputé au feu nos chers bouquins. Après les avoir jetés par la fenêtre du bâtiment, prêt à s’enflammer, il les a remisés dans la crypte de la Sainte-Chapelle, comme dans un asile inviolable.

 

7 juin

 

Le bourdon de Notre-Dame remplit le Quartier latin de ses sons lugubres. La foule sort de ses demeures et descend sur les quais. Je cours vers le pont de la Cité où doit passer le convoi de Mgr Darboy et de Mgr Surat. Des troupes défilent en jouant des marches funèbres.

Aux mugissements du bourdon les petites cloches de Saint-Séverin mêlent leurs gémissements ; celles de Saint-Nicolas-du-Chardonnet semblent également pleurer.

Enfin, voilà le char de Mgr Darboy ; il est traîné par six chevaux richement caparaçonnés.

Sur la bière, couverte de velours noir, sont posés la mitre et les vêtements sacerdotaux. La croix pectorale et la crosse, portées par des diacres, précèdent le corbillard.

Puis vient le char de Mgr Surat, ancien directeur du couvent du Sacré-Cœur de Conflans. Ma sœur Marie, élevée dans cette maison, m’a souvent parlé de lui, de son grand cœur, de sa haute intelligence.

La douleur se lit sur tous les visages.

Le service se fait à Notre-Dame, où je ne puis pénétrer, malgré tous mes efforts, tant l’affluence est grande sur la place du parvis.

* On me dit : « Tony Moillin a été fusillé au Luxembourg, parce qu’au 18 mars il a flanqué Hérisson à la porte de la mairie du sixième.

« — Qui c’est Tony Moillin ?

« — Mais le docteur Tony Moillin !

« — Ah ! oui, je me rappelle, celui qui avait une clinique dans la rue de Seine, tout près de chez moi, presqu’en face le passage du Pont-Neuf, une clinique pour les maladies d’yeux.

« — C’est ça.

« — Qui fourrait des étoiles de taffetas d’Angleterre jaune autour des yeux de ses malades et rendait les femmes si laides ?

« — Oui. »

Pauvre malheureux docteur, qu’allais-tu faire dans cette galère !

 

9 juin

 

Je suis allé serrer la main du directeur de La Semaine religieuse, mon cher ami de Soye ; il a été obligé de fuir parce que les communards, en se saisissant de l’archevêque, ont trouvé sur son bureau une lettre dans laquelle de Soye le prévenait qu’on allait l’arrêter.

* De Soye fils a grimpé au Panthéon il y a quelques jours. Sur le mur circulaire qu’entoure la colonnade, il a vu, creusés au couteau, ces mots mystérieux :

 

Ici un brave a versé son sang.

 

Au-dessous se trouvait une énorme flaque de sang coagulé, sang d’insurgé, sans aucun doute.

Tout récemment j’eus le désir, avant de faire imprimer mes notes, de voir cette inscription douloureuse. Je me disais : « Après vingt-quatre ans je ne la retrouverai sans doute pas ! »

Mais je la retrouvai, avec quelle émotion ! inutile de le dire. Elle est en grands caractères, écrits fiévreusement ; le mot : brave est incorrect, le v est reproduit deux fois :

ICI — UN — BRVAVE A VERSÉ SON SANG.

Il était là, le fédéré, derrière l’une des deux colonnes qui font face à la rue Soufflot, merveilleusement posté et pour envoyer la mort et pour la recevoir.

Mercredi 14 juin

 

J’ai replaidé aujourd’hui : je n’avais pas plaidé depuis le 8 février ! Quelle joie de pouvoir se remettre au travail. Algarade du premier président à quelques avocats moustachus. Adieu nos longues moustaches de guerre !

 

Vendredi 16 juin

 

Promenade aux environs de Paris ; à Robinson, j’entre dans un pavillon abandonné, sans porte ni fenêtres ; il a dû servir de poste aux assiégeants. Les murs sont pleins d’inscriptions allemandes et françaises ; l’une d’elles est une lamentation d’un guerrier, bon enfant, moins altéré de sang que des joies du paradis de Mahomet et bien désireux d’entrer à Paris, pas pour y massacrer des Parisiens, encore moins des Parisiennes.

À côté une énorme inscription à la craie de quelque docteur en morale : c’est ici que les p... oupées de Paris viennent se faire dégraffer.

Le bon apôtre me semble connaître les bons endroits de l’immonde Babylone moderne, même ceux extra muros.

À Clamart, sur les murs du moulin de pierre, où les Français sont venus souvent combattre avec héroïsme, une main ennemie a crayonné ces mots cruels : « Français, tu n’as pas su tenir ton drapeau. »

Au-dessous ces autres mots écrits par une main française : « Patience, vilain Prussien, tôt ou tard, le jour de la vengeance arrivera. »

 

26 juin

 

* Régère a été arrêté rue de Choiseul, à l’hôtel des Italiens.

F..., le capitaine communeux de ma compagnie, vient aussi d’être arrêté. « Quel malheur, me dit le camarade qui m’apprend cette nouvelle, quel malheur ! Sans cette Commune, F... aurait été bien sûr décoré. »

Ce camarade faisait allusion à la conduite de F... quand le 134e se colleta sur les remparts avec mon 21e (voir ma note du 31 mars). Le conseil de guerre devant lequel F... comparut, comme inculpé de participation à l’insurrection, lui tint grand compte de cette conduite et ne le condamna qu’à huit jours de prison.

28 juin

 

Les affaires ne reprennent pas. On plaide à peine dans un palais en ruine. C’est splendide d’horreur ; notre salle des pas perdus, à moitié écroulée, attire une pléiade d’artistes.

On les voit se pâmer d’admiration devant les échancrures de la voûte, à travers lesquelles apparaît, bleue et lumineuse, une autre voûte, celle des cieux.

 

1er juillet

 

Mon confrère Bertrand Taillet18 est nommé chevalier de la Légion d’honneur ; de concert avec le commandant Durouchoux et Vrignault, le vaillant rédacteur en chef du Bien public, il a réussi, à la tête d’une cinquantaine de gardes nationaux anticommunards, à préserver le quartier de Saint-Thomas-d’Aquin, contre la rage des coquins, qui, à deux pas, incendiaient les rues de Lille et du Bac. C’est à côté de Bertrand Taillet que Durouchoux fut tué, en voulant empêcher les fédérés de construire une barricade.

 

17 juillet

 

Ce matin, appris indirectement une nouvelle bizarre. La tante Alexandrine connaît depuis longtemps, dans notre quartier, une jolie concierge dont les fédérés ont fait une cantinière ; prise dans la rafle, elle a prié ma tante de me demander si je consentirais à plaider pour elle. Cette tante fantastique n’a pas voulu m’en parler, craignant que je ne me perdisse de réputation, en plaidant pour une communarde ; bien plus elle s’est empressée de lui choisir un autre avocat, dont elle a payé les honoraires !!

Voilà un échantillon de l’horreur que les fédérés inspiraient. Les gens de modeste condition, au milieu desquels vivait ma tante, rue des Prêtres Saint-Séverin, leur en voulaient tout particulièrement, parce qu’ils avaient souffert plus que d’autres. Dans sa Semaine de mai, M. C. Pelletan cite une femme de chambre qui, rue Mazarine, s’amusait avec un bâton à remuer une cervelle d’insurgé en criant : « Regardez donc cette sale cervelle de communard. » En un autre passage de son livre, page 226, il parle de la foule, qui insultait les fédérés à leur sortie du Châtelet, où se tenait une cour martiale ; or, cette foule était, ainsi qu’il le constate, composée surtout d’hommes en blouse bleue et de femmes coiffées d’un mouchoir.

18 juillet

 

Visité Vitry, que ma femme et moi avons été obligés d’abandonner à l’approche des Prussiens. Le pavillon que nous habitions a servi d’avant-poste français, pour batailler contre les avant-postes prussiens, établis non loin de là, dans le cimetière de Choisy-le-Roi, près la tombe de Rouget de Lisle.

Notre pavillon n’est qu’une ruine désolante. Les arbres du magnifique jardin ont tous été coupés.

Je suis allé jusqu’au cimetière. La tombe de Rouget de Lisle a été respectée.

 

Dimanche 23 juillet

 

* La Cour de cassation vient de décider que l’intervention de M. le premier président Devienne, dans la querelle conjugale de l’ex-Empereur et de l’Impératrice, à propos de la Marguerite Bellanger, n’avait nullement compromis la dignité du magistrat puisqu’elle avait épargné un fâcheux éclat, et avait eu pour effet de raccommoder les époux : tout est bien qui finit bien19.

 

9 août

 

Le 31 juillet, en sortant de plaider à la cinquième chambre, je traversai, tout couvert de sueur, la salle des pas perdus, pour aller au vestiaire Bosc retirer ma robe ; je fus saisi par un flot de pluie froide, qui me tomba sur la tête et les épaules à travers les échancrures de la voûte. Je rentrai chez moi, tout tremblant de fièvre. Mes yeux s’injectèrent de sang, si bien que jusqu’à ce jour, 9 août, je restai presque complètement aveugle. L’inflammation a disparu ; je revois la lumière ; merci à Dieu, merci à mon vieux docteur Dequevauvillers, qui depuis si longtemps, comme le cher docteur Coffin, soigne avec tant de sollicitude et de talent les bourgeois et les étudiants du pays latin.

 

10 août

 

Avant-hier, le troisième conseil de guerre, siégeant à Versailles, a commencé à juger les membres de la Commune ; il n’y en a que seize, les autres se sont enfuis ; notre maire communeux Régère, qui était en même temps membre de la Commune, figure parmi les accusés.

Grâce à un permis, je vais voir, à l’hôpital de la Pitié, un nègre, Nicolas Domingo, qu’un ancien planteur, mon ami Jean-Baptiste Duriez, le beau-frère de ma marraine, a ramené en France, après un long séjour à l’île de Cuba. Domingo, devenu homme libre, a usé de sa liberté pour s’installer marchand de pastilles, sur le boulevard Sébastopol ; tout le monde le connaît à Paris à cause de son charabia hispano-français et des boniments impossibles qu’il débite en vendant sa marchandise. Le pauvre diable était très malade pendant la Commune ; une peur horrible l’avait cloué au lit ; cela ne lui servit de rien. Un nègre avait été vu sur une barricade, au numéro 2 de la rue Vieille-du-Temple : on le chercha, mais en vain ! il fallait un nègre ! Domingo fut donc pincé. À moitié mourant au dépôt de la préfecture de police, il fut envoyé à la Pitié, où il est, du reste, on ne peut mieux soigné. Une sœur, bien rigolarde, l’a pris en amitié ; elle m’a remercié beaucoup de venir voir son petit blanc blanc. Ma présence a fait renaître à la vie le pauvre Domingo.

Une ordonnance de non-lieu intervint dans cette affaire ; Domingo, rendu à ses pastilles, retrouva fidèle son peuple de gamins friands, qui l’admirèrent encore davantage, sous le vénérable et antique habit noir sorti de ma garde-robe ; malheureusement son nouveau règne ne fut pas long, il survécut peu à ses cruelles émotions.

2 septembre

 

Cruel anniversaire !

 

5 septembre

 

* Hier, le troisième conseil de guerre a condamné Régère à la déportation dans une enceinte fortifiée. Le premier vicaire de Saint-Séverin, M. Castelnau, appelé comme témoin, n’a pas craint d’exprimer sa reconnaissance envers Régère, qui lui sauva la vie, le 21 mai dernier, et protégea les sœurs de la rue Boutebrie contre les violences et le pillage. Le commissaire du gouvernement a reproché au témoin d’avoir laissé installer, le soir, un club à Saint-Séverin. M. Castelnau répondit qu’il avait subi, bien à contrecœur, ce partage entre Dieu et la Commune, mais que c’était la seule manière de se maintenir dans l’église et de la protéger ; le commissaire a répliqué : « Votre conscience aurait pu mieux vous conseiller. »

À un reproche si peu mérité et si durement exprimé, M. Castelnau ne répondit rien, du moins pour le moment ; car quelque temps après, il y répondit, à sa manière, en se chargeant de l’éducation de Gaston Régère.

Peu d’années après, au décès de l’abbé Moléon, l’archevêque approuva implicitement la conduite du premier vicaire en le nommant curé.

Ce n’est pas tout ; afin de lui prouver leur grande estime, ses paroissiens, c’est-à-dire les plus huppés bourgeois du Quartier latin, lui offrirent pour son église de magnifiques verrières ; tous les saints du séjour céleste se trouvent maintenant à Saint-Séverin, sauf cependant saint Yves, patron des avocats, qui maugrée au Paradis, en prétendant qu’une des premières places aurait dû lui être offerte dans le vieux sanctuaire ; et il a cent fois raison saint Yves ! car non loin de là, au coin de la rue des Noyers, s’élevait la chapelle de l’avocat breton, où, pendant tout le Moyen Âge, les plaideurs heureux vinrent suspendre leurs sacs à procès, en guise d’ex-voto.

Mercredi 6 septembre

 

Voyage à Péronne. Visité, dans le château, l’humide et sombre casemate où mes vieux parents ont passé de si terribles journées, pendant le bombardement de la ville ; c’est le manque d’air qui les fit le plus cruellement souffrir.

Presque toutes les casemates étaient mal aérées ; la petite vérole noire qui décima la population péronnaise fut due en grande partie à l’air fétide et empesté de ces trous d’enfer, où la vie n’était qu’agonie.

Dans la prévision d’un siège très probable, l’administration militaire aurait dû faire assainir les casemates et les préparer à recevoir des êtres humains ; mais aucune précaution ne fut prise ; l’administration municipale fut plus soucieuse de ses devoirs ; on se serait cependant bien passé d’une de ses précautions par trop touchantes, celle qui consistait à amonceler les cercueils à la porte des casemates afin de servir plus vite les défunts. (Histoire du bombardement de Péronne, par feu Achille Caraby, avocat au tribunal de Péronne.)

7 septembre

 

Ma mère m’a raconté de nouveau la mort, rue du Noir-Lion, numéro 4, de sa voisine, Sophie Bachelet, la première victime du bombardement de Péronne. Maman était dans son jardin, dont le mur est mitoyen avec celui de la maison Bachelet, quand, au milieu d’un fracas effroyable, elle entendit tomber un projectile sur cette maison ; presqu’immédiatement l’air fut déchiré par deux cris terribles ; un obus avait broyé la pauvre Sophie.

La très petite rue du Noir-Lion vit donc la première victime du siège de Péronne ; elle vit aussi la dernière. Mme Gérain, alerte, vive malgré ses quatre-vingt-dix-neuf ans et dix mois, souffrait beaucoup de ne pouvoir se remuer à son aise dans les casemates du château. La nouvelle d’une capitulation imminente ayant circulé, elle en voulut escompter le profit et quitta immédiatement sa geôle. Elle courut, autant que son siècle, presqu’accompli, le lui permettait, vers sa demeure, au numéro 13 de la rue du Noir-Lion ; à peine avait-elle franchi le seuil de sa porte, qu’un obus, probablement le dernier du bombardement, vint tomber à deux pas d’elle ; la commotion fut si forte que son corps, quoique nullement atteint, s’affaissa en laissant échapper son âme ; peu de temps après les Prussiens, entrant dans la ville, apprenaient qu’ils avaient tué une quasi-centenaire ; cette mort leur causa un regret pour ainsi dire superstitieux. Par respect, les chefs ne voulurent pas loger leurs soldats dans la maison de la vieille ; ils la firent ensevelir dans un cercueil de chêne et enterrer sur les remparts, en lui rendant de grands honneurs.

Voilà ce que m’a raconté le petit-fils, M. Gérain, mon voisin de Péronne.

8 septembre

 

* « Mon ami, me dit ma mère en me reparlant de Sophie Bachelet, rien ne peut rendre le sentiment d’horreur que l’on éprouve, en entendant le cri suprême d’un être humain meurtri et tué par un obus ; personne, même un vieux militaire, ne peut échapper à ce sentiment d’horreur et d’effroi. Après la capitulation de Péronne, j’ai logé un capitaine prussien et son ordonnance. Ils partirent tous deux se battre à Saint-Quentin, contre Faidherbe. Le capitaine revint seul. “Et votre jeune ordonnance ?” lui dis-je. Le capitaine me répondit : “Il a été tué non loin de moi ; son corps a été broyé par un obus ; mais avant d’expirer, il a poussé un cri lamentable, dont mon oreille reste et restera toujours tristement remplie ; jamais je n’avais entendu pareil cri de douleur.” »

Dans un coin d’armoire je trouve un fragment de la carte de Cassini, relatif à Péronne et à ses environs ; ce fragment de carte a été oublié par un officier prussien ; chaque officier était ainsi armé d’un plan ; aucun chemin, aucun hameau ne lui était inconnu dans la malheureuse Picardie.

 

Jeudi 5 octobre

 

* Avant-hier, à cinq heures du soir, une des deux voûtes de la salle des pas perdus, calcinées par l’incendie, s’est écroulée avec un horrible fracas ; l’ouvrier qui travaillait à cette voûte est tombé avec les pierres ; il est dans un déplorable état.

Voilà la douce quiétude dont nous jouissons au Palais depuis la Commune, et la dégringolade de l’autre voûte, quand donc ?

 

11 octobre

 

Le 2 octobre dernier, je reçus de M. C... une lettre dans laquelle il me priait de défendre en cour d’assises un ancien gardien de Mazas, N., qui, ayant conservé ses fonctions pendant la Commune, eut l’imprudence ou plutôt la faiblesse d’accepter les galons de sous-brigadier. Il est accusé du délit d’usurpation de fonctions et du crime de séquestration d’otages dans la prison de Mazas20.

J’allai voir cet accusé qui, suivant M. C..., avait été plein d’humanité pour les prisonniers de la Commune.

Je lui recommandai de me faire connaître tout ce qu’il avait fait pour soulager les otages, dont plusieurs m’étaient particulièrement chers.

Il me donna sur leur captivité de très intéressants détails, que je consigne immédiatement pour ne pas les oublier. Je lui parlai tout d’abord de Coré, mon vieux copain de Louis-le-Grand, aujourd’hui directeur de Mazas, autrefois directeur du dépôt à la préfecture de police, destitué par Raoul Rigault, et par-dessus le marché fourré à Mazas.

Il me répondit : « Votre ami était au secret le plus absolu et ne pouvait voir personne, pas même sa femme. Il resta ainsi trente-cinq jours ! Comme je m’étonnais qu’il ne pût obtenir de permission pour le parloir, M. Coré me dit : « C’est ce Raoul Rigault qui me tient au secret. — Mais, répliquai-je, Raoul Rigault n’est plus à la Préfecture, il est procureur de la Commune. Écrivez à la Préfecture, je crois bien que vous obtiendrez le parloir. » Sur ce, M. Coré écrivit et, quelques jours après, je vis avec grande joie Mme Coré21 venir au parloir pour visiter son mari.

Ensuite je demandai à N. des renseignements sur la captivité du curé de Saint-Séverin, mon curé. Il me répondit : « L’abbé Moléon était très souffrant ; je lui proposai de le faire entrer à l’infirmerie, en le portant d’urgence pour la visite du médecin, comme je l’avais fait pour Mgr Surat et M. le curé Deguerry ; mais il ne le voulut pas, affirmant qu’il était bien où il était. L’abbé Moléon, étant très aimé dans sa paroisse et dans son ancienne paroisse de Saint-Denis, recevait beaucoup de lettres ; j’avais soin de les lui porter immédiatement, au lieu de les lui passer par le guichet ; j’ouvrais la porte et les lui remettais à lui-même. Je faisais ainsi parce que l’abbé Moléon était âgé ; c’était une manière de lui faire une petite visite et de lui dire quelques mots. »

Je m’intéressais beaucoup, pendant sa vie, à un aumônier militaire, massacré à la Roquette, le père Allard. Il était venu à mon cabinet pour me demander quelques conseils. C’était un prêtre fort modeste22 ; je demandai à N. s’il l’avait eu dans sa division. « Mais oui, me répondit-il, dans la troisième division avec moi. Il était d’une grande simplicité. Un jour, en entrant dans sa cellule, je l’aperçus en train de la laver ; je ne souffris pas qu’il continuât. J’appelai des hommes de service qui continuèrent le travail. Le père Allard me fut très reconnaissant23. »

 

13 octobre

 

Je suis allé revoir l’ancien gardien de Mazas, dans sa cellule de Mazas ; curieuse ironie du sort ! « — Mon pauvre N. vous étiez, m’avez vous dit, dans la troisième division, quels otages aviez-vous sous votre direction, aviez-vous l’archevêque ? — Non, me répondit-il, mais j’avais MM. Petit et Bayle, ses deux grands vicaires, plusieurs curés de Paris, MM. Blondeau, curé de Plaisance ; Moléon, curé de Saint-Séverin ; Deguerry, curé de la Madeleine ; Bécourt, curé de Notre-Dame de Bonne-Nouvelle ; Lartigue, curé de Saint-Leu ; l’abbé Sabattier, second vicaire à Notre-Dame de Lorette, sept séminaristes du séminaire de Saint-Sulpice : MM. Seigneuret, Déchelette, Barbéquot, Gard, je ne me rappelle plus le nom des autres ; cinq pères jésuites : Ducoudray, supérieur, Clerc, de Benjy, Olivaint, Caubert ; Mgr Lamazou, évêque des Missionnaires ; le père Allard, aumônier de l’armée ; l’abbé Baltenweck, curé de la Clinique.

« Ces messieurs prêtres étaient en otages à la troisième division où j’étais sous-brigadier. Les 13 et 17 avril j’ai reçu ces messieurs ; le 17, il était sept heures du soir quand ils sont arrivés. Ce jour-là je n’ai pu leur rendre aucun service, car il était trop tard ; je n’ai eu que le temps de leur donner leurs draps et de leur montrer à faire leurs lits, vu que la fermeture de la prison s’est faite aussitôt.

« Le lendemain matin, à six heures, heure de l’ouverture des cellules, je fis faire le service de propreté, qui dura jusqu’à dix heures, et je fis ensuite distribuer le pain et la soupe. Aussitôt ce service terminé, ma première pensée a été de rendre visite à ces messieurs pour savoir comment ils se trouvaient et ce dont ils pouvaient avoir besoin. En visitant M. Deguerry, je m’aperçus qu’il était souffrant, je lui dis : “Monsieur le curé, je vois que vous êtes malade.” Il me répondit : “Je ne suis pas bien.” Je lui dis encore : “Je vais vous porter d’urgence pour la visite du médecin, et quand il viendra, je vous conduirai auprès de lui.” Le docteur arrivé, je lui amenai M. Deguerry ; je lui dis : “Ce monsieur prêtre ne peut pas rester à la troisième division, il est trop souffrant pour coucher sur un hamac ; il a absolument besoin de vos soins ; soyez assez bon pour le recevoir à l’infirmerie.” Monsieur le docteur voulut bien. M. Deguerry fut donc envoyé à l’infirmerie24 en même temps que Mgr Surat.

« J’offris aux messieurs prêtres des livres de lecture : “Il y a à la prison, leur ai-je dit, une bibliothèque à votre disposition, je vais vous faire passer le catalogue et vous me donnerez la note des livres que vous désirez25 ; quand vous les aurez finis, je vous en donnerai d’autres. » Les notes me furent passées et je remis les livres demandés. Tous les jours je faisais ainsi le service des livres. Le repas avait lieu de dix heures à dix heures et demie du matin, et j’envoyais les otages se promener de midi à deux heures, au lieu de dix heures à dix heures et demie, l’heure réglementaire ; c’était afin de leur permettre de déjeuner plus à leur aise. »

À ce moment je lui dis : « Mais N., on vous reproche d’avoir trouvé mauvais que les prêtres se promenassent ensemble. — C’est une erreur ; j’ai seulement fait remarquer que par ordre on ne pouvait les laisser promener ensemble ; c’était l’ordre du greffier en chef, un protégé de Raoul Rigault. Les prêtres ont eu, au contraire, si bien à se louer de moi que le curé de Saint-Séverin m’a demandé mon nom pour se le rappeler et l’a inscrit sur son carnet. L’abbé Baltenweck26 avait, comme le curé de Saint-Séverin, des sentiments d’estime et de confiance en moi ; il me dit un jour : “Demandez donc à M. Bayle, dont vous m’apportez le bréviaire tous les jours, de vouloir bien me donner l’absolution, je suis tout prêt à la recevoir. Comme sa porte se trouve presqu’en face la mienne, vous laisserez nos guichets ouverts, pour que nous puissions nous voir.” Mais M. Bayle, à qui j’allai exposer le désir de M. Baltenweck, me dit : “Je ne puis faire cela, ce n’est pas dans nos règlements27.”

« Comme M. Moléon, comme M. Baltenweck, M. Blondeau, curé de Plaisance, avait de la confiance en moi. Un jour, le barbier de la prison me prévient que le numéro 38 désirait me parler ; ce numéro 38 était monsieur le curé Blondeau ; je cours le voir : “Mon cher N., me dit-il, j’ai à vous demander un service ; je suppose que vous demeurez non loin de la prison, pourriez-vous recevoir ma domestique ? Elle viendrait apporter des effets bourgeois, pour me permettre de changer de tenue et m’en aller sans encombre jusqu’à chez moi, le jour où je pourrai quitter la prison.” J’acceptai et donnai mon adresse, que monsieur le curé marqua sur son carnet. Malheureusement le lendemain matin, le brigadier-chef me fit appeler et me recommanda de n’avoir aucunes relations avec les otages. “On vient, ajouta-t-il, d’arrêter une partie des employés du dépôt de la Préfecture, parce qu’ils avaient des relations avec les otages, et c’étaient précisément des prêtres.” J’allai informer M. Blondeau de ce qui venait de m’être dit et celui-ci déclara formellement qu’il ne voulait donner aucune suite à son projet, parce que l’exécution de ce projet me ferait courir des dangers. »

J’ai trouvé beaucoup de charme à entendre raconter tous ces détails de la vie souffrante des prisonniers. Je les transcris ici pour en perpétuer le souvenir dans mon esprit.

 

15 octobre

 

Aujourd’hui j’allai trouver les différentes personnes à qui N. avait rendu des services. Elles me confirmèrent la vérité de tout ce qu’il m’avait raconté ; Coré me dit : « Mais N. a contribué à faire abréger le secret où j’ai été mis du 6 avril au 11 mai, pendant trente-six jours ! » L’abbé Moléon, mon curé, me parut fort reconnaissant envers N., qui plusieurs fois entra dans sa cellule. « Un jour, me dit le bon curé, N. commit le délit d’y rester une heure. Mis au secret, j’avais mes heures d’abattement, or les visites de N. me procuraient un véritable soulagement ; il ne me laissait jamais passer à côté de lui sans un signe de respect ; tous les gardiens n’étaient pas si bienveillants. Un jour seulement N. manqua à sa politesse ordinaire. Dans le courant de mai, j’avais été extrait de ma cellule et conduit au médecin. Quand j’arrivai près de lui, il ne se leva pas et ne m’ôta pas sa casquette ; je fus fort surpris ; mais ma surprise ne fut pas de longue durée, car j’aperçus bientôt le directeur au bout de la galerie.

— Mon curé, je vous appellerai comme témoin. »

Visite ensuite au séminaire de Saint-Sulpice pour voir l’abbé Icard, supérieur du séminaire. Je le connaissais parce que j’étais allé lui demander quelques conseils à propos d’une affaire litigieuse, que m’avait confiée Maximin, le petit berger de la Salette. M. Icard avait, lui aussi, été séquestré comme otage, mais à la prison de la Santé. Je lui demandai la permission de voir les séminaristes qui avaient été emprisonnés à Mazas sous la direction de N. Il me le permit ; je vis donc ces aimables jeunes gens, encore tout attristés de la mort de leur camarade Paul Seigneret, massacré rue Haxo ; ils s’appellent Gard, Delfau, Déchelette, Guitton, Raynal et Barbequot. Ils me dirent combien N. avait été affectueux pour eux et en général pour tous les otages-prêtres ; c’était leur facteur, leur commissionnaire ; comme beaucoup d’ecclésiastiques n’avaient pas de bréviaire, N. leur communiquait ceux des confrères qui en possédaient. M. Barbequot m’apprit que N. avait surtout été très bon pour son pauvre camarade Paul Seigneret ; mais M. Barbequot oublia de me dire (ce que je tenais de N.) que lui aussi avait été serviable pour son camarade, car il se privait de vin, de biscuits et d’autres petites douceurs pour les faire remettre par N. à Paul Seigneret, souffrant.

Le jeune Barbequot est sûr de son affaire ; il paraîtra en cour d’assises... comme témoin à décharge.

 

17 octobre

 

Extrait du Petit Moniteur de ce jour : Les terribles événements que nous avons traversés ont ébranlé bien des cerveaux. Les effets de cette secousse du système nerveux ne se font pas immédiatement sentir ; mais, après une période d’incubation plus ou moins longue, les aberrations apparaissent.

Pouvait-il en être autrement ! Comment, dans mon quartier, par exemple, la raison aurait-elle pu, chez tous les habitants, résister complètement aux frayeurs du bombardement et aux émotions de cette horrible lutte, qui ensanglanta la montagne Sainte-Geneviève.

Feu le docteur Legrand du Saulle, médecin du dépôt de la préfecture de police, publia fin 1871 un ouvrage fort remarquable : Le Délire des persécutions, qu’il enrichit d’un appendice sur l’État mental des Parisiens pendant les événements de 1870-1871. Il fait défiler, sur les yeux du lecteur, les détraqués qu’on lui amène au dépôt ; l’un arrive avec un système de canons qui doivent exterminer dix mille Prussiens d’un coup, l’autre avec un étendard, celui de Jeanne d’Arc, qui infailliblement doit stupéfier l’Allemand. Dans la triste procession passent des aliénés larmoyants ; ils répètent sans cesse les mêmes mots : « Ah ! mon Dieu ; ah mon Dieu ! tout est perdu. » Ce sont les habitants des quartiers bombardés de Vaugirard, de Grenelle, de la Sorbonne, ils arrivent, le corps infléchi en avant, comme pour éviter les bombes28.

19 octobre

 

* M. Duquesnay, curé de Saint-Laurent, est nommé évêque de Limoges. C’est dommage ; un homme de cette valeur est nécessaire à Paris, surtout dans un quartier de petits employés et d’ouvriers.

Avant le siège il en réunissait trois mille dans ses deux sociétés de secours mutuels ; il m’avait rendu bien heureux en me chargeant de leur faire des cours de droit, en même temps qu’il chargeait d’un cours de morale et d’histoire le père Gaillardin, mon ancien professeur de Louis-le-Grand.

Certains journalistes communards s’acharnèrent contre lui, parce qu’ils redoutaient sans doute son influence sur la classe ouvrière. Pendant le siège il avait, au Cirque d’hiver, prononcé un discours fort éloquent et fort spirituel, qui avait eu un énorme succès et avait achevé de le mettre en évidence ; ils l’accusèrent donc d’avoir, après usage abusif, assassiné de jolies filles dans les caveaux de son église, et pour faire croire à cette sottise, ils firent exhumer une voiturée d’ossements d’ancêtres enterrés dans l’église avant la Révolution française.

Le curé de Saint-Laurent est un superbe gars normand, élégant, aimable ; s’il lui avait pris la coupable fantaisie de faire le galant, il n’aurait pas eu besoin de recourir à la séquestration, ni à l’assassinat.

Toujours est-il que tout saint et digne prêtre qu’il fût, il se vit dans la nécessité de déguerpir au plus vite29.

 

30 octobre

 

Voyage au Bourget ; c’est l’anniversaire du funeste combat. Quel deuil il apporta à nos cœurs ! Parmi les douleurs de la patrie, celle-ci fut tout particulièrement ressentie à Paris, parce que les victimes étaient, presque toutes, ses enfants.

Aujourd’hui 30 octobre, à la nouvelle de la cérémonie anniversaire, je m’empresse de me diriger vers le village, témoin de notre glorieuse défaite. Un train spécial doit emmener les pèlerins-patriotes. Je ne veux pas en profiter, j’aime mieux aller seul à pied, me remémorant et prenant un cruel plaisir à savourer de lugubres souvenirs. Après avoir longé la rue de Flandres, j’arrive au pont du chemin de fer, où, il y a un an, j’appris la mort du commandant Baroche, mort que des gens exécrables avaient la cruauté de contester en prétendant que le brave officier s’était enfui. La colère, semble-t-il, va me reprendre.

Voici la route de Lille, toute poudreuse, dominée par le magnifique fort d’Aubervilliers ; voici l’endroit du chemin de fer, d’où nos locomotives blindées s’élançaient pour foudroyer le Bourget, alors terre allemande.

À pareil jour, 30 octobre 1870, j’étais avec de nombreux camarades, accouru sur la butte Montmartre, pendant le furieux effort de notre armée, qui voulait à toute force reprendre le Bourget. Palpitants d’émotion, nous avions l’œil fixé sur le plateau de ce village, vers lequel les locomotives lançaient la mitraille. Un long mur blanc coupait la scène de la lutte et nous tremblions au bruit des détonations, qui éclataient en deçà et au-delà de ce mur. Aujourd’hui, je le touche de la main ce grand mur blanc ; c’est celui du parc de M. Bénaïs. J’entre dans le domaine, jadis splendide, actuellement ravagé et privé de ses plus beaux arbres. Une grande pyramide construite par nos ennemis s’y élève surmontée d’une croix. Au pied reposent, confondus dans la mort, les combattants des deux nations.

 

Mortui sunt pro patria.

 

Au-dessous de cette inscription on lit le nom de plusieurs officiers supérieurs prussiens et ceux de sous-officiers français ; une main allemande a ajouté :

 

Ici gisent trois inconnus soldats français.

 

À ma sortie du parc, je me trouvai dans la grande rue du Bourget, près d’une maison à porte cochère. Sur l’un des piliers de la porte est fixée une plaque de marbre. Les mots suivants y sont tracés en lettres d’or :

 

Ici a été tué Ernest Baroche, commandant le 12e bataillon de la garde nationale mobile de la Seine le 30 octobre 1870

 

À côté se trouve une croix de bois, dont le sommet est couronné d’un képi de mobile, tournoyant à tous les vents ; quelque enfant de Paris repose ici, loin des bruits de la grande ville, au bord d’un magnifique étang, à l’ombre d’arbres dont un seul ferait la gloire des plus beaux mausolées du Père-Lachaise ; qu’il dorme doucement en paix, lui aussi.

 

Mortuus est pro patria.

 

Les chants sacrés arrivaient jusqu’à moi ; les prêtres quittaient, en effet, l’église toute meurtrie par les bombes pour se rendre à la dernière maison du village, devant laquelle doit s’élever le monument commémoratif.

J’arrive près d’une fosse béante où ont été réunis les corps de plusieurs soldats ; après avoir entendu les derniers adieux dits avec une merveilleuse éloquence et une voix harmonieuse et sonore par M. Duquesnay, je m’enfuis au plus vite, loin du bruit et du tumulte de la foule houleuse, pour courir à travers champs et jardins, interrogeant, furetant, découvrant çà et là quelques tombes et faisant à ces chers morts la douce aumône d’une larme et d’une prière.

 

31 octobre

 

* Depuis ce matin résonne continuellement à mon oreille l’admirable voix de M. Duquesnay, qui charmait hier de si grandes foules à la cérémonie du Bourget. Il faut de grands espaces à cette voix, pour acquérir toute sa force et tout son éclat ; un soir, à Saint-Laurent, je fis rire toute l’assistance en m’écriant, après une vibrante allocution du curé adressée à plus de deux mille ouvriers : « Avec une pareille voix, on se fait avocat de cour d’assises, on enfonce Lachaud et on gagne par an cent mille francs, dont on verse une partie à la Société de secours mutuels de Saint-Laurent. »

La voix seule de Gambetta me paraît aussi belle, aussi bien timbrée. Je l’entendis pour la première fois dans la salle des pas perdus. Je courais d’une chambre à l’autre fort pressé, quand d’un groupe de jeunes stagiaires sortit tout à coup une parole à ondes graves et sonores. Je m’arrêtai, ravi, et m’approchai ; je vis un homme jeune dont l’énergique profil émergeait d’un double buisson de cheveux et de barbe noirs ; il se tourna vers moi, et alors je fus vivement impressionné en apercevant un œil sortant de son orbite ; je ne crois pas qu’il se soit aperçu de mon saisissement ; néanmoins, quelque temps après, il faisait enlever cet œil, qui certainement aurait nui à sa carrière d’avocat... et de tribun.

 

Vendredi 3 novembre

 

Rentrée de la cour ; dans le discours d’ouverture, M. Descoutures, avocat général, a rappelé que la séance solennelle de rentrée n’avait pas eu lieu en 1870, ce qui n’était peut-être pas encore arrivé depuis que l’usage s’en était introduit au parlement de Paris ; après avoir salué la médaille militaire du premier président, M. Gilardin, qui, dans les combats sous Paris, est allé courageusement ramasser les blessés sur les champs de bataille, il a requis la prestation de serment du nouveau procureur général, M. de Leffeimberg. À son tour, celui-ci prononça une allocution qui m’a rempli de joie ; car il fut particulièrement aimable pour les avocats. Il fit un éloge très délicat de Rousse, notre bâtonnier, et des avocats, qui se sont associés à ses efforts pour défendre les accusés devant les juridictions criminelles30 de la Commune : « Avocats, a-t-il dit, il n’est pas dans l’histoire de votre ordre de plus glorieuse époque que celle où le devoir de la défense fut accompli par vous, même sous le feu des assassins. »

Quelques mots de commentaire ne seront pas inutiles pour faire apprécier la portée de cet aimable compliment du procureur général.

Le 18 avril, à dix heures du soir, devant la cour martiale présidée par le colonel-fédéré Rossel, Girot, chef de bataillon du 74e, comparaissait pour refus de service, il fut condamné à la peine de mort, avec ordre d’exécution pour le lendemain même, six heures du matin, dans la cour de la prison.

L’Officiel communeux ayant annoncé, le matin seulement, la séance de la cour martiale, plusieurs de nos confrères s’y étaient cependant rendus en habits civils. Feu Me Lelennier plaida pour Girot ; il parla en fort bons termes sans pouvoir cependant arracher sa proie au tribunal révolutionnaire31 ; ne se décourageant pas, il courut à l’Hôtel de Ville et réussit à émouvoir la commission exécutive de la Commune ; la peine de mort fut changée en celle d’un emprisonnement temporaire32.

Le 19 avril, la cour martiale, sur une plaidoirie tout à la fois railleuse et audacieuse de Me Gatineau, acquitte deux membres du comité central d’artillerie qui avaient volé le timbre de ce comité33.

Le lendemain 20 avril comparaissent deux officiers fédérés du 163e, accusés d’avoir refusé de marcher à l’ennemi. Me Laviolette se présente comme défenseur et réclame vainement un délai pour préparer sa défense. Il pose alors les conclusions suivantes :

« Considérant qu’il est indispensable pour arriver à la manifestation de la vérité que les accusés, passant même devant une cour martiale, aient un délai moral suffisant pour faire choix d’un défenseur et préparer leurs moyens de défense ;

« Considérant qu’il est prescrit par le droit naturel et le droit écrit que les accusés soient prévenus vingt-quatre heures à l’avance du jour où ils passent en jugement ; qu’ils doivent aussi recevoir vingt-quatre heures à l’avance la signification du rapport des faits à eux reprochés ;

« Considérant que ces règles doivent être observées même dans un temps de révolution et devant un tribunal révolutionnaire puisqu’elles sont la sauvegarde des accusés ; Par ces motifs, — Surseoir au jugement... »

La cour rejeta ces conclusions, quoique fort peu exigeantes. Une suspension d’audience fut néanmoins accordée pour que les défenseurs, Mes Lelennier et Laviolette, pussent conférer avec leurs clients ; mais, pour rattraper le temps perdu, le président-colonel, à la reprise de l’audience, fit observer que les plaidoiries devaient être sommaires et courtes comme la procédure.

Somme toute les malheureux patients ne furent condamnés qu’à la prison34.

Tout n’était pas fini ; la cour, furieuse contre Laviolette, qui avait osé poser des conclusions subversives, résolut de se débarrasser de lui, en le mettant à l’ombre ; elle le fit arrêter et conduire à l’Hôtel de Ville devant le Comité du salut public ; R... s’y trouvait heureusement.

Laviolette, sous l’Empire, avait plaidé pour lui et, comme d’habitude, en matière politique, son client n’avait nullement songé qu’il pouvait être son débiteur. « Citoyen, lui dit-il, je crains que vous ne vouliez me payer mes honoraires d’une singulière façon. » R... se prit à sourire et fit relâcher le jeune avocat35.

Rossel, accusé non sans motif, d’une trop grande sévérité, donna sa démission de président de la cour martiale ; il fut remplacé par un autre colonel moins fanatique, moins funèbre, ne dédaignant pas à l’occasion le mot pour rire, le colonel Gois. Dans la première affaire qu’il présida, le 15 mai, il accorda assez facilement à Laviolette, revenu courageusement à la charge, un délai de vingt-quatre heures, pour conférer avec son client, un gros gradé du 115e, coupable (d’après le mot du président) de s’être, devant les Versaillais, tiré les pattes.

Le lendemain, pendant que Laviolette plaidait, un 115e s’étant permis de dire « très bien » fut saisi, appréhendé, poussé devant la cour, condamné, sans pouvoir dire un mot, à un an de prison et entraîné hors de la salle d’audience ; quant à l’accusé, le franc-fileur, celui qui s’était tiré les pattes, il s’en tira avec quinze ans de réclusion.

Tout cela se passait à l’Hôtel des conseils de guerre, rue du Cherche-Midi ; mais au Palais de Justice, dans la salle de la cour d’assises, une juridiction encore plus détestable fonctionnait : celle du jury d’accusation36. La première audience eut lieu le 19 mai, sous la présidence d’un garde national sans nom et sous la haute direction du procureur de la Commune, Raoul Rigault, qui prononça un discours d’ouverture ; le jury fonctionna seulement le lendemain 20 ; Raoul s’était fait remplacer par un de ses substituts.

Devant cette juridiction extraordinaire parurent des infortunés sur lesquels les satellites, plus ou moins autorisés de la Commune, fauves à face humaine, avaient laissé tomber leurs griffes.

Les jurés avaient à répondre à cette simple question : ces hommes, qui paraissent devant vous, doivent-ils être considérés comme otages ? En d’autres termes doivent-ils être inscrits sur la liste de ceux que la Commune destine à l’égorgement, si elle croit avoir des représailles à exercer contre l’armée de Versailles ?

Beaucoup de gendarmes et de sergents de ville défilèrent devant le jury d’accusation. Les trois quarts furent maintenus comme otages. Le lendemain, dans Le Vengeur, paraissait la liste des victimes désignées et six jours après, le 26 mai, les gendarmes devaient, rue Haxo, périr sous les coups d’assassins, dignes de leurs juges ; à côté d’eux aucun défenseur ne fit entendre la protestation du droit contre ce simulacre de la justice, ou tout au moins aucun appel à l’humanité. Un journal37 le constate deux fois avec regret. La création soudaine de cette juridiction sanguinaire avait seule empêché les avocats de s’y présenter ; à la séance on donnait comme probable, pour le commencement de la semaine suivante, la comparution de l’archevêque de Paris38 et de plusieurs gendarmes. Me Rousse, prévenu, courut au Palais à la recherche du procureur de la Commune et obtint de lui l’autorisation de visiter Mgr Darboy et l’abbé Deguerry qui, la veille, l’avaient prié de venir les voir ; au plus vite il alla visiter ses clients à Mazas.

Il a lui-même raconté les péripéties de cette visite39 dont le souvenir est aujourd’hui inoubliable. Il agit au milieu des terribles événements du moment, comme en temps ordinaire, avec noblesse et simplicité ; en réalité il courait un grand danger, car il était des premiers parmi ceux dont à cette époque on faisait des otages.

Les gendarmes ne furent pas oubliés ; leur défense devait, d’accord avec Me Rousse, être présentée par Laviolette et par plusieurs autres avocats ; mais l’entrée de nos soldats dans Paris rendit inutiles ces dévouements.

5 novembre

 

* Je viens de lire avec une grande émotion, dans La Revue des Deux Mondes du 1er novembre, un article remarquable de M. Caro, mon ancien camarade de rempart. Il y étudie les deux Allemagnes, celle de Mme de Staël : « l’Allemagne poétisée et éthérée » ; celle plus vraie de Henri Heine : « l’Allemagne positive et altérée... de tous les biens de la terre » à laquelle cet Allemand, ami de la France, nous conseille de prendre garde ; mais nous n’avons pris garde ni aux avertissements de Henri Heine, ni à ceux plus récents de Mme de Pourtalès, du colonel Stoffel, du général Ducrot !

Parlant de la grande idée qui travaille l’Allemagne (probablement l’idée de son unité) et du tumulte qui se produira lors de sa réalisation, Henri Heine nous disait : « Quand vous entendrez ce tumulte, soyez sur vos gardes, mes chers voisins de France, et ne vous mêlez pas de l’affaire que nous ferons chez nous en Allemagne, il pourrait vous en arriver mal. »

L’affaire qui fut faite fut Sadowa...

« Prenez garde, disait-il encore, on ne vous aime pas en Allemagne, vous autres Français. Ce qu’on vous reproche au juste, je n’ai jamais pu le savoir. Un jour pourtant, à Goettingue, dans un cabaret à bière, un jeune Vieille-Allemagne dit qu’il fallait venger dans le sang des Français celui de Conradin de Hohenstaufen, que vous avez décapité à Naples. Vous avez certainement oublié cela depuis longtemps ; mais nous n’oublions rien, nous. Le jour venu, soyez bien sûrs que nous ne manquerons pas de raisons d’Allemand40. »

Oui : l’article de M. Caro, qui commente les écrits de Mme de Staël et ceux de Henri Heine, m’a vivement impressionné ; il est, pour nous, vaincus, d’un intérêt poignant. C’est, qu’en effet, comme le dit si bien notre brillant écrivain : Quand un grand malheur est survenu dans la vie d’un homme ou dans celle d’une nation, après le premier moment d’accablement, c’est une consolation sévère, mais enfin c’en est une, de se demander s’il était possible de se tenir en garde contre la fatalité... On ressent un désir violent de remonter le cours du passé pour y surprendre les avertissements mal compris, les pressentiments négligés. On veut consulter les oracles dont la voix s’était perdue dans le tumulte des événements ou dans le bruit de notre propre frivolité.

 

6 novembre

 

Dîner chez Paul D..., mon ancien sergent-major. Bon dîner, très bon dîner, qui cependant m’a fait moins plaisir que celui dont il m’a gratifié il y a un an en pleine famine. Près de mon verre je trouve ce menu, souvenir de siège, en vers, s’il vous plaît, et sur papier vert.

Aujourd’hui comme au temps d’un siège mémorable

Nous sommes {assiégés,

{à siéger, mais autour d’une table,

Et de monter la garde ici c’est notre tour ;

Voici l’ordre du jour :

POTAGE

Bouillon !... je n’ose dire

Ce qu’on pouvait y faire cuire !

ENTRÉES

Poulets cuits dans leur jus.

De poulets d’Inde... plus !

Filet de quadrupède

Ah ! que ce nom souvent cachait de viande laide.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Gare la farce ! compagnons

Vous ne la trouverez que dans les champignons.

HORS-D’ŒUVRE

Beurre, olives, radis, saucisson, quelle cible

L’an dernier, malgré tout, à viser impossible.

RÔTI

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

ENTREMETS

Il se rencontre encore aujourd’hui tant de croûtes,

Que sans regrets

Vous en écraserez quelque peu sous les voûtes

De vos palais ;

Elles sont au madère

Et ce plat fut soigné de notre cuisinière.

DESSERT

Tout paraît en compote, et ce n’est plus que fours

 

La {faim

{fin faiblit toujours.

En vain pour nous donner du cœur, bordeaux, madère

Ont empli notre verre

Terminons par l’appel

Du doux vin de Lunel.

Notre garde a pris fin, sans trahison, sans piège

Sortons tous41 ! nous n’avons plus rien à faire ici

Il faut faire lever le siège

Le café nous attend, et les liqueurs aussi.

11 novembre

 

* Dans La Semaine religieuse de ce jour, je vois avec grande joie que le pape a conféré le titre de docteur en théologie (de la faculté romaine de Saint-Thomas-d’Aquin) à l’abbé Moigno, mon ancien aumônier de Louis-le-Grand. Le pape lui a écrit en le félicitant de son savoir éminent et de sa réputation européenne. L’abbé Moigno est sans doute fort en théologie, car il a publié des ouvrages religieux très remarquables, mais il l’est surtout en mathématiques, en physique, mécanique, etc., aucun savant ne possède son talent de vulgarisation.

Devenu prêtre auxiliaire de Saint-Germain-des-Prés, il est chargé de porter, pendant la nuit, les derniers sacrements aux malades de la paroisse ; il habite, près de la porte méridionale de l’église, un pavillon d’aspect délabré, vieux reste de l’ancienne abbaye de Saint-Germain-des-Prés ; c’est là que je suis venu le chercher dans la nuit du 20 au 21 février 1861, pour recevoir le dernier soupir de ma jeune sœur Céline, morte comme sa grand’mère, dans un voyage d’agrément à Paris.

Pendant le bombardement de la rive gauche, un obus, tombant sur le pavillon de l’abbé, broya la splendide bibliothèque de son cabinet ; quant à lui, une chandelle à la main, il entrait précisément dans ce cabinet au moment où l’obus tombait... Sa chandelle s’éteignit ; voilà tout ; il a dû, à titre de remerciement, en mettre une de belle taille aux pieds de la vieille statue de Notre-Dame de Paix, qui, depuis le XIIe siècle, est vénérée à l’abbaye.

 

16 novembre

 

Hier, fin du procès des gardiens de Mazas ; j’ai plaidé avant Combes, qui a parlé avec beaucoup de tact ; malgré nos efforts, malgré ceux de Lachaud et de Nogent Saint-Laurens, nos clients ont tous été condamnés ; mon client, heureusement, ne l’a été qu’au minimum.

Pourquoi donc tant de condamnations ! le gouvernement régulier a pourtant admis que les gardiens de prison pouvaient rester à leurs postes respectifs dans l’intérêt des prisonniers eux-mêmes ; ils ont compris leur rôle, ces geôliers ; ils ont été bons et les otages, pour prouver leur reconnaissance, sont venus en grand nombre déposer en leur faveur.

Lissagaray, page 487 de L’Histoire de la Commune, prétend que dans l’affaire des exécutions de la Roquette presque tous les témoins, anciens otages, déposaient avec la rage naturelle à des gens qui avaient tremblé ; c’est peu probable ! Les témoins de l’affaire de Mazas étaient, en grande partie, des otages : M. Coré, M. l’abbé Moléon, les séminaristes, compagnons du pauvre Seigneuret. Ils avaient eu l’occasion de trembler et cependant ils déposèrent avec une véritable aménité. J’ai entendu un jour au Palais quelqu’un tenant de près à la justice dire : Si on croyait les otages, on ne condamnerait personne.

17 novembre

 

Rhume effroyable, attrapé dans cette salle des pas perdus effondrée et ouverte à tous les zéphyrs. Les pauvres avocats, courant d’une chambre à l’autre, sont fouettés par un vent glacial qui leur pénètre les os. Il faut être bâti à chaux et à sable pour résister.

À la rentrée des tribunaux, après les vacances, nous trouvâmes des couloirs de bois de sapin, traversant de part en part les ruines de la salle des pas perdus ; on n’avait plus la chance de recevoir des douches sur la tête comme avant les vacances ; mais on avait celle d’être coupé en quatre par les courants d’air.

22 novembre

 

Depuis la réouverture des écoles, il y a foison de vilaines femmes au Quartier latin ; on les voit chercher leur proie.

 

Quaerens lupa quem devoret.

 

C’est maintenant aux étudiants à leur donner la pâture ; depuis les mobiles elles ont fait maigre chère avec les fédérés, puis avec les soldats.

Quelqu’un du quartier m’a dit : j’ai vu toutes ces femelles faire la noce avec les fédérés ; le lendemain de la bataille près de la barricade, rue Cujas, où étaient étendus, morts, leurs amants de la veille, elles enlaçaient comme des pieuvres nos jeunes soldats.

 

24 novembre

 

* Depuis quelques jours on voit apparaître des billets de cinq, de deux, de un franc, émis par le Comptoir d’escompte et la Société générale, afin d’obvier au manque de la monnaie, qui a disparu presque complètement.

La Banque n’a pas voulu créer une coupure plus petite que son billet de vingt francs. Beaucoup de gens, dans les marchés surtout, ne veulent pas de ces prétendus assignats ; mais les conducteurs d’omnibus viennent, paraît-il, de recevoir l’ordre de les accepter.

Comme j’admirais cette invention, Amélie me dit : « Mais ce n’est pas du tout une nouveauté. Pendant le siège, il y avait également grande pénurie de monnaie dans le département du Nord. Une grande banque de Lille eut l’idée d’émettre de petits billets. Quelques-uns circulèrent à Armentières ; on ne les recevait pas volontiers. Ton cousin Norbert, qui a beaucoup d’initiative, fit alors afficher sur les vitres de son magasin : Les petits billets sont reçus en paiement des marchandises. Toutes les personnes qui en avaient reçu à contrecœur accoururent à la vieille maison de nouveautés Roussel, furetant, cherchant ce qu’elles pourraient bien acheter avec leurs chiffons de papier. Norbert fit de bonnes affaires, et, ce qui valait encore mieux, la confiance aux chiffons s’affermit ; le crédit public y gagna. »

 

25 novembre

 

* Presque plus d’or ; les changeurs prennent jusqu’à trente francs pour le change d’un billet de mille.

Quand on peut happer un louis ou un napoléon, on le fourre immédiatement dans sa cachette ; chaque bourgeois redoute quelque nouvelle catastrophe et quelque nouvelle fuite nécessaire. Les diamants se vendent bien parce qu’ils peuvent être d’une grande utilité à l’étranger. En Belgique, pendant la guerre, les bijoux ont fourni aux exilées plus de ressources que les valeurs mobilières. Sur les marches de Saint-Vaast à Arras on m’a raconté qu’une dame française avait été, pour vivre à Bruxelles, obligée de vendre, moyennant soixante-douze francs, des obligations de la ville de Paris 1855-1860, émises à quatre cents francs.

Je résistai pendant quelques mois à la panique ; mais enfin je me laissai émouvoir et finis, moi aussi, par acheter bêtement des diamants. Je dois à la mémoire de ma femme de dire qu’elle ne me poussa nullement à cette extravagance ; il n’en fut pas de même sans doute dans tous les ménages.

26 novembre

 

Avant-hier on voyait, sur les murs de mon quartier, des affiches engageant les étudiants à se rendre à Versailles, à une certaine heure, pour y solliciter la grâce de Rossel ; quelques étudiants vinrent au rendez-vous ; mais ils n’ont pas été reçus par M. Thiers.

Jamais les étudiants n’avaient fait le moindre acte d’adhésion à la Commune. En implorant la grâce de Rossel, ils ne se départirent pas pour cela de la ligne de conduite suivie jusque-là. Ce n’était, de leur part, qu’un acte de généreuse compassion pour un homme qui, disait-on, s’était très bien comporté au siège de Metz.

Trois jours après Rossel était passé par les armes. Sa qualité d’ancien officier rendait sa grâce impossible. C’était, du reste, l’ancien président de la cour martiale, dont la sévérité avait mécontenté la Commune elle-même.

Vendredi 1er décembre

 

La Gazette des tribunaux de ce matin reproduit les débats du deuxième conseil de guerre, devant lequel ont comparu les complices de Raoul Rigault, assassin de Chaudey.

La lecture de ces débats a littéralement épouvanté le Palais. Tous nous nous rappelons ce grand colosse, aux yeux étincelants, à l’énorme figure de paysan, taillée, pour ainsi dire, à coups de serpe. D’aucuns disent : Il a semé les vents, il a récolté la tempête. C’est possible, mais il est cruel de le rappeler en ce moment ; Chaudey est mort courageusement en criant Vive la République. L’infortuné eut une vision prophétique des malheurs publics et de ses malheurs personnels, quand, dans la salle des pas perdus, accoudé près de moi à l’une des grandes fenêtres, il fut pris d’un violent désespoir en voyant passer sur le boulevard du Palais nos troupes, qui partaient pour la guerre.

Ce jour-là, je pris une note assez longue sur l’état d’esprit de la salle des pas perdus ; mais j’ai perdu la feuille volante où était consignée cette note. Je vois encore Chaudey se lamenter et crier, en se tournant du côté des soldats : « Ils sont fous, ils sont fous. » Croyant qu’il s’adressait aux soldats je devins furieux, mais je compris bientôt qu’il s’adressait aux gouvernants, aux députés qui avaient décidé la guerre.

2 décembre

 

Aujourd’hui, rentrée de la conférence des stagiaires ; Me Rousse a dit : « Les avocats, aussi bien que tous les citoyens français, ont de graves reproches à se faire ; ils ont aussi contribué par leur égoïsme, leur amour du plaisir aux effroyables désastres de la patrie. Nous sommes tous coupables ; prendre un seul homme pour notre bouc émissaire est indigne de nous. »

Puis ensuite, notre bâtonnier, au milieu d’une grande émotion, dressa sa haute taille pour proclamer solennellement les noms des confrères morts à l’ennemi ; les jeunes avocats, dont tant de camarades ont succombé, se sont également levés en lui tendant les mains.

Il est temps d’arrêter ces tristes éphémérides.

Que Dieu nous préserve du retour des jours mauvais.

Qu’il nous donne enfin le calme et le repos.

Et si ce vœu n’est pas indiscret, contraire aux destinées de notre cher pays, qu’il fasse du peuple français un de ces peuples heureux sans histoire et... sans annalistes.

1er janvier 1895


1.  Du côté de la rue Soufflot et du Panthéon, les carreaux ne furent pas brisés, comme dans la rue de Vaugirard ; cinq minutes avant l’explosion, deux cavaliers montèrent vers le Panthéon en criant : « Ouvrez vos fenêtres ! ouvrez vos fenêtres ! » Ils étaient envoyés par les fédérés qui, s’échappant de la rue Vavin en flammes, voulaient assurer leur retraite par l’explosion de la poudrière ; mais comme ces combattants se dirigeaient vers la citadelle de la montagne Sainte-Geneviève, ils ne voulaient pas se trouver, pour combattre, au milieu d’un amoncellement de fenêtres brisées, de verres pilés.

L’ouverture précipitée des fenêtres empêcha tout désastre. C’est le docteur Coffin qui m’a donné ce détail, comme beaucoup d’autres, du reste.

On voit comme tout était bien combiné pour la défense du quartier des Écoles.

2 Ce n’était pas exact, je crois ; elle répétait ce qu’elle avait entendu dire ; mais la population parisienne était tellement exaspérée contre les fédérés qu’elle les croyait capables de tout.

3 Le dimanche 28 mai, l’abbé Moléon s’enfuit de la Grande Roquette, abandonnée par les gardiens communards à l’approche de l’armée régulière ; il arriva sain et sauf à son église, plus heureux que ses compagnons de fuite, Mgr Surat et l’abbé Bécourt, curé de Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, qui furent massacrés en chemin par les jeunes détenus de la Petite Roquette, auxquels leur directeur communeux avait rendu la liberté. Voilà une lettre que reçut Mme Blanchecotte à l’occasion de la fuite de l’abbé Moléon, pour le salut duquel elle avait fait tant de démarches, comme je l’ai raconté dans le récit du 20 mai. C’est une lettre d’ami commun :

« Madame,

« Je m’empresse de vous dire que je suis allé voir M. le curé de Saint-Séverin, votre heureux protégé. C’est hier (28 mai) qu’il a échappé par miracle aux mains des cannibales. Il est comme un revenant de l’autre monde, pâle, défiguré, décharné ; il a perdu presque la vue. Il m’a embrassé en me disant : “Je ne m’appartiens plus, je ne dois plus vivre que pour Dieu et le salut des âmes.” »

Après la mort de la tante Alexandrine Turin, ma femme a découvert, dans le paroissien de cette vieille et sainte demoiselle, un papier dans lequel se trouvait une pensée fanée avec ces quelques mots : « Ma pensée est avec vous. E. Moléon. — Captivité de Mazas. » C’était un souvenir que pendant son emprisonnement l’abbé Moléon avait fait parvenir à sa fidèle paroissienne.

4 Plus tard, dans son église, l’abbé Moléon remercia chaleureusement les dames d’avoir tant fait de démarches pour l’arracher à sa prison.

5 M. Alexandre Pillon, le conservateur de la bibliothèque du Louvre, ne la quitta point pendant tout le temps de la Commune, mais il ne put empêcher le désastre. Son fils, M. Pillon-Dufresne, l’aimable bibliothécaire à la Bibliothèque nationale, m’a parlé des richesses incomparables qui se trouvaient au dépôt du Louvre, richesses dépassant même celles du dépôt de la rue Richelieu, à cause de la rareté et de la beauté des livres ; la bibliothèque du Louvre était en effet celle des souverains.

6 À la date du 4 septembre 1871, le 4e conseil de guerre reconnut, comme coupables de l’incendie de la rue de Lille, trois femmes, qu’il condamna à la peine de mort ; mais leur peine fut commuée. La preuve complète de la culpabilité ne semble pas résulter des débats, rapportés par les journaux judiciaires. Il est vrai que les témoins osaient à peine parler ; on a nié l’existence des pétroleuses, soit ; mais la population de Paris y croyait fermement. Si ce ne sont pas les pétroleuses qui ont mis le feu à la rue de Lille comme je l’ai entendu dire par les incendiés désolés, ce sont les Fuxéens ; c’est toujours la même chose, la même et terrible chose. Mais, du moins, l’honneur du sexe est sauvé.

7 La Commune avait interdit, sous peine de mort, toute lumière extérieure ou intérieure.

8 Le bruit courait, sur la rive gauche, comme je l’ai déjà dit, que les soldats avaient été empoisonnés à Montrouge par les communards ; ce n’était qu’un bruit, il est vrai ; toujours est-il que les chasseurs de Vincennes refusèrent mon bon bordeaux ; je n’étais qu’un avocat ou plutôt j’avais le tort d’être avocat ; or, les avocats, depuis le 4 septembre, n’étaient pas en odeur de sainteté dans l’armée. Ah ! si j’avais été notaire ! À peine la lutte était-elle terminée que le papa Lindet, notaire sur le boulevard Saint-Michel, mon vieux camarade de rempart, se précipita sur le boulevard et vint dire à un officier : « J’ai du bouillon pour vos hommes. » Escomptant le succès de la troupe, il avait fait mettre le pot-au-feu chez lui, un pot-au-feu gigantesque, un pot-au-feu pantagruélique ; on ne lui refusa pas à lui ! les petits pioupous se régalèrent du bon bouillon, sans crainte d’être empoisonnés.

9 Ce n’est pas précisément le tombeau de sainte Geneviève, mais la représentation de l’ancien tombeau ; cependant une fort importante fraction du couvercle en pierre subsiste encore aujourd’hui ; pendant les troubles on avait mis en lieu sûr cette relique insigne.

10 J’ai lu, dans Paul Fontoulieu, Les Églises de Paris sous la Commune, que Raoul Rigault, dans un dîner chez sa maîtresse, rue Gay-Lussac, avait parlé de faire arrêter M. Delaunay, le curé de Saint-Étienne. Il ne choisissait pas probablement ses convives parmi les purs des purs, car M. Delaunay fut prévenu. Pourquoi l’arrêter ? C’était un être tout à fait inoffensif ; en dehors de l’administration de sa paroisse, il ne s’occupait que de collectionner les diverses éditions de L’Imitation de Jésus-Christ, dont il avait rempli une bibliothèque toute (sic) entière.

11 Aujourd’hui chanoine à Notre-Dame de Paris.

12 Ce schall inénarrable dont toute la paroisse Saint-Médard eut longue souvenance et qui, au milieu de la nef de l’église, faisait briller la chère tante à l’instar d’une constellation lui venait de sa belle-sœur, Mme John Talma, la nièce du tragédien. Il datait de la Restauration, de 1825 environ ; c’était une merveille, mais qui n’allait véritablement bien qu’avec un chapeau cabriolet, un réticule et des rubans noirs se nouant au-dessous des mollets.

13 Bientôt après il fut défendu de mettre en vente les portraits des membres de la Commune ; un de mes clients, marchand de photographies, l’apprit à ses dépens ; il avait, en 1871, acheté de vieilles épreuves, qu’il avait jetées dans le baquet, c’est-à-dire la boîte où s’entassent pêle-mêle les images les plus disparates et les plus fanées ; en 1872, un commissaire de police en retira, ô horreur ! dix-huit membres de la Commune. Mon client fut poursuivi et condamné, mais simplement à l’amende, même une très petite amende ; le tribunal fut indulgent, après avoir bien ri, car le commissaire avait saisi, comme membre de la Commune, un musicien connu pour son amour de l’ordre et de l’harmonie.

14 Mes confrères Calmels et Dutard éprouvèrent une bien autre perte. Leurs appartements furent complètement incendiés. Dutard demeurait rue de Rivoli, numéro 79, et Calmels quai de Gesvres, au coin de la place de l’Hôtel de Ville. Calmels perdit une multitude de notes et de documents judiciaires, auxquels il tenait beaucoup ; n’ayant pu surmonter son chagrin, il mourut quelques années après.

15 Dans son Histoire de la Commune, l’abbé Vidieu raconte que l’arrestation de l’abbé Sabattier fut des plus dramatiques. Pendant que les malandrins l’accablaient d’outrages et le menaçaient de lui envoyer une balle dans la tête, les enfants de son catéchisme s’accrochaient à sa soutane et ne voulaient pas le laisser partir.

16 L’abbé Planchat a, paraît-il, été frappé par la balle d’un Garibaldien, qui fut lui-même tué, un instant après, par une balle destinée à un otage. La rue des Bois porte aujourd’hui le nom de rue Planchat ; c’est bien ; mais rue de l’abbé Planchat eût été mieux.

17 C’était le sous-bibliothécaire ; il n’y avait pas alors de bibliothécaire, M. Hauréau ayant été nommé directeur de l’Imprimerie nationale.

18 Feu Bertrand Taillet était le beau-père de Savignat, avoué, et de Beaugé, syndic de faillites.

19 Voir ma note du 9 octobre 1870, page 77.

20 Les otages les plus marquants, notamment l’archevêque de Paris et M. Bonjean, président à la Cour de cassation, furent incarcérés à Mazas. Dès que l’armée régulière fut entrée à Paris, c’est-à-dire le 22 mai 1871, ils furent transférés à la Grande Roquette.

21 Mme Coré fut très bonne pour les otages, à qui elle faisait passer de la nourriture. Mgr Darboy et M. Bonjean l’appelaient leur ange gardien.

22 Dans mon souvenir je le vois encore revêtu d’une soutane usée, mais propre ; ses vêtements rappelaient ceux des pauvres, au milieu desquels il passait sa vie. Aucun pickpocket n’aurait eu la pensée de lui soutirer le contenu de ses poches, et cependant, dans l’une d’elles, se trouvait un splendide diamant que, lors de son voyage au Caucase, lui avait donné Schamyl, dont il avait guéri la fille. C’est, du moins, ce que raconta La Semaine religieuse peu de temps après le massacre du père Allard.

23 Le père Allard et le père Clerc, jésuite, avaient conservé leur grande gaîté. Ils avaient de charmantes saillies d’esprit, ainsi que le rapporte dans ses Souvenirs d’un otage Ferdinand Évrard, l’un de leurs compagnons de prison. D’après F. Évrard, le père Clerc avait été, pendant le siège, directeur de la magnifique ambulance du collège de Vaugirard ; c’est donc lui que je vis, lors de ma visite du 23 octobre 1871, lui à qui je fis des compliments de tout ce que les pères du collège faisaient pour la patrie, lui qui me répondit gaîment : « Pourvu que l’on ne nous chasse pas à titre de récompense nationale. »

24 M. Deguerry ne resta sans doute pas longtemps à l’infirmerie ; car c’est dans sa cellule que Me Rousse le visita.

25 Le livre : Grandeur et décadence des Romains, de Montesquieu, n’était probablement pas à la bibliothèque de Mazas, car M. Deguerry pria Me Rousse de le lui apporter lors d’une prochaine visite que notre bâtonnier se proposait de lui faire ; se proposait... mais hélas ! l’homme propose et Dieu dispose.

26 C’était l’aumonier de la Clinique, qui dut son salut à Mme Blanchecotte, ma voisine de quartier, ainsi que je l’ai raconté plus haut.

27 Naturellement je reproduis les détails de la vie intérieure des otages, dans les termes employés pour me les raconter.

28 Ce n’était pas seulement la chute des bombes qui faisait perdre l’esprit à certains habitants de mon quartier, c’était aussi et surtout la crainte de voir le Panthéon, plein de poudre, ou du moins réputé plein de poudre, sauter sous l’atteinte des obus à pétrole. Les Allemands, aussi bien que les Français, s’attendaient à cet effrayant désastre ; j’ai entendu raconter ou lu, je ne sais où, qu’un soldat allemand blessé et fait prisonnier avait été transporté à l’ambulance de la maison Hachette, boulevards Saint Michel et Saint-Germain ; il donna les marques de l’effroi le plus vif, quand il se sut si près du Panthéon.

Cette terreur se renouvela pendant la Commune, et même avec plus d’intensité, car les fédérés criaient bien haut qu’en cas de défaite, ils mettraient le feu à la poudrière du Panthéon.

La marche valeureuse et prompte des soldats de l’ordre empêcha seule la catastrophe ; mais jusqu’au moment de la délivrance, que de frayeurs fatales à la raison !

29 Dans l’Officiel parisien du 21 mai 1871 se trouve un article hilarant sur les crimes de Saint-Laurent. L’imagination de l’écrivain semble hantée par l’idée d’un souterrain possible, reliant l’église à Saint-Lazare ! à Saint-Lazare !! « Admettons, écrit-il, qu’en ces derniers temps le passage souterrain n’existait plus. » Admettons, on voit qu’il n’en est pas certain. Peut-on se laisser aller à des imaginations aussi grotesques ?

30 Aucun avocat ne s’est présenté devant les juridictions civiles de la Commune ; nul n’a donné son concours à cette parodie de la justice. Il n’y avait point là cette raison d’humanité qui faisait surgir des défenseurs dévoués devant les juridictions criminelles.

31 Voir Le Temps du mercredi 20 avril 1871 ; le brave mulâtre Cochinat donnait dans ce journal le compte rendu des séances de la cour martiale ; il ne manquait pas une audience et cependant il ne devait pas y être vu d’un bien bon œil, car dans une note du Temps, de ce même jour 20 avril 1871, note évidemment rédigée par lui, il disait aux membres de la cour : Si vous condamnez à mort les gardes que vous aurez enrôlés malgré eux, vous serez des assassins ; aucune amnistie ne pourra vous soustraire au châtiment.

32 À la page 110 des Papiers posthumes de Rossel, papiers recueillis par Jules Amigues, on lit les lignes suivantes :

« Un chef de bataillon, coupable d’avoir refusé de marcher, fut condamné à mort. La commission exécutive (qui était le pouvoir exécutif de la Commune) commua la peine, sur la demande du défenseur, en une détention pour la durée de la guerre. La décision de la Commune exécutive qui commuait ce premier arrêt énerva la cour martiale. »

33 Voir Le Temps du 21 avril. Je ne peux citer Le Droit et La Gazette des tribunaux qui avaient été obligés de suspendre leur publication.

34 Journal officiel (de la Commune) du 21 avril 1871 et Le Temps du 23 avril 1871.

35 J’espère que mes souvenirs sont exacts ; ils sont conformes, du reste, aux bribes de renseignements que récemment j’ai pu arracher à force d’importunités.

36 L’Officiel communeux du jeudi 18 mai contenait cet avis : Parquet du procureur de la Commune — Les deux premières sections du jury d’accusation sont convoquées pour demain vendredi, 10 heures du matin (salle des assises) ; les jurés se présenteront et seront reconnus par leurs assignations.

37 Bulletin du jour, numéros des 18 mai et suivants ; sous ce titre continuait courageusement à paraître Le Temps, supprimé pour excitation à la guerre civile.

38 Édouard Moriac, Paris sous la Commune, p. 334.

39 Edmond Rousse, Discours, plaidoyers et œuvres diverses (recueillis et publiés par Fernand Worms), Larose et Forcel, éditeurs, vol. II, p. 395.

40 Henri Heine, resté bon Allemand, quoique ami de la France, a su, grâce à sa connaissance intime de la langue française, trouver ce délicieux euphémisme raisons d’Allemand, pour échapper à l’emploi d’une expression qui, naturellement, lui venait à l’esprit : querelles d’Allemand, vieille expression, révélatrice des tourments de nos ancêtres, oh, bien vieille, et que Littré signale déjà dans les poésies de Scarron.

41 C’était le cri perpétuel des outranciers, cri dont nous fûmes assourdis pendant toute la durée du siège ; suivant eux le salut ne pouvait venir que d’une sortie torrentielle. Nos chefs militaires surent toujours s’opposer à une idée aussi téméraire. Le sang parisien eût fourni les flots du torrent de la sortie torrentielle.