REMARQUES FINALES

 

Avant qu’on ne procédât au brochage de ce livre, j’ai tenu à le faire lire par plusieurs de mes amis en les priant de vouloir bien me communiquer leurs observations.

Je consigne ici leurs bienveillantes remarques.

 

Remarque sur la note du 9 juin 1869

Que signifie donc, m’a-t-on dit, cette appellation d’hirondelles de potence appliquée aux sergents de ville ?

Sous le second Empire les superbes sergots, élégamment sanglés dans leur bel habit noir à boutons blancs et à queue effilée, ressemblaient quelque peu aux hirondelles... à des hirondelles de potence, disait le populaire.

 

Remarque sur la note du 11 septembre 1870

J’ai été tancé d’importance pour avoir conservé cette note dans toute sa crudité ou du moins pour ne pas m’en être excusé auprès de mes lecteurs et lectrices ; cette crudité n’aurait effarouché personne si je n’avais pas eu la malencontreuse idée de supprimer quelques lignes copiées dans L’Univers du 23 novembre 1870 et jointes immédiatement à ma note, parce qu’elles m’en semblaient être l’accompagnement tout naturel et même nécessaire.

Je reviens à résipiscence et rétablis ces lignes extraites d’un article que Louis Veuillot écrivit sous la forme d’une lettre à Jules Favre :

« Monsieur,

« L’on vous a signalé le vomissement de caricatures, qui depuis votre avènement n’a cessé de salir la ville...

« Je vois les traits de mes concitoyens affichés au pilori, dessinés sous le couperet de la guillotine en attendant que ce soit pour de bon ; je vois l’image d’une femme qui a régné vingt ans et dont la réputation d’honneur n’a reçu aucune atteinte. Elle est souillée d’injures auxquelles toute femme préférerait la mort et il nous faut voir cela accroché sous les portiques du palais où habite aujourd’hui le chef de votre gouvernement (M. le général Trochu habitait le Louvre !). N’avez-vous pas honte de vous laisser ainsi dégrader vous-même ? Car l’infâme affront fait à cette femme et à la pudeur retombe plus encore sur vous. Vous vous rendez complice de cette sauvagerie lâche, corrompue et corruptrice ; ce fut par ce procédé surtout qu’on assassina Marie-Antoinette, après avoir assassiné son honneur.

« J’ajoute que vous avez su personnellement vous mettre à couvert ; par un ordre formel ou par connivence tacite avec ces artisans hideux, les membres du gouvernement échappent aux caricatures insultantes et diffamantes. M. Gambetta n’est montré que de profil, courant à la victoire ; et vous, monsieur Favre, vous êtes représenté comme quelque chose au fond d’assez sublime, une sorte de justicier en robe rouge, écrasant le monstre Bismarck... »

Si j’ai bonne souvenance l’article émut en haut lieu et les caricatures impudiques disparurent immédiatement.

 

Remarque sur le commentaire de la note du 10 octobre 1870

On m’a conseillé de lire le livre du docteur Busch : Le comte de Bismarck et sa suite pour me convaincre que le roi Guillaume ne doit point être assimilé au comte de Bismarck au point de vue de l’inhumanité.

J’ai donc ouvert ce livre, dont la traduction autorisée se trouve chez Dentu, et j’ai immédiatement été effrayé de l’esprit cruel du chancelier.

Dans ses propos pieusement recueillis par le docteur Busch, son secrétaire intime, le comte de Bismarck parle continuellement de pendre, de fusiller, de brûler (notamment, page 424). Il trouve les cours martiales allemandes beaucoup trop indulgentes et il souhaite sentir à Versailles l’odeur de l’incendie de Paris (p. 412).

Le roi Guillaume n’était pas tendre, mais cruel à ce point, non ; je le reconnais maintenant. M. de Bismarck était excité par sa femme qui, furieuse d’une blessure reçue au pied par son fils aîné, aurait voulu voir tous les Gaulois brûlés ou passés par les armes (p. 195 et 216). Le roi Guillaume, au contraire, était retenu dans sa rigueur par la reine Augusta et la princesse royale, toutes deux pleines de mansuétude.

Je devais, paraît-il, cette rectification ; la voilà faite.

 

Remarque sur la note du 15 octobre 1870

Au lieu du mot : cotisation lire le mot gratification ; mon ancien fourrier m’a rappelé qu’après le 4 septembre nous n’avions plus, comme du temps de l’Empire, de cotisation à payer. De temps en temps je donnais au tambour une gratification pour de légers services ; par habitude j’ai conservé le mot de cotisation sur mon livre de dépenses.

 

Remarque sur la note du 19 octobre 1870

On y lit cette phrase qui a beaucoup offusqué : Nos ennemis vont donc enfin pouvoir nous estimer. Cette phrase se comprend et s’explique à cause de la situation d’esprit où nous nous trouvions dans Paris assiégé et privé de nouvelles. Le 19 octobre nous ne savions encore rien de ce qui s’était passé, rien des actes d’héroïsme accomplis à Sedan et s’accomplissant en ce moment même sous les murs de Metz. Nous étions profondément humiliés ; le courage déployé dans tous les combats autour de Paris nous avait un peu ragaillardis et relevés de notre humiliation.

 

Remarque sur la note relative à la nuit du 28 au 29 novembre 1870

Ce combat de la gare aux bœufs fut engagé pour attirer les Allemands et les détourner des opérations de Ducrot qui cherchait à passer la Marne. Les bataillons de la garde nationale se comportèrent sans doute très bien, mais on m’a fait observer que le succès de ce combat fut dû également aux braves marsouins, c’est-à-dire aux soldats de l’infanterie de marine soutenus par quatre bataillons de mobiles : Marne, Indre, Puy-de-Dôme et Somme.

 

Remarque sur la note du 11 décembre 1870

Je répare une omission. La curieuse brochure La Cuisine pendant le siège est de Destaniel, chef de cuisine ; elle a été publiée à la Librairie des Villes et des Campagnes, en 1870.

 

Remarque sur la note du 14 décembre 1870

Dans la nomenclature des noms des gardes de ma compagnie se trouve M. Caro ; à côté de son nom j’ai mis le titre de membre de l’Académie française ; en 1870 il était seulement membre de l’Académie des sciences morales et politiques ; mais avec ce titre oublié on n’aurait pas su de qui je voulais parler.

 

Remarque sur la note du 30 décembre 1870

On y lit :

« Adieu mon portrait d’enfant qui, malgré ta mine mousue, me rappelais mon heureuse enfance. »

Le mot mousue a fort étonné ; en effet il n’est point français ; c’est un vieux mot picard qui signifie : maussade, renfrogné.

 

Remarque sur la note du 9 janvier 1871

À propos du garçonnet plaisantant sur l’obus allant manger des petits pâtés chez Cross, le pâtissier, Mme Demonchy m’a communiqué le carnet fort intéressant de feu son mari ; à la date du 5 janvier j’y lis et je copie la note suivante :

« Les gamins font un commerce de morceaux d’obus ; ils se moquent du passant qui paraît avoir peur, en le jetant dans des tas de boue et en lui criant : “Gare la bombe”. Lorsque le malheureux se relève tout boueux, sans s’être rendu compte de ce qui s’est passé et surtout sans avoir vu la moindre bombe, le gamin arrive la casquette à la main et dit au pseudo-bombardé : “Ah ! pardon citoyen, je m’ai trompé.” »

 

Remarque sur la note du 5 février 1871

« Que signifie votre exclamation de pauvre pucelle ? » me demande un Méridional peu au courant de l’histoire du nord de la France. Cette exclamation fait allusion au vieux nom de Péronne appelée pendant plusieurs siècles Péronne la pucelle ; après un siège soutenu heureusement contre les Allemands, François Ier avait donné à la petite forteresse le droit de mettre dans ses armes trois fleurs de lys et une pucelle brandissant une épée.

 

Remarque sur la note du 11 mai 1871

À la suite de cette note du 11 mai j’ai oublié de raconter un autre fait révolutionnaire qui eut lieu ce jour-là dans mon quartier. Il s’agit d’une apposition de scellés sur l’étude de Sédillon, huissier, sise boulevard Saint-Michel. C’était pour le punir de ne pas vouloir se soumettre aux volontés de la Commune ; fort heureusement il n’était pas chez lui, car il eût sans doute été arrêté et conduit à Mazas comme son confrère Tainne.

On mit de même les scellés chez Demonchy, huissier, rue Monge ; heureusement encore il ne se trouvait pas chez lui. On posa deux bandes de papier sur les deux portes de l’étude, l’une sur la porte d’entrée, l’autre sur la porte de communication avec l’appartement.

Un commissaire avait refusé de procéder à cette opération probablement parce que Demonchy avait une grande réputation d’humanité ; celui de la rue Cuvier s’en chargea. Mais le premier ne s’était sans doute pas dessaisi de son ordre, car le second ne put le représenter quand le gardien de l’étude le lui demanda ; le fonctionnaire communard se contenta de répondre : « Ordre verbal ; mais j’ai ordre écrit d’arrêter qui me fait résistance. »

Le gardien se tint coi et un client qui assistait à la scène le consola en lui disant : « Vous ne voyez donc pas que la Commune se sentant perdue prend les mesures nécessaires pour empêcher le pillage des papiers chez les notaires et les huissiers. » Il est certain qu’en cas de pillage des études la responsabilité pécuniaire des membres de la Commune eût été terrible.

 

Remarque sur le commentaire de la note du 27 mai 1871

J’y constate que sur les brasiers les flammes, après la chute du vent, s’élevèrent comme des suppliantes, droites vers le ciel, sans propager l’incendie. Ce détail ne m’a pas été raconté ; je l’ai lu je ne sais dans quel ouvrage.

 

Remarque sur la deuxième note du 2 juin 1871

À propos des pétroleuses on me communique une lettre du 27 mai 1871 écrite par un habitant de la rue Monge après la délivrance de son quartier par les troupes de l’Assemblée nationale.

« Enfin aujourd’hui nous sommes tranquilles ; cependant j’ai dû passer cette nuit à la porte avec les voisins des autres maisons pour qu’on ne mette pas le feu dans le quartier. Des femmes jettent du pétrole dans les caves.

« Les trois quarts des monuments de Paris sont détruits par le feu.

« ... Cette nuit nous allons encore faire faction. Nous sommes quatre dans la maison ; nous ferons chacun deux heures. »

 

Remarque sur le commentaire de la troisième note du vendredi 2 juin 1871

On me prévient que les aventures des vicaires de Saint-Étienne-du-Mont ont été racontées par Paul Fontoulieu dans son livre : Les Églises sous la Commune, pages 378 et suivantes. Je le sais ; on a ajouté qu’il y a des différences ; je le sais encore ; ces différences étaient inévitables parce que les deux récits proviennent de sources différentes ; elles ne sont pas du reste bien considérables comme on peut en juger d’après le passage suivant, l’un des plus importants du récit de Paul Fontoulieu :

« Voici deux soutanes que je vous amène, dit le lieutenant Brunet, en s’adressant au commandant de la batterie, faites-les travailler. — C’est bien mes calotins ; on va vous donner de l’ouvrage. » Et MM. de Claubry et Durutte furent chargés de remettre en place les pavés que les obus viendraient à déranger et puis de relever les blessés qu’ils devaient porter à l’ambulance de M. le docteur Coffin située au no 1 de la rue Soufflot... »

Paul Fontoulieu égrène le chapelet d’injures que les fédérés adressèrent aux vicaires ; elles ne sont que comiques ; il a bien fait de ne pas reproduire celles qui sortirent de la bouche de six cantinières, probablement anciennes habituées de Bullier ; quand elles virent les deux gracieux abbés en costume ecclésiastique, dans ce costume que la voix de la prudence leur avait conseillé de quitter, mais que celle du devoir (un peu exagérée) leur avait fait conserver, elles les assaillirent d’une bordée de propos extra-salés, de quolibets obscènes, de paroles ordurières à faire rougir un vieux gendarme ou un vieil avocat de cour d’assises.

Ils ne s’émurent pas et cependant ils n’en avaient sans doute jamais entendu autant en confession.

 

Remarque sur la note du 16 novembre 1871

Mon appréciation sur la conduite des gardiens de Mazas est semblable à celle que je rencontre dans une brochure toute récente de M. Constant Lefébure, ancien directeur de la prison de la Santé, à Paris.

« En rentrant à la Santé après l’insurrection je fus obligé, chose singulière, de défendre mes employés devant l’administration contre des propos malveillants.

« La tâche ingrate et douloureuse que tous ces braves gens ont si bien remplie n’a été appréciée que longtemps après, lorsque parut l’ouvrage de M. Maxime Du Camp, qui a décrit avec une si rigoureuse exactitude les faits passés dans les prisons sous la Commune... » (Souvenirs d’un ancien directeur des prisons de Paris, par Constant Lefébure. Paris 1894, imprimerie de H. Louvet.)

Je remercie mon confrère Ernest Carette de la communication de cette brochure.

 

Remarque sur l’ensemble de mes notes du 19 février au 28 mars 1871

Pendant ce temps je fus absent et par conséquent je n’ai pu prendre de notes sur ce qui s’est passé dans le quartier des Écoles.

Quoiqu’il ne soit survenu rien de bien saillant, je me suis efforcé néanmoins de signaler en différents endroits de mon livre ce que j’appris à mon retour, c’est-à-dire les aventures et mésaventures de mon 24e bataillon, l’excitation des étudiants (des rares étudiants revenus à Paris), leur assemblée dans le grand amphithéâtre de l’École de médecine et leur déclaration de guerre au Comité central. La lacune était comblée... à peu près, mais j’avais conscience qu’elle ne l’était pas entièrement ; une de mes lectrices, en ayant conscience comme moi, a eu l’amabilité de me communiquer une série de petites nouvelles empruntées à des lettres d’affaires qu’un employé envoyait à son patron, précisément pendant la période de temps dont je parle.

J’acceptai le document avec enthousiasme et le transcris ici.

21 février 1871

On parle de l’entrée des Prussiens qui ne viendraient pas dans le 5e arrondissement. Ils ne feraient que défiler par les avenues de la Grande Armée et le faubourg Saint-Antoine.

Ce ne sont que des on-dit.

 

27 février

 

Le gouvernement a fait afficher ce matin que les Prussiens entreraient mercredi, 1er mars, à dix heures, mais n’occuperaient que les Champs-Élysées et le faubourg Saint-Honoré.

 

1er mars

 

Les Prussiens sont entrés ce matin.

Dans le quartier tranquillité parfaite ; rien ne fait supposer la présence des Prussiens de l’autre côté de l’eau. Rue Soufflot et boulevard Saint-Michel tous les établissements sont fermés.

M. Mazen, le juge de paix du 5e, après un petit speech patriotique a levé l’audience en remettant toutes les affaires au lundi suivant.

Aucun journal n’a paru,

Les gardes nationaux sont sur pied et font des patrouilles par compagnies entières.

 

2 mars

Aucun accident n’a eu lieu. Les Prussiens nous laissent tranquilles chez nous et franchement pour ne faire qu’une entrée semblable, ça n’en valait pas la peine.

On vient d’apposer des affiches pour nous apprendre que les préliminaires de la paix avaient été ratifiés par l’Assemblée nationale.

On espère que les Allemands partiront samedi.

Tout est tranquille dans notre quartier ; mais la garde nationale fait des rondes à chaque instant pour empêcher toute manifestation.

 

3 mars

 

On craint du bruit après le départ des Prussiens. Le gouvernement laisse trop faire la garde nationale qui s’empare des canons ; elle a pris des chassepots et de la poudre au faubourg Saint-Antoine en présence d’un commissaire de police ; cela est ridicule.

J’espère qu’il n’y aura pas plus de bruit après le départ que pendant la présence des ennemis ; malheureusement il fait un temps superbe ; s’il pleuvait les émotions de la rue ne seraient pas à craindre.

Pas encore de journaux.

 

4 mars

 

Les Prussiens sont partis, tout à fait partis de Paris, après n’avoir vu que les Champs-Élysées ; mais eux partis, les gardes nationaux conservent les canons, les chassepots, la poudre qu’ils n’ont pris, disent-ils, que pour les soustraire à la rapacité des vainqueurs.

Il y a eu une petite collision aux Gobelins entre des gardes nationaux et d’anciens sergents de ville mobilisés ; deux hommes ont été blessés.

Un bruit absurde court par ici ; c’est que les sergents de ville ont une prime de 6 fr. quand un garde national est désarmé.

 

7 mars

Les gardes nationaux ont, à Montmartre, des canons braqués sur Paris ; on espère beaucoup du général de Paladine qui va mettre tous ces gens-là au pas.

L’affaire des Gobelins a été beaucoup exagérée ; les gardes nationaux ne voulant pas que les policiers restent armés et aient la garde des postes de ville se sont présentés la nuit au poste des Gobelins et ont désarmé soixante gardiens de la paix ; ils ont conservé les armes et les munitions. Tout cela se fait par les ordres d’un comité anonyme.

On a peur d’une collision quand il s’agira de reprendre toutes les armes.

Les marchands de vin ne ferment même plus la nuit.

 

13 mars

 

Encore aucun accident ; mais tout le monde est inquiet de l’état de choses actuel.

 

15 mars

 

Toujours la même effervescence ; un général nommé par la garde nationale donne des ordres en conséquence et fait tout l’opposé de ce que fait le général d’Aurelles ; à la mairie du 5e il y a un bataillon de garde et un autre bataillon qui garde celui-là ; on peut être tranquille la mairie ne s’enfuira pas.

Je ne sais ce que le gouvernement attend pour prendre des mesures énergiques ; les gens raisonnables en réclament.

 

16 mars.

 

Il fait un temps affreux ; il neige depuis hier, si cela pouvait dégoûter les patrouillards de faire faction autour de leurs canons.

 

17 mars

 

Des banquiers du quartier font signer par les commerçants une protestation contre la loi des échéances (10 mars) qui est ici très discutée ; à force de la relire, je finis par la trouver moins mauvaise. Ces messieurs espèrent que la Chambre reviendra sur son vote ; cela me paraît impossible car elle a été élaborée par la Banque et le gouvernement a trop besoin d’elle pour faire quelque chose à son désavantage.

Les dissidents de Montmartre n’ont pas encore rendu leurs canons. Cependant leur zèle commence à se refroidir ; dans deux ou trois jours cette triste comédie sera probablement terminée.

 

21 mars

 

La garde nationale s’est insurgée et le gouvernement a quitté Paris ; on a assassiné deux généraux et sans le moindre prétexte on maltraite les gens dans la rue.

M. J..., banquier, m’a dit que la Banque avait été obligée de remettre un million aux insurgés.

De temps en temps ceux-ci tirent des coups de fusil et des coups de canon à poudre. On bat le rappel toute la journée et toute la nuit ; on sonne même le tocsin. Dans notre quartier il n’y a pas de barricades et la circulation n’est pas interrompue ; il y a beaucoup de monde dehors. Je laisse les jalousies fermées.

C’est navrant de voir qu’un million de gens aimant l’ordre se laisse faire la loi par une poignée de voyous.

 

24 mars

 

On commence à se remuer et à sortir de la stupéfaction dans laquelle on était tombé ; il y a des réunions et des manifestations dans l’intérêt de l’ordre. Place Vendôme il y en eut une faite par d’honnêtes gens désarmés qui ont été lâchement assassinés.

De temps en temps on tressaille au bruit de trois ou quatre coups de canon tirés de la mairie.

Cette vie est intolérable ; les gens d’ordre sont d’accord pour réprimer ces excès ; mais ils ne sont pas en nombre dans le 5e, qui est tout entier aux mains des 119e, 160e et 161e bataillons révoltés ; chez nous la clique du 13e arrondissement commande en maître.

Je ne dors pas tranquille ; il est vrai qu’avec les tambours, les clairons, les canons, le tocsin, il faudrait être sourd pour dormir.

 

28 mars

Depuis dimanche il y a comme une suspension d’armes. Le Comité prend toujours beaucoup de précautions et ne laisse aucun repos aux malheureux qui suivent ses inspirations ; toujours des patrouilles.

Le juge de paix du 5e a prévenu les huissiers de ne faire aucune citation pour demain.

 

30 mars

 

L’Officiel de ce matin contient un décret tout à fait radical sur les loyers.

J’ai eu la visite de M. Dabot ; il est arrivé à Paris sans accident.

Ici on a fait des réquisitions chez les marchands de vin à qui on a donné en paiement des bons du Comité.

 

4 avril

 

Depuis trois jours la situation est plus grave On s’est battu dimanche et lundi ; aujourd’hui il y a encore beaucoup de mouvement.

 

5 avril

 

Je suis allé à la gare du Nord et j’ai remis une lettre à un Anglais en le priant de la mettre à la poste pendant son voyage ; il m’a fait comprendre qu’il voyait bien ce que je lui demandais.

 

15 avril

 

Depuis huit jours impossible de faire partir une lettre pour la province. Les voyageurs ne sont plus aussi complaisants, ils craignent de se compromettre ; j’ai vu M. Dabot, je lui ai remis une lettre qu’il ira mettre avec les siennes à une poste en dehors de Paris.

 

3 mai

 

Dans notre 5e arrondissement en vient d’afficher un avis contre les réfractaires. On va visiter les maisons pour les rechercher. M. Dabot, heureusement, est parti hier.

 

J’ai ajouté quelques extraits de lettres, postérieures à mon retour à Paris, parce qu’ils me rappelaient certains souvenirs complètement oubliés, notamment celui de mes odyssées en dehors de Paris pour porter des lettres à la poste des lieux circonvoisins. Le plus intéressant dans les extraits de lettres que je viens de donner c’est l’historique succinct, mais vif et animé, de l’attitude du Quartier latin pendant l’occupation prussienne. Pour compléter cet historique, je crois devoir reproduire un mot fort court, écrit de Paris à un de mes parents le 3 mars 1871 :

« Mon cher ami,

« Enfin, l’occupation de Paris est terminée depuis ce matin. Paris est redevenu Paris. Mais que de transes depuis samedi. Tout s’est passé heureusement avec calme Les boutiques ont été fermées dans le quartier. Il n’aurait pas été possible de se désaltérer, car pas un café n’a ouvert. Cependant un marchand de vin traiteur n’a pas fermé pour l’usage de la garde nationale qui gardait l’entrée du pont Saint-Michel. Il y avait là deux bataillons qui ont campé pendant l’occupation afin de veiller à la conservation de l’ordre dans le quartier. Mais leur besogne a été facile, car il n’y a pas eu le moindre trouble. »