INTRODUCTION

 

Les Griffonnages quotidiens d’un bourgeois du Quartier latin ont été rédigés par l’avocat Henri Dabot (1831-1907) entre le 14 mai 1869 et le 1er décembre 1871, c’est-à-dire durant une trentaine de mois qui correspondent à l’une des périodes les plus sombres et les plus douloureuses de l’histoire de la France contemporaine, comprenant, crescendo, les troubles, illusions et désillusions de la fin du second Empire, la guerre franco-allemande et la Commune. Si celle-ci demeure une référence essentielle pour une partie du peuple français, si l’historiographie en renouvelle constamment la connaissance, comme le montrent les récents travaux de Sylvie Aprile, Michel Cordillot, Laure Godineau, Claude Latta, Bertrand Tillier, Danielle Tartakowsky, Robert Tombs... ; si les rééditions des Mémoires de grands acteurs de la Commune (Arthur Arnould, Victorine Brocher, Gaston Da Costa, Prosper-Olivier Lissagaray, Benoît Malon, Louise Michel...) en renforcent et en réactualisent le souvenir, la guerre de 1870-1871, quant à elle, occupe une place bien moindre dans la mémoire collective des Français, son image étant largement effacée derrière celle de la Commune, précisément, et derrière celle de la Première Guerre mondiale, qui s’impose avec sa multiplicité de belligérants, ses quatre années de combats, ses tranchées, ses millions de morts, sa grosse Bertha, son gaz moutarde... Pourtant les capitulations de Sedan, Strasbourg et Metz ont constitué de forts traumatismes, le siège de Paris, qui occupe une place majeure dans les Griffonnages de Dabot, a été une terrible épreuve pour les Parisiens qui ont connu l’isolement, la faim, le froid, les bombardements, les déceptions renouvelées à chaque combat perdu, à Bagneux, au Bourget, à Champigny, à Buzenval. Rééditer un ouvrage qui lui laisse une grande place, écrit par un témoin et un acteur de cette guerre — Henri Dabot était garde national —, peut contribuer à réactiver cette mémoire perdue. Bien d’autres sources le permettraient, certes, comme le journal d’un professeur d’histoire, Émile Chevalet (Mon journal pendant le siège et la Commune, par un bourgeois de Paris, 1871), celui d’un officier, Maurice Irisson, comte d’Hérisson (Journal d’un officier d’ordonnance. juillet 1870-février 1871, 1885) ou bien les notes d’un ornithologue connu, René Paquet, sous le pseudonyme de Nérée Quépat (Simples notes prises pendant le siège de Paris, 1871). Mais les Griffonnages de Henri Dabot présentent un intérêt particulier tenant à leur nature, à leur composition et à la personnalité de leur auteur.

Les Griffonnages s’insèrent dans un ensemble de souvenirs correspondant à une longue période courant de 1847 à 1900, qui commence par une série de lettres envoyées à ses parents par le jeune Dabot, de 1847 à 1854, du temps où il était pensionnaire à Louis-le-Grand, puis étudiant en droit. Suivent les Souvenirs et impressions d’un bourgeois du Quartier latin, publiés en 1899, et couvrant les années 1854-1869. Enfin, aux années postérieures à la guerre correspondent deux séries, toutes deux intitulées Calendriers d’un bourgeois du Quartier latin, la première allant du 1er janvier 1872 au 1er janvier 1888 et la seconde du 1er janvier 1888 au 31 décembre 1900. À ces cinq volumes, il faut encore ajouter les Registres, notes et lettres d’une famille péronnaise, réunissant les souvenirs du grand-père d’Henri Dabot, François Dabot (1769-1824), ceux de son père, Fursy Dabot, né en 1805, et les premières lettres expédiées par Henri, après son entrée à Louis-le-Grand, en octobre 1846. François Dabot, après avoir été employé du district de Péronne, s’était établi marchand de draps et emplissait ses registres de notations variées. Son fils Fursy — ce prénom est celui du saint patron de Péronne — reprit son commerce ; en 1846, il fut élu conseiller municipal de Péronne et devint sergent-fourrier de la garde nationale ; il semble avoir été moins prolixe. Trois générations de Dabot se sont ainsi succédé pour écrire la chronique de la vie familiale, mais aussi pour noter différents faits se rapportant à la vie politique de la nation. Le grand-père aimait écrire, il était, constata son petit-fils, « paperassier et écrivassier, comme le fut, l’est ou le sera tout individu passant par l’administration française ». Quant à Henri Dabot, il prit, dès l’adolescence, l’habitude de relater quotidiennement ses actions et ses impressions car, lorsqu’il devint interne à Paris, son père exigea de recevoir de lui des « lettres nombreuses et détaillées » ; aussi lui envoyait-il « de vraies notes journalières [...] par fournée hebdomadaire ». C’est ainsi, souligna Henri, « qu’il [s]’habitua à écrivasser selon l’usage de la famille ». Possédant un intérêt intrinsèque, les Griffonnages peuvent aussi se lire comme un simple pan d’une histoire plus longue ; d’un volume à l’autre, des liens se tissent, des fils se croisent et s’entrecroisent. Maints personnages cités dans les Griffonnages existent déjà dans les Registres ou les Souvenirs et réapparaissent dans les Calendriers. En adoptant la tradition familiale, Henri Dabot, ce Péronnais devenu parisien, prit d’ailleurs aussi rang parmi les bourgeois de la capitale ayant publié leur journal à diverses époques. Mais, contrairement à l’anonyme du XVe siècle et à celui du règne de François Ier, à Célestin Guittard et Edme Biré (durant la Révolution pour le premier, la Terreur pour le second) ou bien encore à son contemporain Émile Chevalet, Henri Dabot évita systématiquement le terme de journal dans ses titres et se présenta toujours non comme « un bourgeois de Paris », mais comme « un bourgeois du Quartier latin », voulant sans doute signifier par là que le Paris qu’il connaissait et aimait se limitait au quartier des Écoles et, peut-être, que le vrai Paris se trouvait là.

Henri Dabot publia ses Griffonnages quotidiens en 1895. Il le fit à la demande du directeur-gérant de L’Indépendant de la Somme, à un moment où le vingt-cinquième anniversaire de la guerre franco-allemande et de la Commune amena de nombreux journaux à publier de « tristes éphémérides » (avant-propos de la seconde édition des Griffonnages). Il exhuma donc ses vieux carnets, en retrancha « certaines notes intimes ou familiales n’intéressant guère le public » et jugea bon d’expliciter un certain nombre d’informations, de les commenter et de les développer en puisant dans diverses sources et tout d’abord dans ses propres souvenirs ou, pour les périodes où il n’était pas à Paris, dans ceux de tous ses amis demeurant au Quartier latin, dont il traduisit les sentiments « aussi fidèlement que possible ». Il inséra également des documents personnels, des extraits de ses livres de recettes et de dépenses, des lettres envoyées à sa femme ou écrites par celle-ci, et reçues des mois après leur expédition (une lettre postée à Armentières le 2 octobre 1870 lui parvint le 1er juin 1871). Il hésita d’ailleurs à inclure dans le volume les missives de son épouse, qui était morte depuis environ cinq ans — elle décéda le 22 novembre 1890 — quand il le publia. Après avoir recueilli quelques avis, il se résolut à le faire car ces lettres contenaient « très souvent des détails intéressants sur l’état d’âme des Parisiennes exilées ». Il se rendit sur les lieux de certains combats, à la recherche de tombes, de plaques commémoratives et d’inscriptions diverses. Grand lecteur, il chercha aussi des compléments, des précisions, des analyses, qu’il ne partageait pas toujours, dans de nombreux ouvrages publiés par divers auteurs, et non des moindres : Victor Hugo, George Sand, Alphonse Daudet, Edmond de Goncourt, Jules Claretie, Maxime Du Camp, Flourens, Lissagaray, Mme Blanchecotte, Ernest Daudet, et bien d’autres. Il recourut à la presse, au Temps, au Journal des débats, au Journal officiel de la Commune. Dans une note attachée à un commentaire de ce qu’il avait rédigé le 6 avril 1871, se demandant si certains lecteurs ne trouveraient pas abusif le nombre de ses citations, il expliqua que le rapprochement entre ses Griffonnages et les « passages tirés des meilleurs auteurs qui ont écrit sur les deux sièges » visait à conférer à ses écrits une valeur historique. Afin que la composition de son ouvrage fût bien claire pour ses lecteurs, Henri Dabot distingua soigneusement tous les documents ajoutés après coup de la rédaction primitive, grâce à un jeu de notes, d’astérisques et à des polices différentes. L’intérêt de son ouvrage toutefois ne tient pas seulement à l’insertion de tous ces apports extérieurs, à leur mise en rapport avec son propre texte des années 1869-1871 et à la construction du texte définitif en plusieurs strates, mais aussi à la lucidité dont il fit preuve en se relisant, à l’étonnement qu’il éprouva parfois en redécouvrant ce qu’il avait écrit, aux explications qu’il avança et au jugement qu’il lui arriva de porter sur ses écrits d’antan. Ainsi, il se reprocha « une trace pénible de défaillance » dans les lignes tracées le 16 décembre, à propos de Péronne, où se trouvaient ses parents et ses amis. Il lut avec « une véritable stupéfaction » ce qu’il avait noté le 2 avril 1871 à propos de l’entêtement des Versaillais mis en parallèle avec l’exaltation des Parisiens, comme si les deux camps étaient sur un pied d’égalité et aussi coupables l’un que l’autre — ce qui ne correspondait pas du tout à son opinion de 1895 — et tenta de comprendre ce qui l’avait poussé à écrire ces lignes. Honnête, il ne chercha pas, ce qu’il aurait pu aisément faire, à dissimuler les craintes qu’il avait éprouvées, les petites lâchetés dont il avait fait preuve. Redoutant une visite domiciliaire et une saisie de ses papiers, il lui était arrivé à plusieurs reprises de corriger un écrit, de substituer un mot à un autre, le 12 avril 1871 par exemple, où il avait remplacé « hélas » par « dit-on » après la mention d’un échec de l’armée versaillaise. Or, en 1895, il se rappela que son grand-père avait agi de même en 1814-1815 et qu’en lisant ses registres il l’avait trouvé « bien prudent, bien timoré » ; il en tira une leçon : « Il faut toujours juger avec indulgence les actions d’autrui ; car on ne sait pas si, dans les mêmes circonstances, on n’agirait pas de la même manière. » Cet homme qui caviarda son texte n’était cependant pas un lâche. Le 9 janvier 1871, en plein bombardement, en se « ratatinant » sur lui-même, il se rendit au domicile de son beau-père pour le ramener chez lui, où les obus ne tombaient pas. Le 3 avril, alors qu’un « forcené », applaudi par des « mégères », avait émis l’idée de « prendre les femmes et les enfants des sergents de ville et les mettre au-devant des camarades qui se battent », un fédéré avait jugé de tels propos ignobles ; Henri Dabot avait approuvé « cet honnête garçon » et l’avait fait en termes tels qu’un de ses clients lui avait par la suite conseillé de se montrer plus prudent. Au début du mois de mai, voulant quitter Paris pour rejoindre sa femme et ses enfants à Moret, il n’hésita pas à se faire passer pour un ravitailleur et à se faire délivrer un permis de sortie en se rendant dans des bureaux d’où l’on ne sortait pas toujours libre.

Comme le prouvent son appartenance à la Société d’études historiques et ses multiples lectures, cet avocat, ce juriste (il avait prêté son serment d’avocat le 22 novembre 1852 et soutenu sa thèse le 26 avril 1854) aimait l’histoire, et ce depuis longtemps. Dans le post-scriptum ajouté à ses Lettres d’un lycéen et d’un étudiant, il expliqua que, depuis sa jeunesse, il avait une « passion pour les petites miettes de l’histoire », passion qui lui avait été transmise, comme à ses condisciples, par « un excellent professeur de Louis-le-Grand, le père Gaillardin, l’auteur d’une très belle biographie de Louis XIV », dont il exposa les méthodes d’enseignement. Ce pédagogue traçait « parfaitement les grandes lignes de l’histoire », mais n’oubliait jamais « le petit détail, si nécessaire souvent pour la compréhension des grands faits historiques ». Dans l’avant-propos des Griffonnages, Henri Dabot cita, pour les faire siennes, quelques lignes du préambule des Souvenirs de 1870 et 1871 de Me Edmond Rousse : « Le fait qu’on vient de voir, le discours qu’on vient d’entendre, l’émotion dont on est encore agité, les propos du quartier et la rumeur du carrefour, tout peut avoir après nous sa place et son prix ; on ne sait pas dans quelles mains ces simples récits tomberont un jour et ce qu’un historien en saura faire. » Et lui-même, curieux de tout, aimait recueillir « le petit détail » — une phrase cueillie au vol, une chanson, un dessin entrevu — et le mettait en valeur, qu’il s’agît du « Zim boum la la /les beaux militaires » chanté par des gamins et des voyous de la rue Mouffetard au passage de gardes nationaux (8 mai 1870), des « gémissements plaintifs » et des « cris de désespoir » poussés par une femme voyant des jeunes gens partant pour la guerre (19 juillet 1870) ou d’une caricature du premier président de la Cour de cassation aperçue sur un journal (9 octobre 1870).

Henri Dabot aimait ainsi saisir l’air du temps et il le restituait avec bonheur car, en réalité, il faisait plus qu’« écrivasser ». Son goût d’écrire transparaît dans l’allant de sa plume, dans la spontanéité et les fantaisies de son style, correspondant bien à son caractère, car il ne se haussait pas du col, ne se prenait pas au sérieux et avait un heureux tempérament. Jeune, on le disait gai comme un pinson et il opposa toujours, parfois en s’y contraignant il est vrai, sa joie naturelle aux tristesses et aux malheurs de la vie. Cette apparente insouciance n’était pas de l’inconscience, mais une nécessité de tout son être : il lui fallait absolument, dirait-on, avoir le mot pour rire. Le 28 septembre, alors que les Parisiens commençaient à avoir des inquiétudes quant à leur ravitaillement, il rapporta un bruit selon lequel les habitants de la capitale seraient réduits à manger du papier, puis ajouta : « J’avalerai tout mon Sirey et deviendrai le premier juris-consulte de France. » Le 12 novembre, la consommation de rats faisant partie de l’ordinaire et le prix de ces animaux augmentant sans cesse, il en conclut qu’ils vaudraient bientôt « aussi cher que les rats d’opéra ». Le 11 décembre, ayant appris que la vie était dispendieuse dans le Nord et que les femmes devaient vendre leurs bijoux, il écrivit à son épouse, réfugiée à Armentières : « S’il en est ainsi, vends tes boucles d’oreilles ; ça m’est égal, pourvu que tu me conserves tes oreilles. » Mais cette légèreté correspondait aussi à une discipline de vie. Le 22 novembre 1870, alors que les défaites succédaient aux défaites, que la vie quotidienne se faisait de plus en plus difficile, que, depuis le 10 septembre, il était séparé de sa femme et de ses enfants, dont l’absence lui pesait beaucoup, il répondit à son beau-père, que son comportement primesautier étonnait et qui lui demandait comment il pouvait être gai dans de telles circonstances : « Père, si nous ne sommes pas gais, nous sommes perdus ! »

Cette légèreté était accrue par sa liberté de ton et de style, car il ne reculait pas devant l’argot ou les termes familiers, n’hésitait pas à préciser que, s’il s’était levé la nuit, ce n’était « pas pour dire matines » (22 janvier 1871) ou à parler des relations des mobiles avec les « donzelles » du Quartier latin en déplorant les suites sanitaires de ces rencontres, mais sans se donner des airs de père la pudeur. Tout cela lui fut ultérieurement reproché par des lecteurs, comme il l’exposa dans l’avant-propos de la seconde édition. Certains estimèrent en effet que son langage était « bas et commun » et son « jargon de Quartier latin de mauvais goût » ; mais ce reproche le laissa de marbre car il avait reçu « des appréciations différentes émanant d’hommes de grande valeur littéraire », Alphonse Daudet et François Coppée, qui avait été garde national dans le même bataillon que lui. Il ignora aussi un autre grief relatif aux « traits tout à fait inconvenants » de ses Griffonnages ; il admettait volontiers qu’il avait été « parfois un peu gaulois », mais il estimait qu’il fallait être « indulgent pour un défaut de race ».

Toutefois son esprit abritait aussi de graves pensées et même, parfois, des « idées noires », des « papillons noirs ». Homme tendre et aimant, il n’oubliait pas sa jeune sœur Céline, dont il était le parrain, morte de la fièvre typhoïde, à l’âge de dix-sept ans, en février 1861 ; songeant à elle, le jour du neuvième anniversaire de sa mort, il se rendit à la chapelle des âmes de l’église Sainte-Marguerite pour méditer sur la brièveté de la vie (21 février 1870). Habitué par sa profession à toutes les détresses et toutes les douleurs humaines, il fut, durant l’année terrible, le témoin, souvent miséricordieux — car c’était un homme bon —, de bien des misères : misère de la jeune domestique que ses maîtres n’avaient pas pu garder (6 octobre 1870), misère de la « pauvre vieille femme » privée de pain (14 octobre 1870), misère de la femme qui avait quitté son mari, que son amant venait d’abandonner et qui n’avait « même pas de la vache enragée à manger » (11 décembre 1870). S’il gardait courage dans un tel contexte, c’est qu’il croyait en Dieu : « Je me réfugie en Dieu. Comment font donc, quand ils souffrent, ceux qui ne croient pas en lui ? », nota-t-il le 13 décembre 1870. Ce besoin de croire était si fort qu’il n’hésita pas, lui, habituellement bon camarade, à rembarrer « de la belle façon » Abel Bergaigne — qui n’était alors pas encore le maître du Rig-Veda — qui venait d’exprimer ses doutes quant à l’existence de Dieu : « Ah ! je vous en prie, gardez donc pour vous vos désenchantements ; moi, j’ai besoin de Dieu, surtout en ce moment. » Il était également soutenu par les sentiments qu’il éprouvait pour sa femme et pour ses trois enfants. En 1862, à l’âge de trente et un ans, il avait épousé Amélie Decaix, jeune fille d’une vingtaine d’années dont il était très amoureux et, depuis, son amour n’avait pas faibli. Ainsi, le 19 octobre 1870, il se rendit à la gare d’Orléans, d’où partaient les aérostats, « afin, écrivit-il, d’apercevoir de plus près le magnifique ballon » qui allait emporter la lettre qu’il avait écrite « à la chère femme de [s]on cœur ». Il aimait tendrement sa fille et ses deux fils et avait absolument tenu à leur faire quitter Paris dès que la guerre tourna vraiment mal ; à son épouse, qui ne voulait pas le laisser seul, il rétorqua que si les enfants souffraient de privations ou du bruit provoqué par l’artillerie, il ne le lui pardonnerait jamais, et elle partit. Il ne faudrait pas, pour autant, le considérer comme un tyran domestique. Il respectait et estimait les femmes, en premier lieu la sienne, dont l’opinion lui importait. Le 19 juillet 1870, il nota que, voyant la foule aller dans la direction de la gare de l’Est pour assister au départ des troupes, il ne tenait plus en place et que sa femme, « quoique pas trop rassurée », lui « permit d’aller voir », tout en maugréant contre sa curiosité et en lui faisant « toutes les recommandations d’usage ». Pendant les cinq mois de séparation, auxquels s’ajouta la Commune, il pensait souvent à ses trois « agneaux » et il se désola de ne pouvoir fêter le septième anniversaire de sa fille et de ne pas voir les premiers pas du jeune Louis, né en juillet 1869. Lus sous l’angle du genre, ses Griffonnages constituent un apport précieux et battent en brèche bien des idées reçues. Il est aussi très intéressant de comparer son attitude à celle de Manet — qui avait accepté très difficilement le départ de son fils et de sa femme, décidé par cette dernière, et n’avait compris le caractère judicieux de cette décision qu’au début du mois de novembre (Lettres du siège de Paris).

Il reste à s’interroger sur ses opinions relatives à l’Empire, à la République, à la guerre, à la Commune. Ce que pensa Henri Dabot en 1870-1871 était dans le droit fil de ses idées des vingt années précédentes. Né dans une famille d’opinions orléanistes, il avait dix-sept ans lors de la Révolution de 1848, dont il suivit le déroulement avec intérêt et curiosité, tout en suivant les recommandations de ses parents, qui lui conseillaient de ne pas se mêler de politique. Ce tout jeune homme se considérait alors comme un « républicain modéré » et le demeura durant les quelques années de la IIe République. Le 20 mars 1850, étant allé contempler la colonne de la Bastille, il remarqua que les rubans des couronnes déposées à sa base avaient été détrempés et décolorés par la pluie et il eut cette exclamation significative : « si ceux qui ont noué ces rubans pouvaient de même tourner au rose tendre » ; pour lui, les théories socialistes se ramenaient à des « discours abracadabrants ». Mais il se tenait informé de la vie du pays et lisait Le Charivari, Le Corsaire et Le Constitutionnel. Dans les jours qui suivirent le 2 Décembre, il fut, pour ses parents, le témoin épistolaire de ce qu’il voyait et entendait dans les rues, mais ne prit nettement parti ni pour la République ni pour les partisans du coup d’État. À cette époque, il était membre d’une conférence de Saint-Vincent-de-Paul, allait entendre le père Lacordaire et le père de Ravignan, tout en veillant à ce que celui-ci ne l’embrigadât point dans « la congrégation ». Adolescent et jeune adulte, il se montrait ferme dans ses convictions, mais libéral et modéré en tout, et tel il demeura tout au long de sa vie. Au début de l’Empire, lorsque la statue du maréchal Ney, par David d’Angers, fut inaugurée, il alla la contempler avec l’un de ses bons camarades, un républicain, « aussi ennemi des Ratapoils que des henriquinquistes », ce qui n’était pas un propos de bonapartiste très convaincu... Cependant, il considéra les années 1854-1868 comme « les jours riants » du second Empire.

Absent de Paris lors du 4 septembre, il apprit « avec stupeur la défaite de Sedan et la déchéance de l’Empereur », fut satisfait que le 21e bataillon de la garde nationale, auquel appartenait sa compagnie, n’eût pas envahi le Corps législatif, mais accepta volontiers le changement de régime : « Va pour la République si elle nous sauve ! » (5 septembre 1870). Par la suite, il lui arriva de douter de la compétence du gouvernement de la Défense nationale et, expliqua-t-il en 1895, c’est pour cette raison qu’il vota « en tremblant » le 3 novembre 1870. En fait, ses notes se rapportent essentiellement à la vie quotidienne (l’alimentation, le chauffage, les problèmes de santé), au bombardement de la capitale, à partir du 5 janvier, et à ses propres activités de garde national. Il parlait de ses nuits de garde sur les remparts, des combats qui s’étaient livrés ici ou là, sans jamais donner de vue d’ensemble, ce que personne d’ailleurs, pas même le général Trochu, n’était alors en mesure de faire. Il n’aborda les questions purement politiques qu’en de rares occasions, par exemple pour s’indigner du décret pris par la délégation de Bordeaux interdisant aux anciens ministres, préfets et candidats officiels de l’Empire de se présenter aux élections du 8 février, décret qui fut cassé presque immédiatement par les membres du gouvernement de Tours. Il nota quelques informations sur les journées insurrectionnelles (8 octobre, 31 octobre, 22 janvier), qui le scandalisèrent absolument et lui firent redouter la fin de la France. En mars 1871, si la vue du drapeau rouge flottant sur la Sorbonne lui donna « comme un coup de poignard au cœur », il tenta tout d’abord de comprendre ce qui animait les deux camps. Il admirait le courage des fédérés — courage bien mal utilisé à ses yeux —, mais se refusa absolument à servir dans la garde nationale au service de la Commune, qui n’était pas pour lui un gouvernement légal. Il ne vécut d’ailleurs pas à Paris durant toute la durée de la Commune, puisque, après un voyage dans le Nord, il n’y revint que le 28 mars et qu’il réussit à en sortir le 2 mai. Il ne connut donc la Semaine sanglante que par des récits et des lectures. Horrifié par les mesures anticléricales, par le décret des otages et l’exécution des six prisonniers qui s’ensuivit, puis par le massacre de la rue Haxo, il ne se répandit cependant jamais en malédictions ou en injures sur l’ensemble des combattants parisiens, car, dans la masse des fédérés, il vit surtout de « pauvres victimes de fous, d’idéologues », des hommes affamés qui trouvaient un revenu dans leur paye de gardes nationaux. En outre, à ses yeux, tous les membres de la Commune ne furent pas « d’intrépides démons » ; Régère, maire du Ve arrondissement, trouva grâce à ses yeux, en grande partie parce qu’il était catholique pratiquant. D’ailleurs, dans ses lignes originelles, à part celui de Régère qui revient à diverses reprises, il ne cita pour ainsi dire pas de noms propres ; on peut tout juste relever ceux de Beslay et de Raoul Rigault. Quelques autres furent ajoutés ultérieurement, mais on chercherait vainement, par exemple, ceux d’Eugène Varlin ou de Jules Vallès.

En 1897, parut une seconde édition de ces Griffonnages, qui diffère de la première par le retrait de passages relatifs à des événements familiaux et l’addition de passages se rapportant à la guerre ou à la Commune. Il a paru préférable de rééditer l’édition de 1895. Comme l’estima un compte rendu publié le 30 avril 1895 par la Revue mensuelle des études religieuses, philosophiques, littéraires et historiques, elle offre « une photographie vivante d’un des coins de Paris pendant les deux sièges ». Ces « petites miettes » ne prétendent pas donner une analyse rigoureuse et approfondie de la fin de l’Empire, de la guerre et de la Commune ; pour cela, bien d’autres ouvrages existent, témoignages de contemporains ou travaux d’historiens. Mais elles permettent de mesurer ce que fut la dureté de cette « année terrible » qui courut de juillet 1870 à mai 1871, et de connaître les opinions et les réactions d’un « honnête homme », certainement très représentatif, indépendamment de son idiosyncrasie, des catholiques libéraux et des républicains modérés.

 

Jacqueline LALOUETTE