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La deuxième croisade

Les Templiers émergent en marge de l’Histoire

Après la première croisade, les États chrétiens d’Outremer bénéficient de près d’un demi-siècle de sécurité grâce aux divisions régnant entre leurs voisins musulmans, les Fatimides d’Égypte et les nombreux mini-États de Syrie et d’Irak contrôlés par les Turcs, qui se livrent souvent des combats. Des dissensions se produisent parfois entre les Francs et les musulmans, mais sur des sujets mineurs qui ne menacent pas l’existence de l’Outremer. C’est ainsi que les princes musulmans s’allient aux chrétiens contre leurs ennemis communs.

Le plus important de ces ennemis est Zengi, Seldjoukide turc, qui débute sa carrière en 1127 en s’autoproclamant atabeg (gouverneur) de Mossoul, dans le nord de l’Irak, au nom du moribond califat abbasside de Bagdad. À coup de guerres et d’intimidations, Zengi étend très vite son autorité sur une grande partie de la Syrie musulmane et il n’est pas loin de s’emparer également de Damas, mais le souverain turc de Damas et le roi Foulque de Jérusalem s’allient.

La plus grande victoire de Zengi est tout de même la conquête du comté d’Édesse en 1144. Le premier État fondé par les croisés est également le premier à tomber. Par la suite, les chroniqueurs arabes se sont penchés sur ce triomphe et ont souligné qu’il marque le début du djihad qui chassera les Francs d’Orient. En Occident, la perte d’Édesse lance la deuxième croisade, grande campagne maritime et terrestre dirigée par deux rois européens. Cette croisade n’aurait peut-être jamais atteint la Terre sainte sans les Templiers. Et lorsqu’elle a échoué de manière inattendue, ils sont devenus les boucs émissaires idéaux. Face au regroupement des forces musulmanes du djihad, l’Outremer n’aurait pas survécu cent cinquante ans supplémentaires sans la conviction religieuse et les prouesses militaires des confréries des guerriers chrétiens.

Les amis et alliés des musulmans

En 1138, le diplomate et chroniqueur arabe Oussama Ibn Munqidh est dépêché à Jérusalem par le gouverneur turc de Damas, Mu’in ad-Din Unur, pour évoquer avec le roi Foulque la possibilité d’une alliance contre Zengi, l’atabeg de Mossoul. Le chroniqueur chrétien Guillaume de Tyr dit de Zengi qu’il s’agit d’« un homme vicieux » et les habitants de Damas sont du même avis. Ils ont fait l’expérience de sa brutalité lors du siège infructueux de leur ville en 1135. À Jérusalem, la mission bénéficie donc du soutien populaire. Pendant deux ans, Oussama Ibn Munqidh va et vient pour négocier une alliance et se faire des amis. Zengi menace de nouveau Damas en 1140, mais sa peur d’être pris en tenailles le force à battre en retraite, événement célébré plus tard cette même année quand Oussama Ibn Munqidh accompagne Mu’in ad-Din Unur dans le cadre d’une visite d’État dans le royaume de Jérusalem.

Pendant son séjour à Jérusalem, Oussama Ibn Munqidh observe de près les Francs et leur comportement et les mentionne dans sa chronique. Il les considère comme les ennemis de Dieu et gratifie chaque récit d’imprécations de ce genre : « Que Dieu purifie le monde de ces gens-là »12. Mais il s’agit plus d’une réaction doctrinaire face à leur religion que d’une attitude envers le peuple qu’ils constituent. « Un chevalier [de l’armée du roi Foulque], venu en pèlerinage, noue avec Oussama des relations suivies, l’appelle “mon frère”. »13 Il admire la médecine occidentale et est frappé par la grande liberté octroyée aux femmes par les Francs : « Les Francs n’ont pas la moindre bribe d’honneur ni de jalousie. Chez eux, un homme se promène avec sa femme ; s’il en rencontre un autre, celui-ci la prend à l’écart et s’entretient avec elle, tandis que le mari reste planté à côté, attendant qu’elle ait fini de causer. S’il trouve que l’entretien se prolonge, il la laisse parler avec l’autre, et va son chemin. »14

À la longue, Oussama Ibn Munqidh a appris à très bien connaître les Templiers. Il souligne qu’ils n’ont pas manqué de lui trouver un endroit pour prier. « Lors d’une visite à Jérusalem, j’entrai dans la mosquée al-Aqsa, sur le côté de laquelle il y avait un petit oratoire que les Francs avaient converti en église. Quand j’allais à la mosquée al-Aqsa, où se trouvaient mes amis les Templiers, ils laissaient libre pour moi ce petit oratoire, et j’y faisais mes prières. »15 Bien entendu, Oussama Ibn Munqidh s’est arrangé pour prier en direction de La Mecque, qui se trouve au sud de Jérusalem, alors que les églises chrétiennes, où qu’elles se trouvent, sont orientées vers l’est. Un Franc a remarqué la façon dont se tournait Oussama pour prier et lui a indiqué sèchement l’est en lui disant « C’est de cette façon-là que tu dois prier ! »16. Les amis templiers d’Oussama se sont précipités pour éloigner l’homme, mais lorsque leur attention fut attirée par autre chose, l’homme revint à la charge en lui répétant « C’est de cette façon-là que tu dois prier ! ». Les Templiers sont de nouveau intervenus pour emmener le Franc, s’excusant auprès de leur ami musulman et ajoutant que l’importun venait d’arriver d’Occident et n’avait jamais vu quelqu’un prier de cette façon. Oussama en a conclu que « tous les nouveaux arrivés en terre franque ont un comportement plus inhumain que ceux qui y sont acclimatés et ont fréquenté les musulmans »17.

La chute d’Édesse

Malheureusement pour les Francs, ils s’embarquent souvent dans des querelles insignifiantes et, lorsque la puissante et nombreuse armée de Zengi porte son attention sur Édesse en 1144, l’Outremer est divisé. Jocelyn II, comte d’Édesse, est alors en désaccord avec le prince d’Antioche, le comte de Tripoli ne s’intéresse que vaguement à ce qui se déroule à l’est et le roi Foulque vient tout juste de mourir, laissant les affaires aux mains de la reine Mélisende, régente de Baudouin III, leur fils de 13 ans. Lors de son attaque, Zengi ne se voit donc opposé qu’aux forces négligeables d’Édesse.

Les autres États croisés bordent la Méditerranée, mais Édesse n’a pas d’accès à la mer, se trouvant à l’est, à un jour de cheval de l’Euphrate. Sa population est constituée de chrétiens orientaux, de Chaldéens et d’Arméniens, qui ont la fibre plus commerciale que guerrière. Les Occidentaux visitent rarement la ville et les Francs qui vivent là ont majoritairement épousé des chrétiennes du cru. La défense a donc surtout été confiée à des mercenaires. Lorsque Zengi assiège la ville, il se heurte aux redoutables remparts, mais, aux dires de Guillaume de Tyr, « tout cela aurait dû être une grande sécurité pour la ville, à la condition qu’il y eût des gens pour défendre ces forteresses. Mais, puisqu’il n’y avait personne pour les défendre, ce n’était pas un avantage ; et la ville était affaiblie par les tours qu’on ne gardait pas. Sanguin [Zengi] connaissait toute la situation. Il avait bon espoir de prendre la cité, à cause du manque de défenseurs »18. Jérusalem et Tripoli ont envoyé trop tardivement de l’aide, tandis qu’Antioche n’a pas du tout réagi. La veille de Noël 1144, les forces de Zengi creusent des brèches dans les remparts et déferlent dans les rues et maisons de la ville. « Ils tuent à coups d’épée les gens qu’ils croisent, sans distinction d’âge, d’état ou de genre », écrit Guillaume de Tyr. Ils réduisent ensuite les survivants en esclavage.

Bernard de Clairvaux lance la deuxième croisade

Au départ, l’Occident met du temps à réagir à la chute d’Édesse. À l’automne 1145, le pape Eugène III demande dans une lettre au roi Louis VII de France d’entreprendre une nouvelle croisade vers l’Orient. À Noël, Louis VII convoque ses barons, leur dit qu’il prend la croix et les invite à faire de même. Mais leur réaction n’est pas à la hauteur. Louis VII est jeune, puisqu’il n’a que 25 ans, considéré comme fougueux, faible et cupide. Il vient de provoquer la colère de ses barons en saisissant des terres du comte de Champagne. Mais les barons décident de se réunir de nouveau à Pâques 1146, à Vézelay, en Bourgogne.

En attendant, Louis VII s’arrange pour que Bernard de Clairvaux intervienne à Vézelay. De Clairvaux est non seulement l’ami des papes et des rois (Eugène III a été moine à Clairvaux et le frère du roi a récemment rejoint les Cisterciens, également à Clairvaux), mais son ascétisme, sa conviction et son éloquence en font également le personnage spirituel incontournable de l’époque. En apprenant que Bernard de Clairvaux va prendre la parole, une foule d’aristocrates et d’admirateurs de toute la France se rend à Vézelay. À tel point que, comme à Clermont quand le pape Urbain II a appelé à la première croisade, la cathédrale n’est pas assez grande pour accueillir tout le monde. Une plateforme est donc montée dans un champ, en dehors de la ville.

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Le roi Louis VII s’agenouille devant Bernard de Clairvaux, à Vézelay, illustration de Gustave Doré.

C’est une époque exceptionnelle, dit à la foule Bernard de Clairvaux. Dieu a trouvé de nouveaux moyens de sauver les fidèles. La chute d’Édesse est un cadeau de Dieu. C’est le moyen qu’il a trouvé de sauver l’âme des hommes. « Regardez avec quelle habileté il vous sauve. Considérez toute la profondeur de son amour et soyez stupéfaits, pauvres pécheurs. C’est un projet qui n’émane pas d’un homme, mais du cœur de l’amour divin. » Au cri de « Deus le volt ! », les membres de l’assistance s’avançant pour prendre la croix sont si nombreux que Bernard de Clairvaux doit déchirer lui-même son habit pour y tailler des croix. Le roi Louis VII est l’un d’entre eux, suivi de ses barons, dont bon nombre sont fils et petits-fils de croisés de la première heure. De Clairvaux écrit au pape quelques jours plus tard : « Vous avez ordonné, j’ai obéi. J’ai ouvert la bouche et j’ai parlé, et aussitôt [les croisés] se sont multipliés. Les villes et les châteaux sont déserts, et vous trouveriez difficilement un homme pour sept femmes. On ne voit partout que des veuves dont les maris sont encore vivants. »19

Bernard de Clairvaux diffuse son message ailleurs, se rendant dans le nord de la France et en Flandres. Il envoie également une lettre au peuple d’Angleterre, dans laquelle il explique que Jésus, fils de Dieu, est en train de perdre la terre qu’il a foulée pendant plus de trente ans parmi les hommes. Bernard de Clairvaux dit ceci aux Anglais : « C’est à vous maintenant, peuple riche et fécond en jeunes et valeureux guerriers, à vous dont le monde entier connaît la gloire et célèbre le courage, c’est à vous, dis-je, de vous lever comme un seul homme. Je vous offre aujourd’hui, peuple aussi belliqueux que brave, une belle occasion de vous battre sans vous exposer à aucun danger, de vaincre avec une véritable gloire et de mourir avec avantage. Si, au contraire, vous êtes adonné au négoce, si vous recherchez les spéculations avantageuses, je ne saurais vous indiquer une plus belle occasion de trafic fructueux, ne la laissez point passer. Croisez-vous, mes frères, et vous êtes assurés de gagner l’indulgence de tous vos péchés après que vous les aurez confessés avec un cœur contrit. Cette croix d’étoffe ne vaut pas grand-chose si on l’estime à prix d’argent, mais, placée sur un cœur dévoué, elle ne vaut rien moins que le royaume des cieux. »

La nouvelle de la croisade atteint même la Germanie, où elle déclenche des pogroms antisémites le long du Rhin. De Clairvaux s’empresse d’aller sur place condamner ces atrocités. « Au lieu de persécuter les juifs et de les mettre à mort, vous ne devez pas même, selon l’Écriture, les chasser du milieu de vous. Ne sont-ils pas pour nous le témoignage et le mémento vivant de la passion de Notre Seigneur ? » Puis, pour contrôler et orienter les sentiments du peuple, Bernard de Clairvaux prêche la croisade au réticent roi Conrad III de Germanie, le persuadant finalement de prendre la croix à Noël 1146.

Au printemps suivant, le pape Eugène III donne sa bénédiction à la campagne d’Alfonso VII de Castille contre l’occupation musulmane de l’Espagne, la qualifiant de croisade. À l’automne, une flotte de croisés d’Europe du Nord aide les Portugais à reprendre Lisbonne aux Arabes. En grande partie grâce à l’énergie de Bernard de Clairvaux, la deuxième croisade devient rapidement une croisade internationale contre les forces de l’islam, aussi bien sur le front oriental qu’occidental.

Marie-Madeleine à Vézelay

Vézelay est un lieu particulièrement symbolique d’où lancer la deuxième croisade car c’est là que se trouvent les reliques de Marie-Madeleine. Leur présence est d’abord revendiquée par l’abbaye de Vézelay dans les années 1050, puis confirmée par un acte pontifical du 27 avril 1058. Les occupants musulmans du Moyen-Orient rendent depuis peu les pèlerinages en Terre sainte particulièrement difficiles et cela contribue à l’émergence de sites de pèlerinage en Europe. On découvre soudain que divers personnages bien connus de l’Ancien Testament ont voyagé en Occident et y sont morts, leurs ossements étant mis au jour par des églises pleines d’initiative. Glastonbury a déjà revendiqué la présence de Joseph d’Arimathie. À Paris, on annonce la découverte des restes de saint Denis, converti et disciple de saint Paul. De leur côté, saint Jacques est apparu en Espagne, à Compostelle, pour aider à la reconquête, et saint Marc est arrivé à Venise. Malheureusement, la grande église romane du ixe siècle de Vézelay est déjà dédiée à la Vierge Marie et, comme elle est physiquement montée au ciel lors de son assomption, il n’est pas question de trouver ses reliques. Mais Vézelay se situe sur la route de pèlerinage très lucrative allant de Germanie à Compostelle. Et les profits à glaner du commerce de passage, sans parler du prestige et de la protection, rendent presque inévitable la découverte heureuse de quelques restes appropriés. Et Marie-Madeleine est la candidate idéale.

Dans les évangiles, Marie-Madeleine est présente aux moments les plus cruciaux de l’histoire de Jésus, à savoir sa mort et sa résurrection. Quand Jésus est crucifié, ses disciples se cachent par peur, mais Marie-Madeleine est présente devant la Croix et la tombe et c’est elle qui annonce aux disciples incrédules la résurrection de Jésus. Ses apparitions dans les évangiles sont brèves mais révélatrices. C’est comme si elle avait joué le rôle de ces déesses de l’Antiquité dont la vie entoure la mort et la renaissance de leurs hommes.

Le tombeau de Marie-Madeleine, à Vézelay, devient immensément populaire, mais les fidèles se demandent comment ses restes sont arrivés en Bourgogne. Il circule une histoire pieuse selon laquelle ses reliques se sont d’abord trouvées en Provence, puis, face à la menace d’attaques de la part des Sarrasins, ont été mises en lieu sûr à Vézelay. Mais comment ses restes ont-ils d’abord atterri en Provence ? On a inventé une autre légende, expliquant que Marie-Madeleine et ses compagnons ont fui la Terre sainte par la mer et ont débarqué, aux dires de certains, à Marseille ou, selon d’autres personnes, aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Elle a ensuite progressé à l’intérieur des terres et est morte à Saint-Maximin-la-Sainte-Baume. C’est là qu’un moine de Vézelay a déterré ses restes pour les ramener en Bourgogne.

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Ce retable du xvie siècle montre Marie-Madeleine et ses compagnons prenant la mer depuis la Terre sainte à destination de la France.

Pendant ce temps-là, les reliques de Marie-Madeleine font des miracles. Elle est associée à la libération de prisonniers, à la fécondité et aux accouchements, à des guérisons spectaculaires, voire à des résurrections. Il faut faire circuler plus largement ces histoires merveilleuses et c’est un écrivain dominicain du xiiie siècle qui s’en charge, Jacques de Voragine. À son récit sur Marie-Madeleine dans son compendium sur la vie des saints, Legenda Aurea (La Légende dorée), il ajoute la pléthore de nouveaux miracles colportés par Vézelay. L’ouvrage a beaucoup de succès et est très vite traduit du latin dans presque toutes les langues européennes, dont le néerlandais et le tchèque.

Cependant, le roi Charles d’Anjou (1226-1285) est en train d’établir un empire méditerranéen, basé à Naples, en Sicile et dans les territoires de Provence nouvellement acquis. Apprenant grâce à l’ouvrage Legenda Aurea que les reliques de Marie-Madeleine ont été associés à Saint-Maximin-la-Sainte-Baume, il décide de s’y rendre. Et que découvre-t-il ? Les ossements de Marie-Madeleine. L’église de Vézelay s’est manifestement trompée. Charles d’Anjou installe alors l’ordre des Dominicains pour prendre soin du tombeau de Marie. Les Dominicains amplifient ensuite l’importance de leur mission en fabriquant le livre Miracles de Sainte Marie-Madeleine, décrivant toutes les interventions et guérisons miraculeuses opérées par la sainte dans son sanctuaire provençal. Le succès de cette publication se mesure au fait que Vézelay, centre névralgique des miracles, est frappé par un certain déclin. Ainsi, les pèlerins se rendent toujours aux Saintes-Maries-de-la-Mer pour voir où Marie-Madeleine a débarqué et à Saint-Maximin-la-Sainte-Baume pour se prosterner devant ses reliques.

 

Le rôle des Templiers lors de la croisade

L’importance grandissante des Templiers se mesure au fait que, le 27 avril 1147, le roi Louis VII et le pape Eugène III se rendent à la Maison du Temple de Paris, devenue le quartier général européen de l’Ordre, pour évoquer l’organisation de la deuxième croisade. Sont également présents quatre archevêques et 130 chevaliers templiers, accompagnés d’au moins autant de sergents et d’écuyers.

Lors de cette réunion, on convient que les Templiers accompagneront l’armée de France en Orient. C’est probablement à cette occasion que le pape accorde aux Templiers le droit d’arborer la croix rouge sur leurs tuniques blanches, indiquant ainsi qu’ils sont prêts à mourir pour défendre la Terre sainte. Le pape habilite également le trésorier de l’ordre du Temple à percevoir la taxe portant sur tous les biens de l’Église afin de financer la croisade. C’est le début d’une relation décisive, qui va durer plus d’un siècle et demi, avec la Maison du Temple de Paris, véritable trésorerie de la France.

Évrard des Barres, maître des Templiers de France, est envoyé par le roi en éclaireur à Constantinople afin de négocier avec l’empereur byzantin Manuel Ier Comnène le passage des armées de France et de Germanie. Cette fois-ci, ils n’ont pas été invités et, à Constantinople, leur approche rend sceptique et inquiète. En outre, les Byzantins sont en guerre avec Roger II, roi normand de Sicile et, pour couvrir leurs arrières, ils viennent de négocier un traité avec les Seldjoukides. Dans l’esprit des Occidentaux, ce compromis avec l’infidèle a tout de la trahison, attitude qui génère des soupçons dans les deux camps.

Néanmoins, tout semble correct en septembre 1147 quand l’armée de Conrad III arrive à Constantinople et traverse le Bosphore, suivie, un mois plus tard, de l’armée de Louis VII. Pour cette deuxième croisade, deux armées empruntent le territoire byzantin et une immense flotte du nord de l’Europe se dirige vers la Méditerranée après avoir ravi Lisbonne aux musulmans.

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Templiers à la poursuite de l’ennemi dans cette illustration du xiie siècle.

Le premier désastre se produit à la fin octobre. Conrad III mène son armée à travers l’Asie Mineure, en empruntant un trajet direct, jusqu’à la frontière du territoire seldjoukide où, le 25 octobre, les Germains sont battus à plate couture par les Turcs. Les survivants, dont l’empereur Conrad III, battent en retraite vers Nicée et rejoignent les Français, qui ont choisi pour leur part l’itinéraire plus sûr passant par le littoral. À Éphèse, Conrad III tombe malade et retourne à Constantinople avec ses troupes, tandis que les Français, insuffisamment approvisionnés par les Byzantins, marchent vers l’est à travers la vallée du Méandre et affrontent l’hiver. Franchissant péniblement les cols étroits du mont Cadmus, début janvier 1148, les chevaliers français aux lourdes armures représentent des proies faciles pour la cavalerie légère seldjoukide, douée pour tirer des flèches en plein galop.

Avec une armée proche de la désintégration, le roi Louis VII abandonne ses responsabilités à Évrard des Barres, maître templier, qui divise ses forces en unités, chacune sous le commandement d’un chevalier templier, auquel elles jurent obéissance. Grâce à l’audace et au sens de l’organisation des Templiers, l’armée est mise à l’abri à Attali (aujourd’hui Antalya), sur la Méditerranée. Mais ils ne sont pas encore au bout de leur supplice car la flotte byzantine attendue est trop modeste pour les emmener en Terre sainte. Par conséquent, seuls Louis VII et une partie de son armée mettent les voiles vers l’est, tandis que le restant tente d’emprunter les voies terrestres, traversant les territoires seldjoukides. La majeure partie périt en cours de route.

Lorsque Louis VII arrive à Antioche, début mars, le coût de l’approvisionnement et du transport est si élevé qu’il doit emprunter de l’argent pour pouvoir poursuivre la croisade. Abandonnant son intention de reprendre Édesse, Louis VII conduit son armée vers le sud jusqu’à Jérusalem, via Tripoli, où il respecte son serment de pèlerin tout en dépêchant Évrard des Barres à Saint-Jean-d’Acre, où ce dernier lève suffisamment d’argent, grâce aux ressources des Templiers, pour couvrir le coût de l’expédition française. Cette somme représente plus de la moitié des impôts perçus annuellement par la France.

Fiasco à Damas

Malgré les pertes françaises en Asie Mineure, les forces croisées qui arrivent enfin en Terre sainte sont loin d’être négligeables, sans compter les survivants de l’armée de Germanie arrivés en provenance de Constantinople par la mer, avec Conrad III. Le 24 juin 1148, les seigneurs et chefs militaires se trouvant alors en Outremer assistent à un grand concile à Saint-Jean-d’Acre. Baudouin III, le roi de Jérusalem âgé de 17 ans, préside l’assemblée, constituée d’Hospitaliers, de Templiers et des rois de Germanie et de France.

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La citadelle d’Alep, base du pouvoir musulman dans le nord de la Syrie.

Zengi est mort, mais son fils Nur al-Din contrôle Alep dans le nord de la Syrie, sur la route d’Édesse, et Raymond d’Antioche souhaite attaquer dans ce secteur. D’autres parlent de l’Égypte, mais la route au sud est bloquée par Ascalon, ville puissamment fortifiée toujours aux mains des Fatimides. La troisième possibilité est Damas, le pouvoir musulman de la région souhaitant s’allier aux Francs contre Nur al-Din, situation qui pourrait dissuader certains en Outremer, mais pas les nouveaux arrivants occidentaux. De toute façon, pour les États francs d’Outremer, dangereusement accolés à la côte méditerranéenne, il demeure toujours stratégiquement nécessaire de gagner en profondeur, de conquérir Alep, Damas ou Le Caire. Damas est une ville riche et vénérable dont la conquête offrirait aux Francs le contrôle des carrefours du commerce et des communications en Orient. Après des débats animés sur les différents plans d’action, l’assemblée décide finalement de concentrer toutes les forces disponibles de la croisade sur Damas.

La deuxième croisade part d’un pas énergique de Galilée à destination de Damas fin juillet 1148. Bien approvisionnée au milieu des vergers et à proximité d’un cours d’eau, l’armée campe devant les remparts ouest et se prépare au siège. Mais les vergers sont également utiles aux détachements damascènes, qui s’en servent pour mener régulièrement des attaques contre les croisés. Louis VII et Conrad III répondent en choisissant d’attaquer les remparts est, devant lesquels un grand espace ouvert leur permet de mieux déployer leur cavalerie lourde. Mais les remparts de la ville sont plus hauts dans cette partie du désert sans eau et, lorsque le siège s’éternise, les croisés n’ont pas d’autre choix que de se replier. La deuxième croisade est donc un échec sans même que les croisés aient livré bataille, se terminant en fiasco retentissant. Six ans plus tard, Damas tombe face à Nur al-Din et l’encerclement de l’Outremer par un pouvoir musulman uni commence.

 

L’importance stratégique de Damas

Si la deuxième croisade s’avère une calamité par son incapacité à prendre Damas, l’erreur manifeste a été commise un demi-siècle plus tôt lorsque la première croisade ne s’est pas emparée de la ville. À ce moment-là, les Francs avaient l’avantage et les hommes nécessaires pour mener la mission à bien, mais leur fixation idéologique sur Jérusalem éclipsait la réalité stratégique. Les États croisés forment une longue bordure étroite le long du littoral méditerranéen, des monts Amanus au nord au golfe d’Aqaba au sud. Mais ils n’ont aucune profondeur. Les croisés n’ont jamais contrôlé l’arrière-pays à l’est, où se trouve Damas, en bordure du désert. À l’est de cet arrière-pays se trouve uniquement un désert aride difficile à traverser pour de grandes armées. Si la première croisade avait capturé Damas, l’univers musulman se serait retrouvé coupé en deux. Mais là, pour les forces musulmanes, l’arrière-pays est plutôt une voie royale de Bagdad au Caire en passant par Alep et Damas. Elles peuvent ainsi librement harceler l’Outremer le long de son flanc désertique et veiller à ce que les forces chrétiennes demeurent constamment étirées.

 

Un arrière-goût amer

Le retrait de Damas refroidit les relations entre l’Outremer et l’Occident qui durent depuis une génération. Du point de vue de l’Orient, les rois Louis VII et Conrad III ne sont pas parvenus à récupérer Édesse, ni à compenser ce revers en prenant Damas ou n’importe quelle autre ville. Ce gâchis dont ils sont responsables fragilise considérablement l’Outremer par rapport à la situation régnant avant le début de la croisade.

En Occident, cet échec provoque un choc car les opérations ont été menées par les puissants rois de Germanie et de France et la croisade prêchée par Bernard de Clairvaux, le plus grand personnage spirituel de l’époque. Certains incriminent les Francs d’Orient, auparavant alliés au souverain de Damas. Certains chroniqueurs désireux de protéger Conrad III rejettent la faute sur les Templiers, disant qu’ils ont délibérément organisé la retraite. Le chroniqueur anonyme de Würzburg écrit sur la cupidité des Templiers et leur trahison par l’acceptation d’un énorme pot-de-vin. Les Français ne portent pas les mêmes accusations car ils ont toujours été soutenus par les Templiers. Il n’existe en fait aucune preuve de leur traîtrise, mais le fait qu’ils soient mis sur la sellette est d’une grande portée. C’est le premier signe d’une longue histoire aux sentiments ambigus à propos de la création d’un ordre de moines se battant pour Dieu et qui pourrait déboucher sur des griefs précis et prononcés ouvertement.

Le problème, c’est que plus les Francs d’Outremer comptent sur l’approvisionnement et l’aide militaire de l’Occident, plus ce dernier se montre critique lorsque les choses tournent mal. L’enthousiasme n’est de mise que pour des victoires faciles aux coûts modestes. Désormais, la défense de la Terre sainte dépend de son réseau de châteaux, en grande partie bâti et ordonné par les chevaliers des ordres militaires.