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Baignes, jeudi 23 novembre

Angélique Pasquier se tournait et se retournait dans son lit sans parvenir à trouver le sommeil. Il était déjà 2 heures du matin. Son mari, lui, dormait paisiblement. Des questions revenaient sans cesse à l’esprit de la jeune femme. Est-ce que cela allait recommencer ? Avait-elle rêvé ? Était-elle vraiment malade des nerfs, comme le prétendait sa belle-mère ?

Brune aux yeux noirs, petite et rondelette, Angélique était une personne sérieuse, doublée d’une bonne femme au foyer. Elle avait épousé Sacha trois ans plus tôt, et ils avaient loué ce pavillon entouré d’un beau jardin, à la sortie de Baignes, pour abriter leur vie de jeune couple.

Sacha avait un emploi stable, chef mécanicien dans un garage de Barbezieux ; l’argent ne manquait pas. Ils n’avaient qu’un espoir : avoir bientôt un bébé. En somme, tout aurait été parfait s’il n’y avait pas eu ces bruits dans le sous-sol, et le reste… Cela durait depuis deux mois. Au début, ils n’y avaient guère prêté attention. À quelques centaines de mètres, de l’autre côté de la route, se dressait le château de l’abbé Michon, l’un des pères de la graphologie, une des gloires de cette petite ville du sud de la Charente. Les gens d’ici le savaient bien : près du château, il y avait des souterrains. On les avait fermés, mais Sacha pensait que le réseau s’étendait jusque sous leur maison, et que c’étaient des éboulements ou un ruisseau qui provoquaient ces coups sourds, ces échos étranges. Angélique n’en pouvait plus ; elle n’osait pas se confier à ses amies ou à ses parents, car on lui riait gentiment au nez en prétextant qu’elle avait trop d’imagination.

La jeune femme, les prunelles dilatées, guettait en vain l’obscurité. Ne venait-elle pas de sentir, tout en évoquant le sujet de ses terreurs, un souffle d’air froid sur son visage ? La chambre lui paraissait soudain peuplée de présences hostiles. Elle en était sûre, un des rideaux avait bougé. Son cœur s’affola, sa respiration s’accéléra. Comment exprimer cette sensation bizarre et insupportable qu’ils n’étaient pas deux dans la pièce, mais trois, ou quatre même ? Elle crut percevoir des plaintes étouffées, des gémissements qui n’avaient rien d’humain. La frayeur l’envahit ; elle se cacha sous le drap. Cinq minutes passèrent, puis dix. Angélique était en sueur, blottie contre le dos rassurant de Sacha qui dormait toujours.

Au sous-sol, un coup résonna, suivi d’un grincement. Un autre coup encore, comme si l’on frappait les murs avec une masse.

— Sacha, réveille-toi. J’ai peur, je t’en prie. Écoute.

Le jeune homme s’agita, puis émergea du sommeil. Dans la pénombre bleue, il devina, à la faible lueur diffusée par le radio-réveil, les traits figés de sa femme.

— Qu’est-ce qu’il y a, Angélique ?

— Écoute.

Les bruits avaient cessé. Sacha grogna, agacé. Ce n’était pas la première nuit de ce genre, si bien que l’état de son épouse ne s’améliorait pas. Lui aussi, parfois, entendait des bruits insolites, mais cela ne le tracassait pas. Il l’avait dit et redit : ils étaient sûrement victimes d’un maniaque, d’un voisin jaloux qui voulait les voir déménager. Sacha ne voulait pas entrer dans son jeu. Il n’empêche qu’il s’était souvent demandé si ce ne serait pas la meilleure solution pour retrouver la paix. Tout à fait lucide à présent, il s’appuya sur un coude, tendit l’oreille. Il perçut, en provenance du sous-sol, un ronronnement surprenant. Puis un grincement, deux coups, trois, un concert de chocs violents.

— Ce n’est pas possible. Je me doutais qu’on se moquait de nous, mais là, ça dépasse les limites. Je vais lui montrer, moi. Viens, on y va.

Angélique resta muette. Elle hésita un court instant. Demeurer seule dans la chambre la terrifiait ; aussi, malgré ses folles appréhensions, choisit-elle de suivre son mari. Il lui tint la main et, chemin faisant, alluma chaque interrupteur. Dans la cuisine, il ouvrit un placard pour prendre son fusil de chasse.

— Sacha, tu es sûr que c’est raisonnable ?

— Oui, on ne sait jamais. Tais-toi, on va descendre en douce, au cas où.

Le ronronnement vibrant se poursuivit. Angélique le reconnut aisément : c’était celui de la machine à laver. En effet, quand ils entrèrent dans le sous-sol après avoir emprunté l’escalier en ciment, ce fut pour voir l’appareil ménager en pleine action, le témoin lumineux rouge leur indiquant que, alimenté en électricité, le moteur tournait. Les deux grands néons, au plafond, étaient aussi allumés.

— C’est une histoire de fous. Qui l’a mise en marche ? Il n’y a même pas de linge dedans. Et les néons, tu avais oublié de les éteindre ? Dis-moi, que j’y comprenne quelque chose.

— Évidemment qu’il n’y a pas de linge. Ma lessive est faite depuis lundi. Les néons, je peux te promettre que je ne les laisse jamais allumés, tu sais bien. Je n’aime pas le gaspillage.

Le jeune couple resta planté devant la machine à laver, l’air hébété. Sacha regarda autour de lui, cherchant des traces. Rien. Dans la partie qui servait de garage, derrière une cloison de contreplaqué, la voiture était à sa place.

— Ne bouge pas, je vais vérifier les verrous de la porte. Notre blagueur ne doit pas être loin.

— Sacha, ne me laisse pas. J’ai trop peur.

— Eh bien, suis-moi.

Ils avancèrent lentement, inquiets. Soudain, les néons crépitèrent avant de s’éteindre. Les ténèbres étaient d’une densité oppressante. Angélique poussa un hurlement qui résonna dans un terrible silence, car la machine à laver s’était tue, elle aussi.

La jeune femme, certaine d’un danger, s’accrocha au bras de son mari. Comme dans la chambre, un souffle glacé la frôla. Elle hurla de nouveau.

— Angélique, calme-toi. C’est un problème électrique. J’aurais dû prendre la lampe de poche. Fais attention, voyons, le fusil est chargé.

Ils se dirigèrent doucement vers l’escalier sans trop de problèmes, car Sacha, dont les yeux s’étaient habitués à l’obscurité, se repérait assez facilement dans ce lieu familier.

— Viens, Angélique, on va remonter et faire le point tranquillement. Tout s’explique, je t’assure. Tu as tort de céder à la panique comme ça. Tu arriverais à me faire peur. C’est sans doute un court-circuit.

— Sacha, ce n’est pas normal, tout ça. Et tu préférerais me faire passer pour folle, alors que tu es témoin, toi aussi, de ces phénomènes. Moi, je n’en peux plus.

De retour dans la cuisine, sous la lumière rassurante de la lampe, Angélique se mit à pleurer. Elle but un peu de jus d’orange, puis regarda son mari :

— Chéri, je suis à bout. Je ne dors plus, je n’ose pas rester ici la journée. Je n’ose plus descendre au sous-sol sans toi.

— Ma pauvre bichette. Je te comprends, mais ce n’est pas si grave, crois-moi. Il faut réagir, chercher la cause de ces bruits. Toi, demain, tu vas retourner chez le docteur Renaudon. Quand il t’a prescrit des somnifères, nous passions des nuits tranquilles. D’accord ?

— Si tu veux, murmura Angélique, vaincue.

Devant sa mine défaite, ses joues inondées de larmes, Sacha se fit plus tendre :

— Ne m’en veux pas, hein ? Je vais m’occuper de ça en fin de semaine. Les coups dans le mur, ils peuvent être donnés du jardin, tu sais. Réfléchis : il y a toujours des envieux. Tu te rappelles, le voisin, un peu plus haut, vers la rue de la Font-Madame, on en est presque venus aux mains, parce que je lui demandais poliment d’enfermer son chien qui traînait dans nos plates-bandes et, en plus, aboyait toute la nuit. Il m’a menacé. Si c’était lui le coupable ?

— Je voudrais bien te croire, Sacha, mais, la main sur mon épaule, l’autre soir, dans le salon, ce n’était pas lui, quand même. Et cet air glacé que je sens ? Ces horribles gémissements tout à l’heure ? Comment tu vas m’expliquer tout ça ?

— Angélique, « tout ça », ce sont tes nerfs. Tu es sensible, émotive, et tu te montes la tête à cause de ce salaud qui joue du tambour sur nos murs. La preuve, moi, je n’ai jamais rien senti : ni main ni souffle glacé. Tu es perturbée. Le mieux est de revoir le médecin. Allez, viens dormir, je me lève dans trois heures à peine. Encore une nuit de fichue.

Gond-Pontouvre, jeudi 23 novembre

— Maud, tu n’as besoin de rien ? N’hésite pas à faire appel à mes services, chérie, je suis là pour t’aider.

— Non, maman, tout va bien. Mais je meurs d’envie d’un café bien chaud.

— Il est fait, et j’ai préparé des toasts.

Maud sortit avec difficulté de son bain, puis s’enveloppa, non sans contorsions diverses, dans un peignoir. Un mouvement maladroit lui arracha un gémissement, suivi d’un juron. Le bandage qui entourait son épaule gauche la gênait. Une fois encore, l’inspecteur Delage maudit cet accident stupide qui la contraignait au repos depuis plus d’une semaine. Pour la circonstance, sa mère était venue de Bretagne, afin de la seconder dans ses tâches ménagères. Mme Delage, Annaële de son prénom, était ravie de cette opportunité. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait pas eu l’occasion de jouer les mamans poules.

Maud entra de fort mauvaise humeur dans la cuisine, même si elle n’en laissa rien paraître. Elle refusait de montrer à quiconque sa contrariété, mais se trouver immobilisée pour trois semaines, alors qu’Irwan travaillait sur une autre enquête, la démoralisait. De plus, l’ambiance de l’hôtel de police lui manquait, les plaisanteries de ses collègues, les colères du commissaire Valardy, son patron, bourru mais doté d’un cœur d’or.

— Alors, ma chérie, tu as réussi à faire ta toilette sans te casser autre chose ? lança d’un ton taquin Annaële Delage.

— Oui, maman, je fais comme si je n’avais rien, et tant pis si ça se ressoude moins vite.

— Maud, tu dis des sottises. Tu n’as aucun intérêt à prolonger cette situation. Ah ! tu as déjà eu un appel : un certain M. Boisseau. Ce ne serait pas ce Xavier dont tu m’as tant parlé, ton voisin ?

— Si, c’est lui.

— Attends, c’est « le Charentais pure souche, de taille moyenne, brun, moustachu, jovial et féru d’histoire ». Je te cite, Maud, c’est dans une de tes lettres.

— Tu as toujours autant de mémoire, maman.

— C’est selon. Tiens, ton supérieur, Irwan Vernier, je ne me souviens pas de la description que tu m’en as faite.

Maud soupira, le cœur serré. Elle s’attabla devant un bol de café et une pile de toasts, dans cette petite cuisine claire et gaie, décorée par ses soins avec goût : des cuivres au mur, un buffet en pin, surmonté d’un vaisselier où trônait sa collection de vieilles faïences bretonnes.

Ses pensées allèrent à Irwan. Elle le revit la nuit de l’accident, penché sur elle, le visage ravagé par l’angoisse. Ils faisaient une planque sur un toit, à deux mètres environ d’une ruelle pavée, dans le vieil Angoulême. Il pleuvait, les tuiles glissaient. Engourdie, Maud voulait changer de position sans faire aucun bruit, mais avait effectué une manœuvre malhabile, ce qui avait provoqué la chute. Une chute rapide, violente : la jeune femme était tombée lourdement sur le côté gauche, et le choc avait porté sur son épaule sans toutefois épargner le dos et la tête. À demi assommée, tenaillée par une douleur lancinante dans le cou, elle n’avait pu se relever. Irwan, affolé et surpris, s’était laissé dégringoler du toit pour voler à son secours. Il l’avait interrogée d’une voix douce mais anxieuse. Dans la pénombre, ses traits virils, burinés, étaient empreints d’une séduction rare, et ses yeux clairs brillaient comme ceux d’un félin. Quand il s’était redressé pour sortir son téléphone portable, afin de demander de l’aide au Central, Maud, malgré la douleur et son malaise, avait admiré en femme amoureuse sa haute taille, la carrure mince mais athlétique d’un corps qu’elle connaissait sur le bout des doigts.

— Ma chérie, à quoi songes-tu ? Ton café va refroidir. Alors, cet Irwan, breton comme nous, tu ne me brosses pas son portrait ?

— Non, maman, pas ce matin. De toute façon, tu le verras sûrement : lui et Xavier ne vont pas passer quinze jours sans me rendre visite. Ce sont mes meilleurs amis en Charente.

Annaële baissa la tête pour cacher un sourire amusé. Intuitive et intelligente, elle était persuadée que sa fille, secrète et pudique, éprouvait pour l’inspecteur divisionnaire Irwan Vernier bien plus que de l’amitié. On ne trompe pas une mère, même si elle vit à plus de quatre cents kilomètres une bonne partie de l’année. En quatre jours, Mme Delage avait eu le temps, sans jouer les détectives, de relever certains indices suggérant que sa tendre enfant recevait souvent un homme. Dans la salle de bains, il y avait, par exemple, un peignoir noir de grande taille et des rasoirs dans l’armoire de toilette. Rien ne prouvait qu’il s’agît d’Irwan, mais, quand Maud parlait de lui, les inflexions de sa voix changeaient pour s’adoucir imperceptiblement.

— Tu dis que Xavier a appelé… Que voulait-il ?

— Prendre de tes nouvelles, te tenir au courant de la dernière enquête. C’est gentil, non ?

— Xavier est très gentil, et d’une galanterie… Tu t’en apercevras sans peine. Il va déployer à ton égard tout son art : les compliments, les fleurs.

À cette idée, Maud éclata de rire, et sa mère, enchantée, l’imita. Elles se ressemblaient, et jamais on n’aurait pu croire que vingt ans les séparaient. Blondes, le visage d’un joli ovale, les yeux de ce bleu océan propre aux filles de Bretagne, comme si elles héritaient dès leur naissance des teintes changeantes et limpides de l’Atlantique, un corps aux formes harmonieuses, une taille fine. Pourtant, Maud était un peu plus grande, et son père lui avait légué une bouche sensuelle, un nez droit et mutin, alors que celui de sa mère était légèrement busqué.

Un coup de sonnette les fit sursauter, à l’instar d’Albert, endormi sur un fauteuil. Le chat, remarquable spécimen de persan, à la longue fourrure blanche, se dressa, tout hérissé.

— Je parie que c’est Xavier. Il doit mourir d’envie de te voir en chair et en os, maman.

Maud ne se trompait pas : c’était bien l’inspecteur Boisseau, fidèle à lui-même, la moustache arrogante, son regard d’un brun velouté pétillant de curiosité. Il avait un paquet enrubanné à la main.

— Xavier, je te présente ma mère, Annaële. Comme tu sais, elle a quitté notre chère Bretagne pour m’assister, le temps que je me refasse une santé.

— Madame, ravi de faire votre connaissance, et permettez-moi de demander, en vous contemplant toutes deux au lever du jour : « Qui est la mère, qui est la fille ? »

Sur ces mots, Xavier s’empara de la main qu’on lui tendait et y déposa un léger baiser, très vieille France. Puis, d’un air satisfait, il se tourna vers Maud pour l’embrasser sans façon sur la joue tout en lui remettant le paquet.

— Voici un petit cadeau, de quoi te faire oublier un peu la grisaille et la pluie. Je pense que ça vous plaira aussi, chère madame.

Elles découvrirent une splendide orchidée, blanche et rose, bijou façonné par la nature et domestiqué par l’homme pour fleurir au-delà des lointaines forêts vierges.

— Oh ! Xavier, qu’elle est belle ! Tu es un ange. Un petit café ?

— Volontiers.

— Je m’en occupe, ma chérie, restez dans le salon. La cuisine n’est pas tout à fait en ordre ! s’écria la mère de Maud en s’éclipsant d’une démarche vive.

Xavier hocha la tête, comme éperdu d’admiration devant tant de grâces réunies en un seul lieu. Puis il regarda attentivement son amie.

— Ça va, Maud ? Pas trop dur de rester à la maison toute la journée ?

— J’ai un peu le cafard, mais ce n’est pas grave. Et cette enquête, dis-moi tout ce que tu sais.

— Rien de sensationnel pour l’instant. Un type à surveiller suite à une plainte.

— Ça, je sais, Irwan m’a expliqué le problème, mais lui, il m’a affirmé qu’il flairait une affaire sensationnelle. Enfin, quelque chose de différent, plus subtil que d’ordinaire. Moins spectaculaire, certes, mais il m’a semblé enthousiaste.

— Irwan adore son métier. Il s’emballe pour un rien. C’est comme l’affaire précédente, qui t’a valu cette clavicule cassée. On pensait coincer un dealer d’envergure, et, en fin de compte, ce n’était rien qu’un rigolo.

— Peut-être. Cependant, vous l’avez arrêté sans moi. J’étais aux urgences à Girac, comme une idiote. J’ai manqué le dénouement.

Annaële revint avec un plateau. Une tasse de café dégageait des senteurs agréables. Des biscuits étaient disposés sur une petite assiette.

— Le café ! Asseyez-vous, Xavier, si vous me permettez de vous appeler ainsi.

— Je vous le permets si je peux aussi user du ravissant prénom qui est le vôtre, Annaële. Un prénom qui vous va à merveille, et, de plus, fidèle, il me semble, aux traditions celtiques.

Maud se retint de pouffer. Décidément, Xavier était trop drôle dans ses numéros de charme. Elle en oubliait son épaule endolorie, le froid et la pluie de cette fin novembre. Une idée germa dans son esprit égayé : enquête en cours ou non, sa mère et elle allaient inviter à dîner Irwan et Xavier, samedi soir si possible. Après tout, ce congé forcé n’était pas tellement désagréable. Cela lui donnait l’occasion de renouer des liens familiaux, très précieux à son avis, et, passé cette séparation imprévue, son bel Irwan lui reviendrait sans doute plus amoureux que jamais.