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Aubeterre, samedi 7 novembre

— Xavier, roule un peu moins vite. Nous arrivons à Aubeterre. Il paraît que c’est une adorable petite ville. Autant profiter de l’occasion…

Maud s’efforçait de paraître gaie, mais il n’en était rien. La querelle qui l’avait opposée à Irwan était trop récente ; son âme et son cœur étaient endoloris. De plus, les conditions météorologiques durant le voyage d’Angoulême aux confins du sud-est de la Charente avaient été plutôt mauvaises.

Ils avaient parcouru des kilomètres sous une pluie battante, la voiture parfois secouée par des rafales d’une violence incroyable. Xavier s’était montré particulièrement silencieux, tant il avait dû se concentrer sur la conduite de sa Ford. À présent, les maisons haut perchées d’Aubeterre – l’antique « Alba Terra » – se dessinaient sur un ciel couleur de plomb.

— Tu es un ange, Xavier, d’avoir accepté de m’accompagner par un temps pareil.

— Sans compter que ton humeur est aussi noire que les nuages. Alors, comme ça, tu es certaine que notre irascible Irwan ne reviendra pas ce soir… Tu abandonnes le projet des vacances en Bretagne ?

— Ce n’est pas moi qui l’abandonne, mais lui. Ce tyran domestique.

— Allons, allons, pas de grands mots. Tu sais, Maud, je comprends la colère d’Irwan. Je pense comme lui au sujet de tes expé­riences de médium. Ça ne colle pas avec ta vraie personnalité. Nous t’avons connue inspecteur de police, douée, efficace, et, depuis quelques mois, tu t’intéresses un peu trop au paranormal. Un domaine à aborder avec des gants, tant il y a de charlatans et de fous.

— Xavier, tu ne vas pas recommencer ! Je suis une grande fille ; je fais ce que je veux. Et d’abord, quelle est ma vraie personnalité ? Et si c’était celle de médium ?

— Ne dis pas de bêtises. Veux-tu monter dans la vieille ville tout de suite ou préfères-tu foncer sur Bonnes pour rencontrer cette Jasmine Corvisier ?

— Allons chez elle. Cette femme m’attend sans doute avec impatience. Si elle nous libère à une heure convenable, nous irons visiter Aubeterre.

Xavier fronça les sourcils et déclara d’un ton ennuyé :

— Visiter un site aussi beau sous la pluie, quel dommage ! Enfin, que ne ferais-je pas pour toi ? Je dois au moins te faire découvrir l’église monolithe. C’est un sanctuaire taillé dans les profondeurs du roc, de dimension considérable. Un lieu fascinant.

— De quelle époque ? demanda Maud distraitement.

— À quoi bon te le dire ? Tu rêves à ce cher Irwan.

— Non, je t’assure. Je pensais à cet homme que l’on a retrouvé dans la Dronne. J’ai lu cette info ce matin dans le journal. Encore une coïncidence, mais j’avais à peine terminé l’article que Jasmine Corvisier a appelé. Et elle habite près d’Aubeterre.

— À mon avis, Maud, ce n’est même pas un hasard. Combien tu paries que cette femme a eu peur en apprenant la découverte du cadavre et qu’elle en a profité pour te joindre ? Tu es peut-être devenue célèbre comme médium dans les sphères charentaises, mais tu es encore de la police.

— Comment ça, je suis encore de la police ? Je n’ai pas l’intention de quitter la profession.

Xavier ne répondit pas, mais sifflota avec une expression ironique. Ils roulèrent doucement et, soudain, sur la route qui s’allongeait entre Aubeterre et Bonnes, un panneau indiqua Le Petit Bellevigne.

— C’est là, Xavier, sur la gauche.

— Je ne suis pas aveugle, ma chère enfant.

Maud soupira. Décidément, si Xavier décidait de jouer les offensés, la journée serait pénible, à l’image de la matinée agitée dont elle gardait un si mauvais souvenir.

La Ford avança au ralenti sur une allée blanche jonchée de feuilles mortes. De larges flaques d’eau s’étendaient çà et là. Les grands sapins qui la bordaient assombrissaient une lumière déjà bien faible.

— C’est sinistre ici, décréta Xavier.

— Mais non, protesta Maud. En plein été, ce doit être ravissant. Regarde, là-haut, le manoir.

En effet, une élégante bâtisse de style Renaissance se dressait sur un promontoire. Les toits d’ardoises, les balustrades de pierre blanche, le perron et les fenêtres à meneaux composaient une image d’un autre siècle.

— Eh bien, commenta Xavier, Mme Jasmine Corvisier ne doit pas manquer d’argent.

— Tu n’en sais rien. Souvent, les gens qui ont de telles demeures ont beaucoup de mal à les garder en bon état et à payer les frais relatifs à leur entretien.

Xavier sembla surpris. Cela ne ressemblait pas à Maud, ce genre de réflexion. Il la regarda mieux, la vit tendue, pâle, les yeux dans le vague.

— Maud. Tu vas bien ?

— Oui. Pourquoi ?

— Tu as l’air bizarre et tu as parlé d’une manière qui ne t’est pas familière.

— Je me sens oppressée, répondit-elle d’une drôle de voix. Cette maison me fait peur.

— Mais nous ne sommes même pas entrés à l’intérieur.

— Justement, j’ai envie de faire demi-tour. De fuir.

— Maud. Enfin, si tu veux, on repart.

— Non. Je ne dois pas reculer. Mais je suis vraiment ­angoissée.

Inquiet à son tour, l’inspecteur Boisseau se gara sur l’esplanade, le plus près possible du perron. Une femme sortit aussitôt du manoir par une large porte-fenêtre. Elle était vêtue d’un ciré noir et s’abritait sous un parapluie. Ils l’entendirent crier :

— Entrez vite au chaud !

Ils obéirent de bon gré. Leur hôtesse les conduisit en s’excusant dans un grand salon. Un feu gigantesque brûlait sous le manteau d’une cheminée colossale, tout de marbre noir. Jasmine Corvisier, après s’être présentée, leur proposa un café.

— Volontiers ! s’exclama Xavier. Je suis transi. Quel temps de chien !

Jasmine lui lança un regard peu aimable. Maud en conclut que la maîtresse des lieux ne s’attendait pas à ce qu’elle vienne accompagnée. Afin de dissiper tout malentendu, elle dit très vite en riant :

— J’ai prié mon collègue Xavier Boisseau, lui aussi inspecteur de police, de me conduire ici. Je n’aime pas rouler sous la pluie, encore moins seule.

— Vous avez bien fait, rétorqua Jasmine d’un ton qui démentait cette affirmation.

En femme de la meilleure éducation, elle les fit asseoir sur un canapé plus que confortable, remit du bois dans le feu, disposa des tasses de porcelaine fine sur la table basse. Ensuite, se décidant à regarder Maud bien en face, elle dit gravement :

— Je vous remercie de tout cœur d’être venue, madame. Puis-je vous appeler Maud ?

— Bien sûr.

Un silence, puis l’arrivée bruyante d’un petit chien blanc qui s’en prit immédiatement au malheureux Xavier.

— Mister, laisse monsieur tranquille ! s’écria Jasmine.

Puis elle ajouta non sans malice :

— Mon bichon a ses têtes. Il a des antipathies pour certaines personnes. Mister, viens là.

Xavier, agacé, vit avec soulagement le chien s’installer sur les genoux de leur hôtesse. Conscient d’être de trop dans cette histoire, il s’absorba dans l’étude du mobilier et de l’architecture de la pièce où ils se trouvaient. Il y avait tant à voir qu’il en oublia Maud. Pourtant, sa collègue ne paraissait pas très à l’aise. Dès son entrée dans le manoir, une vraie sensation d’étouffement l’avait accablée. Elle avait beau se raisonner, c’était en vain.

— Maud, votre café.

La voix de Jasmine était douce à présent. Maud détailla cette femme d’une quarantaine d’années, grande, mince, aux yeux noirs. Des cheveux mi-longs aux reflets de cuivre encadraient un visage fin. Cette dame évoquait irrésistiblement une héroïne romantique.

Comme elle semble triste ! songea l’inspecteur Delage en sirotant son café.

La conversation demeurait au point mort. De toute évidence, Jasmine n’osait pas parler de ses soucis devant Xavier. Sans doute timide, on la devinait à bout de nerfs, impatiente de se confier cependant. Maud décida de mettre fin à cette situation qui aurait pu s’éterniser.

— Madame, j’ai renoncé à mon emploi du temps pour vous rendre visite. Autant me dire ce qui vous tracasse. Si la présence de mon ami vous gêne, je vous rassure : Xavier était à mes côtés lors de mes expériences de médium. Il ne vous jugera pas et ne nous dérangera pas.

— Appelez-moi Jasmine, murmura leur hôtesse. Et, pardonnez-moi, j’avoue que je ne pensais pas devoir vous raconter mes problèmes devant… un témoin.

L’inspecteur Boisseau, cachant bien son exaspération, prit la parole :

— Je ne voudrais pas gâcher un entretien sans doute passionnant. Madame, si, comme je le présume, votre belle demeure contient en ses murs une bibliothèque, je me ferai un plaisir d’y passer une heure ou deux. Je suis un historien amateur. Quelques ouvrages en la matière me donneront toute satisfaction.

Agréablement surprise, amadouée par ce langage châtié, Jasmine retrouva le sourire et accompagna Xavier dans une pièce voisine, où s’alignaient des centaines d’ouvrages sur les murs. L’inspecteur en devint muet tant sa joie était grande. Une minute plus tard, il était déjà perdu dans l’étude des titres et des reliures.

Maud, elle, se trouva enfin seule avec Jasmine. En vérité, ce n’était pas une situation facile pour l’inspecteur Delage, plus habituée aux enquêtes policières qu’aux investigations dans le domaine du paranormal.

— Jasmine, dites-moi ce qui ne va pas. Et n’oubliez pas que je suis une débutante en la matière.

— Vous avez raison. C’est bizarre, je ne vous imaginais pas ainsi. Vous semblez fragile.

— Mais non, pas du tout. Ne faites pas attention. Je dois avoir mauvaise mine. Une petite contrariété.

Jasmine baissa les yeux. Elle commença à parler d’une voix émue :

— Ça dure depuis environ un mois. Comment vous expliquer ? Voilà. Je me suis installée à Bellevigne il y a trois ans. C’est une propriété familiale qui me revenait de droit, mais j’ai attendu longtemps avant de pouvoir en jouir. Le pire, c’est l’état de délabrement du manoir quand j’ai enfin eu le droit de l’habiter. J’avais de l’argent, certes, mais j’en ai moins aujourd’hui… et je ne suis pas plus heureuse. Rien ne s’est passé comme je le désirais.

— C’est-à-dire ? lui demanda Maud.

— Oh ! J’avais un ami, un compagnon si vous préférez, et il m’a quittée. Il ne supportait pas cette maison. Il se sentait mal, devenait irascible. Au bout d’un an, il a fait sa valise. Je me suis sentie si seule… Mais j’avais tant de choses à faire : les travaux à surveiller, la décoration. J’ai lutté contre le chagrin ; je voulais absolument faire revivre la demeure de mes ancêtres.

— C’est… courageux de votre part.

Maud avait parlé avec effort. Un malaise pénible l’oppressait, comme une sensation d’étouffement mêlée d’angoisse. Il lui semblait avoir éprouvé déjà la même impression de solitude extrême, d’abandon. Oui, c’était à Baignes, dans ce pavillon moderne si différent du vieux manoir où elle se trouvait. L’esprit d’un mort tentait de communiquer avec elle. Était-elle en présence du même phénomène en ce samedi de novembre ? Elle avait la certitude que le manoir subissait une influence de ce genre.

Jasmine ne semblait pas s’apercevoir de la pâleur de son interlocutrice. Elle poursuivit d’un ton rêveur :

— J’étais isolée ici, malgré les visites de quelques amis. Mais je ne voyais pas le temps s’écouler. J’étais active, passionnée. Cet été, encore, tout allait bien. Mais il y a eu les bruits, la nuit. Mon chien grogne, il a peur. Je m’endors avec peine. Je me réveille souvent en sueur, brûlante, avec des images horribles dans la tête. Des images d’une violence atroce.

— Ces images, que vous montrent-elles ?

— Justement, c’est là le problème. Je ne sais pas. J’en garde un souvenir effrayé, mais rien de précis, tout est flou, et c’est pour cette raison que j’ai besoin de vous.

— Je doute de pouvoir être utile.

Sur ces mots, Maud se leva et marcha d’un pas nerveux jusqu’à une fenêtre. Elle aurait voulu ouvrir, aspirer avidement l’air frais, le parfum de la pluie. Le parc, de l’autre côté de la vitre, lui paraissait plus accueillant que le salon malgré le mauvais temps. De plus, elle se sentait impuissante à démêler l’énigme qui se présentait. Jasmine lui dit encore :

— La journée, la maison est tranquille. C’est une chance, sinon, je partirais. Je n’en peux plus, Maud. Vous me croyez ?

— Oui, bien sûr, mais vous ne m’avez pas dit avec précision ce que vous avez vu ou entendu.

— Des bruits de pas au-dessus de ma chambre. Au second étage, qui n’est pas encore aménagé. Et des coups, comme si l’on frappait les murs avec une masse. Le pire, c’est…

Jasmine hésita, tendue. Très attentive, Maud l’encouragea d’un sourire. Son malaise avait disparu comme par enchantement et cela l’étonnait.

— Le pire, c’est cet homme qui m’est apparu, il y a deux jours environ, près de la cheminée de ma chambre. Il était là, devant moi, aussi réel que vous. Je l’ai vu à la lueur d’un briquet. Le temps d’allumer une bougie, il n’était plus là. Pourtant…

Jasmine se tut. Elle leva la tête avec une expression très douce, proche du bonheur. Maud attendait. D’instinct, elle devenait la confidente avisée qui devait savoir se taire. Son hôtesse haussa les épaules, puis finit sa phrase :

— Pourtant, curieusement, je n’avais pas peur de lui. J’avais envie de l’approcher. C’était quelqu’un de très beau.

Il se passa alors un fait étrange. Maud, qui écoutait attentivement, se figea. Avait-elle ou non fermé les yeux ? L’image d’un homme s’était imposée à son esprit une fraction de seconde. Contre toute logique, elle était persuadée qu’il s’agissait de celui qui était apparu à Jasmine. Spontanément, elle déclara alors :

— Il est brun, n’est-ce pas ? Grand. Il a les yeux d’un bleu très clair… Un homme élégant, aux traits fins…

— Comment pouvez-vous savoir ça ? s’écria Jasmine. C’est lui, c’est l’homme que j’ai vu, et vous venez de le décrire avec exactitude ! Maud, vous êtes très douée. Comme j’ai eu raison de vous appeler !

— Mais je n’ai rien fait d’extraordinaire. Je suis la première surprise. Enfin, puisque je me trouve ici pour jouer les médiums, je dois accepter l’évidence. Il y a vraiment quelque chose dans cette maison, une présence.

À cet instant, alors que les deux femmes étaient prêtes à se lancer dans une discussion passionnée, survinrent deux événements. Dans le même temps, Xavier sortit en trombe de la bibliothèque, un livre à la main, tandis qu’une voiture remontait l’allée à une vitesse surprenante et se gara en bas du perron.

L’inspecteur Boisseau resta bouche bée alors qu’il souhaitait emprunter à Jasmine un ouvrage qu’il jugeait unique en son genre, car, en moins de deux secondes, une charmante créature fit irruption dans le salon. De taille moyenne, de longs cheveux d’un blond presque blanc, des yeux noirs, un minois de chat, elle évoquait, sanglée dans un imperméable beige, quelque héroïne du célèbre Alfred Hitchcock.

— Amélie, ma chérie, quelle bonne surprise ! s’exclama d’un ton un peu affecté la maîtresse de maison.

La visiteuse s’était arrêtée près de la table basse. Son regard froid alla de Maud à Xavier. On la sentait contrariée de découvrir des étrangers chez Jasmine. Cependant, sans doute bien éduquée, elle attendit d’être présentée. Jasmine s’empressa de l’embrasser.

— Je ne pensais pas que tu viendrais avec ce temps. C’est gentil. Amélie, voici Maud Delage et monsieur…

— Xavier Boisseau, mademoiselle, pour vous servir, déclara aimablement l’inspecteur, qui frémissait d’intérêt devant la nouvelle venue.

Amélie fit un signe de tête en guise de salutations, enleva son vêtement de pluie et s’installa dans un fauteuil. Son attitude trahissait une habituée des lieux.

— Amélie est une amie de longue date, bien qu’elle soit plus jeune que moi. Elle m’a aidée à décorer Bellevigne et, là encore, je l’ai suppliée de venir dormir ce week-end, expliqua Jasmine.

Maud observa la jeune visiteuse et ne la trouva guère sympathique. Il lui paraissait difficile à présent de reprendre la conversation, et elle avait envie de partir, de regagner Angoulême, sa chère commune de Gond-Pontouvre, sa petite maison.

De tout cœur, l’inspecteur Delage espéra revoir Irwan le soir même. Ils se réconcilieraient peut-être et, si tout allait bien, partiraient malgré tout, en amoureux, pour la Bretagne.