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Maud, un peu nerveuse, s’était assise sur l’accoudoir d’un fauteuil. Elle écouta Stéphane lui parler de la Bretagne, de son métier de journaliste et de ses projets à long terme. Soudain, la mine consternée, elle s’écria :

— Tu dis que nous ne nous sommes pas revus depuis huit ans ? Tu en es sûr ? Je n’ai pas vu le temps passer ! Dis donc, comment as-tu obtenu mon numéro de téléphone ?

— Par tes parents. Je suis allé leur rendre visite, et ils m’ont donné de tes nouvelles. Et comme je viens pour la première fois dans ton pays d’exil, la Charente, à l’occasion du Festival du film policier de Cognac, j’ai décidé de te revoir.

Maud fronça les sourcils, puis ajouta d’un ton moqueur :

— Et qu’en pense la jolie Delfina ? Elle était si jalouse, jadis.

— Je l’ai quittée, Maud, il y a plus d’un an. Et je ne le regrette pas : nous n’avions plus rien à partager. Alors, m’accordes-tu un rendez-vous ?

— Oui, pour savoir à quoi tu ressembles avec huit ans de plus. Toujours ma sacrée curiosité, je n’ai pas changé, tu sais.

Après quelques plaisanteries d’usage, Stéphane raccrocha en « embrassant très fort » Maud. Intriguée, elle se demanda bien ce qui pourrait résulter d’une telle rencontre. Son ancien fiancé s’était montré charmeur et tendre, mais il était ainsi depuis longtemps. Elle avait oublié combien ce grand garçon aux yeux vert clair, pailletés d’or, aux cheveux d’un blond cendré, séduisait – sans bien s’en rendre compte d’ailleurs – toutes les femmes par sa galanterie, son humour bon enfant, sa voix posée et suave. D’ailleurs, c’est le souvenir qu’elle en avait : une image d’élégance discrète redevable à une éducation sans faille. Un futur gentleman, disait la mère de ce brillant personnage, très réservé cependant.

On verra ce qu’il est devenu, songea Maud, émue à l’idée de se trouver confrontée à une page révolue de son passé amoureux.

Albert miaula, désappointé de la voir si lointaine. Il sauta sur les genoux de sa maîtresse, implora une caresse.

— Oui, je suis là, mon bébé ! Ne t’inquiète pas, je suis certaine que le téléphone ne sonnera plus. M. Irwan Vernier ne veut plus entendre parler de nous. Mais, moi, j’ai rendez-vous à Cognac après-demain, à 17 heures, pendant le festival, au Café des Arts avec un dénommé Stéphane Jomel ! C’est une chance que je ne sois pas de service ce soir-là !

*

Le lendemain matin, dès son arrivée à l’hôtel de police, Maud rencontra Irwan. Il l’entraîna dans son bureau, lui donna le rapport d’autopsie et lui demanda sèchement si elle avait convoqué les personnes figurant dans le carnet d’adresses de Virginie.

— J’ai interrogé Océane Rieul, hier soir, et prévenu les parents de la jeune fille. Vu l’heure, je n’ai pas jugé bon de joindre les autres jeunes femmes.

— Tu as le droit de leur rendre visite n’importe quand lorsqu’il y a présomption de meurtre, Maud. Combien de fois devrai-je te le répéter ? Tu es flic, pas assistante sociale.

— Irwan ! Tu es malade, ce matin ? Il est 8 heures, j’allais justement passer des coups de fil, et tu me fais perdre de précieuses minutes. J’en ai assez de ta mauvaise humeur. Salut.

L’inspecteur divisionnaire Vernier serra les dents :

— Écoute-moi, c’est sérieux. Tu prends ces recherches en main, et avec un peu de nerfs ce coup-ci. Je pensais vraiment que tu aurais déjà les rapports d’interrogatoire. Une gosse de vingt-trois ans a été balancée par sa fenêtre de chambre comme un paquet de linge sale. Ce n’est pas le moment de flâner.

Pour toute réponse, Maud sortit en claquant la porte violemment. Vexée par les reproches d’Irwan, elle avait envie de pleurer, mais la rage l’emporta. Heureusement, dans son propre bureau, Dimitri l’attendait avec du café et un grand sourire.

— Salut, Maud ! Ça va ?

— Oui, si on veut. Bon, au boulot. Il y a urgence si l’on en croit le tigre qui rugit de l’autre côté du couloir.

— Tu parles de Vernier ?

— Hum…, ouais. Je ne sais pas ce qu’il a, mais j’en viens à déplorer l’absence de ce cher Xavier. Lui, au moins, apporte un peu de fantaisie au Central.

Maud se tut, but une tasse de café, s’installa et commença à téléphoner. Une heure plus tard, elle sut que Laurence Duroux était absente, car elle avait réussi à joindre ses parents. La jeune femme, qui habitait Cognac – ce détail fit sourire Maud –, était en vacances aux Baléares. Quant à Élise Vincent, Maud devait la rencontrer à 14 heures à son domicile, à Jarnac. Seul Hervé Cottin, le frère de Virginie, avait promis de se présenter à l’inspecteur Delage en fin de matinée.

— Bien. J’avais deux autres noms, mais c’est sans intérêt : une cousine qui m’a dit ce qu’elle savait, peu de choses, et la propriétaire de la boutique où travaillait Virginie. Je passerai la voir vers 18 heures. Je t’emmène cet après-midi, Dimitri. Tu prendras des notes.

— D’accord, fit le jeune homme, enchanté.

*

Hervé Cottin fut fidèle à ses engagements. Ce fut un homme mince aux cheveux bruns qui, à peine entré dans le bureau, tendit une main assurée à Maud. Grand, vêtu d’une chemisette de sport et d’un jean noir, le frère de la jeune victime avait l’allure d’un athlète. Il portait des lunettes à verres teintés, mais les enleva vite, et l’on put voir des yeux rougis par les larmes.

— Bonjour, inspecteur. Je suis un peu en retard, excusez-moi.

— Non, je vous en prie. Je suis désolée pour votre sœur. J’ai fait la connaissance de vos parents hier soir, et je les ai laissés très affligés. Comment vont-ils ?

— Mal. Papa jure vengeance, et maman est sous calmants. Je ne comprends pas pourquoi ça nous arrive à nous. Virginie était si gentille, si heureuse de vivre.

— Je sais, c’est terrible, répondit Maud.

Il se passa alors quelque chose d’étonnant. La porte s’ouvrit avec brusquerie, et Irwan fit irruption dans la pièce. Sans saluer personne, il alla se poster derrière Maud et prit la feuille qu’elle tenait à la main. D’une voix dure, il lança :

— Monsieur Cottin, je vous écoute ! D’abord, qu’avez-vous à dire sur le décès de votre sœur ? D’après vous, qui a fait ça ? Vous devez être bien placé pour nous en apprendre plus sur la personnalité de Virginie ?

Déconcerté, Hervé Cottin hésita. Maud fut prise d’une fureur glacée, mais n’osa pas intervenir, car elle n’appréciait pas les règlements de comptes en public. Baissant la tête, après avoir gratifié leur visiteur d’un sourire d’encouragement, elle laissa Irwan mener l’interrogatoire.

— Alors, votre sœur connaissait-elle des gens susceptibles de lui nuire ? Avait-elle un ami ?

— Non, je ne vois pas qui aurait pu en vouloir à Virginie. Elle vivait seule en ville depuis quatre ans, dans le même appartement. Elle déjeunait chez moi tous les samedis. Ma femme l’aimait beaucoup, vous savez, articula calmement Hervé, qui resta très digne.

— Et sa vie amoureuse ?

— Ça ne nous concernait pas, monsieur.

— Oui, mais ça nous intéresse, car, voyez-vous, le crime passionnel existe toujours, rétorqua Irwan d’un ton glacial.

— Virginie a eu un ami il y a deux ans, mais ça n’a pas duré. C’était une aventure sans lendemain qui ne lui a pas laissé un bon souvenir, et, depuis, elle préférait ses amies, sa famille.

— Le nom ?

— Oh ! un certain Roger. Roger Chaplain. Mais je crois qu’il vit aux Antilles à présent.

— Bon, on vérifiera. Monsieur Cottin, vous devez me trouver peu aimable et brusque, sans doute. Cependant, je suis obligé de chercher la moindre piste convenable. Votre sœur a été assassinée, excusez-moi d’être si précis… Nous devons trouver la personne qui a fait ça. Et vite. Donc, il faut identifier les fausses cartes, si vous voyez ce que je veux dire.

— Je comprends très bien, mais je ne peux pas inventer des renseignements. Je sais seulement que Virginie avait une amie très proche, Océane Rieul, rien de plus.

Maud saisit l’occasion de reprendre les choses en main. Se levant vivement pour faire les cent pas, d’une démarche résolue que l’on devinait nerveuse, elle indiqua :

— J’ai vu Océane Rieul hier soir et je lui ai appris la triste nouvelle. Sa déposition concorde avec la vôtre, monsieur Cottin. Nous vous remercions. Dimitri va vous raccompagner.

Irwan et Maud se retrouvèrent seuls dans le bureau, et l’atmosphère était à l’orage. Ils se regardèrent sans aucune gentillesse, puis, très vite, la jeune femme laissa libre cours à sa colère :

— Qui t’a permis de te conduire comme un mufle ? C’est moi qui devais interroger cet homme, et il ne méritait pas un tel traitement.

— Et toi, tu n’avais pas à le renvoyer aussitôt. Il ne nous a pas tout dit.

— Qu’est-ce que tu veux qu’il ajoute ? Tu as vu ses yeux ? Ce type a du chagrin. Il est en état de choc. On peut se montrer poli et respectueux dans ce métier, non ?

— Poli et respectueux… Et ménager tout le monde, pour accumuler les zones d’ombre. J’ai mon idée sur ce meurtre, mais si tu t’en mêles je n’aurai aucune preuve.

— Ça, c’est trop fort ! Je sais ce que j’ai à faire !

— Je me le demande vraiment ! Bien, sur ce, je te laisse ­bosser.

— Irwan ! Qu’est-ce que tu as ? J’ai l’impression d’être en face d’un étranger. Tu ne m’as jamais traitée ainsi.

— Il faut un début à tout.

Maud le dévisagea, et il vit ses beaux yeux embués de larmes. Pendant quelques secondes, cette détresse l’émut, mais il se domina.

— Écoute, dit-il cependant d’un ton radouci. J’ai été un peu dur, c’est vrai. Mais c’est dans ton intérêt, et j’aurais dû agir comme ça dès ton arrivée ici. Tu es inspecteur de police, et je te vois devenir de plus en plus tolérante, souple. Tu manques de punch, et je m’en juge responsable. Tu sais pourquoi ? Nous n’avions pas à céder au désir, à cette tendresse qui nous gênent dans le travail. À ce rythme, tu vas tout laisser tomber pour m’attendre à la maison, devant tes fourneaux, avec des marmots pendus à tes jupes, et moi, comme un idiot, je serai pressé de rentrer te voir. Je ne veux pas de ça. Alors, je préfère mettre les choses au point. OK ?

Sur ces mots, il sortit en claquant la porte. Maud se laissa tomber sur une chaise, abasourdie.

Il est fou, songea-t-elle. Fou ou stupide.

Un petit sourire triste passa sur les traits charmants de la jeune policière. De tout ce qu’elle avait entendu, une seule chose lui sembla claire : Irwan la fuyait et la rabrouait uniquement parce qu’il se sentait en danger.

Il n’est pas fou, seulement trop prudent, et puis stupide, oui, vraiment stupide !

Dimitri réapparut enfin, mais n’osa pas lui adresser la parole tant elle avait l’air soucieuse. Ils quittèrent tous deux l’hôtel de police vers midi, avec le projet de déjeuner sur la route de Jarnac, afin de se présenter à 14 heures précises chez Mlle Élise Vincent.

*

La jeune femme, fille de viticulteurs, ce qui n’avait rien de surprenant vu la région, leur ouvrit elle-même la porte de la propriété familiale. Ses parents n’étaient pas de gros exploitants, mais ils disposaient de revenus confortables. Élise, comme l’avait annoncé Océane Rieul, était une adorable créature, menue, gracieuse, aux cheveux très noirs, longs et lisses. Bien que manifestement très anxieuse, elle les reçut avec gentillesse.

— Je n’arrête pas de pleurer depuis ce matin, déclara-t-elle d’un ton navré. Cette pauvre Virginie, je ne peux pas croire qu’elle soit morte. Asseyez-vous, je suis à votre disposition. Que voulez-vous savoir ?

Devant tant de bonne volonté, Maud retint un sourire apitoyé. La jeune fille qui se tenait près d’elle sur le canapé avait quelque chose d’enfantin malgré ses vingt ans et les cigarettes qu’elle allumait coup sur coup. Les policiers apprirent très vite qu’Élise habitait chez ses parents, suivait des études pour être architecte, et tenait à son célibat. Dimitri, surpris, insista :

— Vous n’avez même pas un copain, ou un ami ?

— Non, pas du tout ; mes études d’abord. Et puis j’ai une passion : le karaté. Je suis des cours. Maman y tenait. Elle avait peur pour moi, car je suis un petit modèle.

Élise éclata de rire, soudain égayée, et se tourna vers Maud :

— Je ris, mais c’est nerveux. Je suis d’un caractère pessimiste, si vous saviez… Ce qui est arrivé à Virginie me bouleverse. Ce n’était qu’une camarade, en fait. Ma meilleure amie, c’est Laurence. D’ailleurs, elle fait du karaté avec moi, au même club. Virginie, je la connaissais, sans plus, c’était une fille sympa, décontractée.

Maud soupira, un peu agacée par ce refrain que l’on s’obstinait à lui lancer dès qu’il s’agissait de la jeune victime. Comme s’il n’y avait rien d’autre à dire sur elle et que sa mort fût un accident. Plus froide, l’inspecteur Delage demanda :

— Même si c’est un fou ou un maniaque qui a attaqué Virginie, il me semble qu’il y a peut-être des explications. Vraiment, mademoiselle, vous ne savez rien de particulier, d’étrange sur elle ?

— Mais non ! Je vous assure. Si mes parents n’étaient pas absents cet après-midi, ils vous donneraient les mêmes réponses. J’avais fait une fête ici, pour un anniversaire. Virginie et Océane sont venues, Laurence aussi. Nous nous sommes bien amusées, le gâteau était énorme, mais je ne vois pas de quoi attirer des soupçons sur qui que ce soit.

Élise alluma une cigarette, leur jeta un regard excédé. Dimitri, qui n’aimait pourtant pas intervenir dans ces circonstances, se permit de poser une question :

— Il y avait bien des garçons à cette petite fête… Pouvez-vous donner la date et des noms ?

Maud approuva d’un signe, guetta les réactions de la jeune fille. Élise haussa les épaules, s’écria d’une voix plaintive :

— Bien sûr qu’il y avait des copains, mais ils n’ont aucun rapport avec la mort de Virginie ! La fête, c’était pour mon anniversaire, le 15 janvier. Mes frères étaient là, mes cousins, et un copain d’Océane, qui est coiffeur. Voilà, vous êtes contents ? Je peux vous donner leurs noms, mais vous perdrez votre temps.

— C’est à nous d’en juger, rétorqua durement Maud, qui se remémora les reproches d’Irwan.

De plus, son intuition lui soufflait que la jolie Élise mentait sur un point, ou leur dissimulait des détails peut-être importants. Quelque chose clochait dans toute cette histoire.

Un peu plus tard, tout en prenant congé de la jeune fille, elle se promit de consacrer sa soirée à étudier le problème. Dans la voiture, Dimitri sifflotait, l’air distrait. Sans regarder sa collègue, il l’interrogea :

— Tu ne la trouves pas un peu bizarre, cette championne en herbe de karaté ?

— Si ! Bizarre et mal à l’aise. Un homme de la trempe d’Irwan en aurait sans doute tiré plus de renseignements, par intimidation, ou en la faisant craquer. Elle était à bout de nerfs. Une piste à surveiller. Je lui ai dit de ne pas quitter le département. J’espère qu’elle ne va pas s’envoler rejoindre Laurence aux Baléares !

— Elle rentre quand, cette autre demoiselle ?

— D’après sa mère, demain ou après-demain. C’est une fana du Festival de Cognac. Son appartement donne rue d’Angoulême, elle est aux premières loges pour voir passer les acteurs.

— Je n’y suis jamais allé, à cette manifestation. Et toi ?

— Oh ! moi… Je suis dans la région depuis trois ans environ, et je n’ai guère le temps de m’amuser. Mais j’ai rendez-vous là-bas, demain justement, avec celui qui fut mon grand amour, en Bretagne, ma seule patrie.

Maud avait parlé d’un ton emphatique, ce qui fit s’esclaffer le jeune homme. Ils roulèrent vers Angoulême en bavardant gaiement, quand le téléphone sonna. Dimitri décrocha, puis passa aussitôt l’appareil à Maud. Elle reconnut la voix grave d’Irwan, et son cœur s’affola un peu, comme toujours :

— Où es-tu exactement ?

— Près d’Hiersac.

— Rentre illico ! Du nouveau. Tu viens directement rue Léonard-Jarraud. Je suis sur les lieux. On a retrouvé Océane Rieul sur la chaussée. Elle a été défenestrée à son tour ! Aucune marque de strangulation, cette fois, mais un coup sur la nuque.

— Elle est morte ?

— Non, dans le coma. On va l’emmener à Girac. J’attends l’ambulance.

— OK. J’arrive !

Des curieux rôdaient dans la rue Léonard-Jarraud malgré le barrage de police. Maud se gara en catastrophe, se précipita hors du véhicule de fonction et rejoignit Irwan. On venait d’emporter la blessée. Autour de la silhouette de l’accidentée, tracée à la craie sur le goudron, se tenaient le commissaire Valardy et le procureur en personne. Maud les salua, son regard bleu lourd de questions impatientes.

— J’espère que ça va s’arrêter là, lança Irwan, lugubre.

— Oui, moi aussi ! grogna le commissaire qui se grattait le menton, furieux. Maud, cette jeune femme était une amie de Virginie Cottin ?

— Oui, patron, sa meilleure amie.

— Nous pensions à un fou sadique, un misogyne à coup sûr, mais le hasard n’est pas de mise. Il y a un rapport entre ces deux crimes. Il faut trouver lequel, mes enfants, et vite. Vous avez le feu vert. Cherchez dans les relations de ces malheureuses. Je ne comprends pas la raison de tels actes, commis d’une manière si ostensible. Vous n’avez pas avancé dans l’enquête sur la première fille ?

— Non, s’empressa de répondre Maud. Je viens d’interroger Élise Vincent, une de leurs amies, mais le résultat est presque nul.

Irwan dressa l’oreille, puis demanda durement :

— Que veux-tu dire par « nul » ?

— Nous en reparlerons au Central. Pas devant tous ces gens. Je vais passer voir la patronne de Virginie, ensuite, je te rejoins au bureau.

— D’accord, fais vite.

Dimitri, bouleversé par cette deuxième défenestration, emboîta le pas de l’inspecteur Delage. Irwan les observa d’un œil glacé. Le commissaire capta ce regard hargneux et toussota. Sous ses allures paternalistes et maussades, il étudiait à la dérobée « ses enfants », ce qui lui apportait parfois quelques surprises ou sujets de réflexion. Là encore, il n’était pas dupe et ne put résister à mettre son grain de sel :

— Dis donc, Irwan, ils font bonne équipe, Maud et Dimitri. Crois-tu qu’il y a une romance dans l’air ?

— Avec ce gamin prétentieux ? ronchonna Irwan, pris au piège.

— Pourquoi pas ? Les jeunes sont plus galants et attentionnés que les célibataires endurcis. Sans compter que Maud a le prestige d’une solide carrière. Ce que j’apprécie le plus, vois-tu, c’est qu’elle apporte à son boulot un peu d’humanité, d’amabilité. On nous a assez reproché notre manque de tact. Qu’est-ce que tu en penses ?

— Rien du tout. Je me dis qu’il y a une heure à peine on a voulu tuer une femme. Je ne veux pas que ça recommence. C’est tout, patron.

Sur cette déclaration on ne peut plus succincte, l’inspecteur Vernier serra la main du procureur, salua le commissaire d’un signe amical et, accompagné d’un des adjoints de service, entra dans l’immeuble d’Océane Rieul. L’Identité judiciaire était déjà là-haut, dans l’appartement, à chercher des traces, des empreintes, des indices. Les autres locataires furent interrogés un par un, les voisins également. Personne n’avait rien vu. Il y avait toujours du passage, des allées et venues, des voitures qui se garaient, puis repartaient.

— Eh bien ! s’écria Irwan. C’est l’homme invisible qui a fait le coup !

*

Deux heures plus tard, Maud entra pleine d’appréhension dans le bureau de l’inspecteur divisionnaire Vernier, qui l’attendait, le front appuyé à un des carreaux de la fenêtre.

— Je viens au rapport, fit-elle.

Il se retourna, puis la détailla sans sourire, flegmatique selon son habitude. Il nota ses yeux cernés, sa bouche boudeuse, puis s’attarda sur sa poitrine ronde, sa taille fine, les longues cuisses moulées dans un jean noir.

Je suis bien bête de me priver de tous ces trésors, songea-t-il, pris de remords. Au nom de ma chère liberté, du métier… Enfin, c’est pour elle aussi. Il faut la pousser en avant, qu’elle reprenne du poil de la bête.

— Serais-tu devenu sourd et muet après avoir perdu la raison ? demanda-t-elle.

Saisi, il fronça les sourcils, fit trois pas vers elle, feignant la colère :

— J’ai perdu la raison, moi ?

— Oui, nous en reparlerons. Alors, pour l’affaire Océane, avez-vous une piste, des indices ?

— Rien du tout. Le mystérieux assassin qui adore jeter ses victimes par la fenêtre doit être un gros malin ou un sorcier doué de pouvoirs magiques. Remarque, pourquoi serait-ce un homme, après tout ? Et si c’était une femme ?

Maud se mordit les lèvres, interloquée. Ne quittant pas Irwan des yeux, elle dit tout bas :

— Pourquoi une femme ?

— Parce que mon instinct me chuchote que ces demoiselles, en apparence si sages, si sérieuses, avaient peut-être des mœurs bien singulières. Ce sont des choses qui arrivent, mon enfant. Sans vouloir choquer vos chastes oreilles, certaines femmes préfèrent les femmes aux hommes. Les inconscientes…

— Tu n’as pas perdu ton flair légendaire, Irwan. Justement, je venais t’apprendre une chose de ce genre. J’ai longuement discuté avec la dame qui employait Virginie, et, vois-tu, elle a eu les mêmes soupçons que toi.

— Seulement des soupçons ?

— Non, presque des certitudes. Océane venait souvent chercher Virginie à la boutique, et, un soir d’hiver, la patronne les a vues s’embrasser dans leur voiture, sur la bouche. Et je vais t’étonner : j’y ai songé hier soir aussi, quand Océane m’a caressé le poignet après son évanouissement. Dimitri semblait perplexe.

— Formidable ! Nous devrions vite trouver la coupable. Si on dînait ensemble pour fêter ça ?

— Chez moi ?

— Pourquoi pas ? Albert me manque un peu, et il sera ravi de me revoir.

— Ça, j’en suis pas certaine ! plaisanta Maud, toute joyeuse.