Montbéliard, début des années 70. Scherbius a, selon mes calculs, entre vingt-quatre et vingt-six ans. Ayant fait, de son aveu même, « le tour de l’intérim », il aspire à des entreprises un peu plus nobles. Une conversation surprise dans un bistro va lui mettre le pied à l’étrier.
Car, le fait mérite d’être mentionné, Scherbius fréquente assidûment les cafés. Tout en lisant le journal (France-Soir, Le Monde, Le Figaro sont ses titres de prédilection) ou les romans qu’il emprunte par brassées à la bibliothèque, il observe ses congénères, s’amusant à deviner leur profession et à repérer leurs tics de langage. Les plus pittoresques viennent enrichir sa galerie de personnages. De tous, il glane quelque chose.
Ce soir-là, deux hommes s’attablent à sa gauche. Après quelques considérations sans intérêt sur le calendrier du FC Sochaux, Raymond prend des nouvelles de Janine, la femme de Pierrot. « Ah ben, répond ce dernier, il lui est arrivé un truc pas banal. Tu te souviens qu’elle s’était mise en disponibilité à la naissance du petit ? Après Noël, elle appelle le rectorat pour qu’ils lui retrouvent un poste. Tiens-toi bien, ces baltringues l’avaient rayée des listes ! » Raymond demande si Janine était payée. « Ah non, quand même pas, sinon tu penses bien qu’elle aurait pas insisté ! Le type du rectorat a repris son nom, il a dit que ça arrivait tout le temps. »
Scherbius, qui a toujours rêvé d’enseigner, ne perd pas une miette de ce dialogue. Pierrot vient de lui révéler la brèche par laquelle il va pouvoir s’engouffrer dans la forteresse de l’Éducation nationale. Cependant, un problème subsiste…
« Mais attends, reprend Raymond, bien décidé à aller au fond de cette ténébreuse affaire, qu’est-ce qui garantit à Janine qu’elle sera payée ? — Tu penses bien qu’elle a posé la question, répond Pierrot. Figure-toi que les informations du rectorat ne remontent pas automatiquement à Paris, et donc, c’est elle qui a dû faire le nécessaire auprès du ministère. Non, mais tu te rends compte ! »
Scherbius exulte. S’il ne craignait de se faire remarquer, il commanderait une tournée générale.
Le lendemain, il appelle le rectorat de l’académie de Besançon, où il tombe sur une certaine Germaine. Se présentant sous le nom de Jacques Thibault, il explique qu’il s’est mis en disponibilité il y a deux ans pour soigner sa maman, atteinte d’une cruelle maladie. Les obsèques ont eu lieu la semaine dernière. Germaine ne peut faire autrement que d’offrir ses condoléances. Scherbius les accueille avec gratitude. Il dit qu’il a besoin de reprendre l’enseignement, qu’à rester seul, en tête à tête avec sa douleur, il va devenir fou. Pourrait-on lui trouver quelques heures de cours par semaine, n’importe où dans le département ? Germaine fait répéter plusieurs fois à Jacques l’orthographe de son nom pour finir par avouer, d’un ton catastrophé, qu’il n’apparaît pas dans les registres. Scherbius laisse échapper un petit cri, très bref, comme si, décidément, aucune indignité ne lui était épargnée. Toutefois, il reste magnanime : les erreurs, après tout, ça existe. L’important, c’est de les corriger. Germaine le remercie de se montrer si compréhensif. Elle note sa date de naissance et termine par une question si évidente que Scherbius a oublié de s’y préparer :
— Et quelle matière enseignez-vous, M. Thibault ?
Une seconde s’écoule, puis une deuxième, pendant lesquelles Scherbius passe mentalement en revue son emploi du temps au lycée. Il fait semblant de se moucher à l’autre bout du fil pour justifier son silence.
— Le latin, dit-il en reniflant. J’enseigne le latin.