Tirer son histoire à Scherbius n’a pas été sans mal. Des minutes entières peuvent s’écouler sans qu’il décroche une parole. Je me conforme à son rythme, tant il est visible qu’il n’a pas l’habitude de s’épancher. Certains souvenirs d’enfance semblent profondément enfouis ; il faut toute mon expérience pour les ramener à la surface. Parfois, gêné de s’être laissé aller à des confidences, Scherbius m’implore de les oublier, comme si l’on pouvait purger sa mémoire en actionnant un interrupteur.
Nos séances ont lieu les lundis, mercredis et vendredis, entre 11 heures et midi. Scherbius m’autorise à les enregistrer, à condition que je n’écoute pas les cassettes en sa présence. Il répugne à entendre le son de sa voix, pour des raisons que le lecteur comprendra plus tard.
J’observe attentivement son langage corporel. À qui en connaît les codes secrets, la posture fournit de précieux enseignements. Scherbius est le plus souvent penché en avant, les jambes écartées, les pieds fermement posés au sol, d’évidents signes de franchise, voire de confiance lorsqu’il se renverse en arrière en joignant ses mains derrière sa nuque. De temps à autre cependant, je le vois se recroqueviller, croiser les jambes, s’humecter les lèvres, cligner bizarrement des yeux. Il ne soutient plus mon regard, fixe la pendule au-dessus de la porte ou une étagère de la bibliothèque. Je sais alors qu’il s’apprête à me mentir ou, plus exactement, à me livrer la version de la vérité qu’il est capable de supporter. Il est dans ces moments souvent question de son père.
Pour sincère qu’il soit le plus souvent, Scherbius garde sa part de mystère. Il refuse de divulguer sa date de naissance, de peur que je ne retrouve son identité grâce aux registres d’état civil. Il dit être né après la guerre, sans préciser si, dans son esprit, cette dernière s’est achevée à l’automne 1944 avec la fin de l’Occupation ou en mai 1945, à la capitulation allemande. À partir de divers indices qu’il serait vain d’exposer ici, je situe sa naissance quelque part entre septembre 1944 et juin 1946. Il a donc trente et un ou trente-deux ans à l’heure où j’écris ces lignes.
Alexandre Scherbius (le prénom est aussi douteux que le patronyme) a vu le jour et a grandi en Lorraine, dans le département des Vosges. Où exactement dans les Vosges ? Scherbius évoque une « grosse bourgade », dont je n’imagine pas la population inférieure à trois mille habitants. Une vingtaine de communes répondent à cette description, telles que Saint-Dié, Épinal, Gérardmer ou Remiremont. Je m’interdis de pousser mes recherches, par respect pour le désir de confidentialité de mon patient.
Alexandre est le fils cadet de Joseph et Suzanne. Il a une sœur, Danielle, de six ans son aînée. Bien qu’en âge d’être mobilisé durant la guerre, Joseph a échappé à la conscription, pour des raisons obscures. Scherbius s’est récrié avec la dernière énergie quand j’ai émis l’hypothèse que ses parents aient collaboré avec l’ennemi.
Ni l’un ni l’autre ne sont originaires de Lorraine. Joseph a grandi à Nice, où vivent encore ses frères, Suzanne en Vendée. Je ne peux que spéculer sur les motifs qui ont conduit les jeunes mariés à s’établir dans une région lointaine, peu réputée pour son hospitalité. Fuyaient-ils leurs familles ? Des créanciers pressants ? Tout au plus Scherbius lâchera-t-il que ses parents « avaient leurs raisons » de jeter l’ancre dans les Vosges.
Pendant un moment en tout cas, la chance leur sourit. Joseph dirige un cabinet d’expertise-comptable. Avec l’aide d’une demi-douzaine d’employés, il sert les entreprises de la région (principalement des exploitations forestières et des établissements textiles) et quelques gros commerces. Quand arrive le printemps, il prépare les déclarations de revenus des notables. Il gagne très correctement sa vie. Le cabinet dégage, bon an mal an, un petit bénéfice, suffisant pour faire construire au début des années 50 un pavillon de trois chambres – « en bordure de la forêt », précise Scherbius, un détail de peu d’intérêt pour qui connaît le massif vosgien.
Suzanne est mère au foyer. Quand les tâches ménagères lui laissent un peu de répit, elle offre ses services à la paroisse, où l’on ne refuse jamais son aide. Elle reprise des vêtements, collecte des denrées, organise la tombola. Très pieuse, elle s’assure que ses enfants reçoivent les sacrements, le baptême dès la naissance, puis la communion et la confirmation.
Danielle, la sœur de Scherbius, est une de ces enfants que l’on qualifie de « modèles ». Excellente élève, adulée de ses professeurs, elle montre de remarquables dispositions pour les arts. Elle passe sans effort du piano au violon, compose des sonates et chante dans le chœur paroissial. Derrière cette perfection de façade se cache toutefois une réalité moins honorable. Danielle persécute son petit frère. Sous couvert de le bichonner, elle l’accable de reproches et de brimades plus ou moins cruelles. « Elle n’aimait rien tant que de me faire accuser des forfaits qu’elle avait commis, se souvient Scherbius. Elle racontait par exemple que j’avais vidé la boîte de fruits confits, que j’empochais la monnaie des courses ou que j’avais cassé le vase rose du salon. Sa fourberie ne s’arrêtait pas là : elle glissait des limaces dans ma culotte, passait mes semelles au saindoux… Une fois, elle a même tranché mes poissons rouges en lamelles. Le pire, c’est qu’entre deux dégelées, mon père me conseillait de prendre exemple sur ma sœur ! »
Danielle est tout simplement jalouse de devoir composer avec un nouveau venu qui accapare l’attention à laquelle l’avaient habituée ses parents. « La maison est trop petite pour nous deux », déclare-t-elle un jour à Scherbius en lacérant sa chemise.
Au grand dam de Danielle, son frère affiche rapidement une personnalité aussi forte que la sienne. Très en avance sur ses camarades, il saute une classe, puis une deuxième. Il fréquente à l’époque une école religieuse pour garçons, où son impertinence lui vaut régulièrement des ennuis. « Un jour, raconte-t-il, je me suis pris de bec avec le prof de maths. Il ne voulait pas entendre parler de ma démonstration de géométrie, qui était pourtant meilleure que la sienne. Quand il nous a ordonné de recopier sa solution, j’ai croisé les bras en signe de défiance. Il m’a envoyé chez le surveillant général. Je me suis levé, tranquille comme un pape, et me suis dirigé vers la porte en sifflotant. L’erreur, c’était le sifflotement : alors que je passais à sa hauteur, il m’a retourné un énorme coup de règle en bois en travers de la figure. Je me suis traîné dehors, en beuglant comme un veau. Mon nez pissait le sang ; on a appris plus tard qu’il était cassé. »
Par peur du qu’en-dira-t-on, les Scherbius renoncent à attaquer l’école, mais changent leur fils d’établissement. Il atterrit dans une boîte privée, indigne de son niveau. « Je me promenais tellement en cours, se souvient-il, que ma principale occupation consistait à chercher des moyens d’amuser la galerie. Je pointais les erreurs des profs, je faisais tourner les surveillants en bourrique. Les élèves m’adoraient, car mon ingéniosité ne s’exerçait jamais contre eux. Je soutenais mordicus au prof de sports que nous avions couru quatre tours de piste et non trois, à celle de maths qu’en raison d’une sortie de classe nous manquerions son devoir sur table. Une fois, j’ai même failli obtenir un jour de congé pour tout le bahut. J’avais écrit au proviseur, sur un faux papier à en-tête de l’académie, “qu’à titre expérimental, le 5 avril, jour de la naissance de Jules Ferry, père de l’école publique et illustre Lorrain, serait férié cette année”. Le lendemain, nous avons reçu une circulaire en ce sens. Si certains profs n’avaient pas eu des conjoints dans d’autres établissements, ç’aurait pu marcher. Le proviseur a promis une récompense à qui dénoncerait le coupable. Personne n’a cafté. »
À onze ans, Scherbius est en quatrième. Il n’a pas encore entamé sa croissance et pèse à peine quarante kilos. Dans son temps libre, il lit, s’exerce au calcul mental (j’aurai l’occasion d’y revenir), collectionne les timbres et les vignettes de footballeurs.
Il s’adonne au sport en dilettante ; il joue un peu au ballon dans la cour de récré, au ping-pong dans le foyer de la paroisse. Il a des camarades, mais pas d’ami véritable. Il se sent trop différent de ses condisciples qui ont deux ans de plus que lui, triment comme des damnés pour rapporter des notes tout juste passables et confèrent de sujets qui ne l’intéressent pas encore. Il n’a plus d’animal domestique depuis l’épisode des poissons émincés. Il rêve de posséder un jour une mobylette, symbole de liberté. En attendant, il sert la messe le dimanche, en y mettant tout son cœur.
« J’ignore, au soir du Jugement dernier, quelle porte m’indiquera saint Pierre, mais j’ose dire que je me considère comme quelqu’un de spirituel. Les offices religieux, notamment la messe catholique, m’apaisent. Sa forme immuable, la litanie des Évangiles qu’on finit par connaître par cœur, les chants maladroits des fidèles, les incessantes références à l’éternité ont quelque chose de profondément rassurant. Quand notre abbé m’a proposé de devenir enfant de chœur, j’ai ressenti une immense fierté, l’impression d’entrer dans une deuxième famille. »
Il a emménagé dans la chambre, plus vaste, de Danielle, partie à Nancy suivre des études de lettres. Sitôt rentré de l’école, il se calfeutre dans son sanctuaire, où il se repaît des aventures d’Alexandre Dumas, de Jules Verne et de Maurice Leblanc, en suçotant des carrés de chocolat. Ce soir de 1957 ou 1958, le dos calé par deux oreillers, il relit pour la énième fois De la Terre à la Lune, quand des coups tambourinés à la porte du logis le tirent brusquement de l’enfance.