Pour convaincre les moines de l’accueillir en leur sein, Scherbius a pris quelques libertés avec la vérité. Il s’est présenté comme Hanz-Harald Durchstetter, un Allemand originaire de Lübeck, « cherchant la rédemption dans l’adoration du Christ après une jeunesse d’inqualifiable luxure ». Je lui demande comment il a échafaudé ce couplet. Il n’en sait rien : il a sonné à la porte et quelques secondes plus tard, il débitait son boniment. Le nom de Hanz-Harald Durchstetter ? Il jurerait l’avoir vu passer dans un livre. Quant à Lübeck, il lui semble presque y avoir grandi après avoir lu les Buddenbrooks de Thomas Mann.
Le moine de garde a fait appeler l’abbé Macle, qui dirige le monastère. Celui-ci a proposé au visiteur de l’héberger pour quelques nuits, « le temps qu’il se requinque et rende grâce au Seigneur pour ses bienfaits ». Scherbius s’est permis d’insister : il ne manque de rien sur la route et prie déjà plusieurs heures par jour. Il veut franchir une nouvelle étape dans son engagement au service de Dieu.
L’abbé Macle lui a alors brossé un aperçu volontairement peu flatteur de la vie monacale : la liturgie omniprésente, la réclusion, le silence, l’absence complète de divertissement… Voyant qu’à chaque argument, le visage de son interlocuteur s’éclairait un peu plus, l’abbé a fini par se laisser fléchir.
La vie à Notre-Dame d’Acey s’organise autour des sept offices codifiés par saint Benoît : matines (entre minuit et le lever du jour), laudes (à l’aube), tierce (vers 9 heures), sexte (vers midi), none (vers 15 heures), vêpres (vers 18 heures) et complies (avant le coucher du soleil). Entre ces séances de prière commune s’intercalent des études, des moments de recueillement personnel, du labeur manuel (travail agricole, fabrication de fromage et, dans certaines abbayes, de bière) ainsi que trois repas.
Scherbius se glisse rapidement dans son nouvel habit. Il se porte volontaire pour lire les Écritures pendant le dîner, une tâche que lui abandonnent volontiers les autres moines, trop contents de pouvoir savourer leur soupe. Sa mémoire exceptionnelle (sur laquelle nous reviendrons) fait sensation. Connaissant pratiquement par cœur le Nouveau Testament, il compare avec aisance les formulations des Évangiles.
Il loge dans une cellule de trois mètres sur deux, meublée d’un lit, d’une tablette, d’une chaise et d’une lampe de chevet. Il lave lui-même son froc et ses draps. La bibliothèque de l’abbaye contient des milliers de volumes, mais aucun – et pour cause ! – de ses auteurs de prédilection.
Il est constamment affamé. Les trois collations quotidiennes ne suffisent pas à nourrir un adolescent en pleine croissance. Il aurait besoin de viande, de féculents, de poisson ; on lui sert des soupes de légumes, de la salade, du melon. Il s’allonge de dix centimètres, sans gagner un kilo. Supplémenter son alimentation devient une obsession. Il chaparde à la cuisine, mâche des feuilles grasses, pile des noisettes en cachette. Il reste désespérément maigre.
Les autres moines l’apprécient. Il faut dire qu’il leur montre une grande déférence et les décharge de tâches ingrates pour tromper son ennui. Il rend vingt ans au plus jeune.
Le matin, Frère Jérôme est préposé à la traite des vaches. Un tiers de la production subvient aux besoins du monastère ; un tiers part dans la fabrication de fromages ; le reste est collecté par une coopérative voisine. « Le plus dur, raconte Scherbius, c’est l’odeur épaisse, le fumet du lait tiède qui vous gicle entre les mains, éclabousse les vêtements, détrempe la paille. Et si, par malheur, vous renversez le seau, c’est abominable. » Heureusement, c’est un élève doué. Il apprend à presser la base des pis en cadence, à extraire les dernières gouttes au fond des mamelles. Traire une vache à la main prend facilement une demi-heure. Les trappistes refusent de se mécaniser.
Être affecté aux étables ne présente pas que des inconvénients. C’est en effet l’un des rares endroits où les moines sont autorisés à parler – à leurs bêtes. Scherbius apostrophe ses frisonnes à tout propos : « Bonjour, mes beautés ! Là, tout doux. On a bien dormi ? Oh oui, je sens qu’on a bien dormi… » Frère Guillaume, habitué à travailler en silence, lui lance des regards noirs.
Au bout de huit mois, Frère Jérôme est muté à l’atelier, une unité de traitement des métaux par électrolyse. La tâche, si elle n’est guère enthousiasmante, permet des contacts bienvenus, quand bien même ceux-ci se limitent à des discussions techniques. Car, de toutes les privations imposées par la vie monacale, c’est le silence qui pèse le plus à Scherbius. « Nous n’étions autorisés à parler qu’en deux circonstances : pour prier et pour accomplir notre travail. S’enquérir des lectures d’un frère, lui souhaiter bon appétit, frapper à sa porte quand ses quintes de toux secouaient les murs était rigoureusement proscrit. Le trappiste retient ses émotions, il rit sans bruit, pleure sans larmes. Sa béatitude se lit sur son visage, mais ne doit jamais s’entendre. Pourtant, j’aurais tout donné pour pouvoir crier ma liesse quand le soleil levant inondait le chœur de l’abbatiale. »
Les bavardages de Scherbius nuisent à son avancement. Après un an, il est toujours cantonné au rang de postulant, qui précède celui de novice. L’abbé Macle est partagé sur sa nouvelle recrue. D’un côté, Frère Jérôme est assidu aux offices, possède le Saint Livre sur le bout des doigts, ne se plaint ni du froid ni de la chère, qui ont rebuté tant de candidats avant lui. De l’autre, il cherche toutes les occasions de sortir, que ce soit pour aller vendre les fruits au marché ou pour conduire la 2 CV du monastère au garage. Et puis il grandit encore, ce qui prouve qu’il a menti sur son âge.
Vingt-trois mois après lui avoir ouvert les portes de Notre-Dame d’Acey, l’abbé Macle explique à Frère Jérôme qu’il n’est, selon lui, pas taillé pour la vie ecclésiastique. « Il y a d’autres façons de servir Dieu. Retrouvez la compagnie des hommes. Apprenez un métier. Fondez une famille peut-être. Nous prierons pour vous. »
Je demande à Scherbius comment il a vécu son renvoi. « Bien. Pour tout dire, je m’y attendais. Si un aspect de la vie monastique vous déplaît, mieux vaut vous y résigner tout de suite, car ce n’est pas près de changer. Moi, j’espérais toujours trouver du steak au réfectoire ou Les Trois Mousquetaires à la bibliothèque. Ce n’était pas bon signe. »
Il ne regrette pas l’expérience pour autant. « Si on nous avait dit à mon admission que je tiendrais deux ans, ni l’abbé Macle ni moi ne l’aurions cru », s’esclaffe-t-il.
Il affirme avoir beaucoup appris à Vitreux, à commencer par la discipline. « Il faut du courage pour quitter son lit au milieu de la nuit dans la froidure de l’hiver, prier une heure, se recoucher et remettre ça avant le chant du coq. Il en faut bien davantage pour recommencer le lendemain, et le jour d’après, en sachant que ce rythme date du VIe siècle et sera encore en vigueur longtemps après notre mort. J’avais besoin de me prouver que j’étais capable d’un tel sacrifice. »
Cette dernière remarque confirme, s’il en était besoin, que les motivations de Scherbius étaient moins religieuses que spirituelles. Je lui apprends que Demara a lui aussi tâté de la vie monastique. Il n’est pas surpris. « Je n’aurais pas su le formuler ainsi à l’époque, mais il est évident que sous couvert de chercher Dieu, c’est ma propre personnalité que je tentais d’élucider. » En revanche, quand je suggère qu’il s’est tourné vers des figures tutélaires (Dieu, l’abbé Macle, etc.) pour combler le vide laissé par l’incarcération de son père, il se referme comme une huître. J’insiste, note qu’occupé à traire les vaches, il n’a pas assisté à la sortie de prison de Joseph. « Je n’apprécie pas vos insinuations ! se raidit-il. Et si, au contraire, je m’étais cloîtré pour partager son enfermement ? » Force est de reconnaître que les deux explications se défendent.
Une question me taraude, que je me sens obligé de lui poser lors de notre cinquième ou sixième séance : était-il à l’époque sexuellement actif ?
Il bondit de son fauteuil, comme si je lui avais piqué le ventre avec une hallebarde. « Nous y voilà ! éructe-t-il. Vous voulez savoir si je palpais le cul de mes vaches ? Si je m’astiquais le poireau sur ma couchette ou si les moines jouaient au bilboquet dans les douches ? Gros dégueulasse ! » Les traits révulsés, il pointe vers moi un doigt menaçant, semble hésiter à me démolir le portrait, puis tourne les talons et claque la porte derrière lui. Je m’interdis de lui courir après.
Me voilà prévenu : pour Scherbius, comme pour presque tous les patients d’ailleurs, le sujet de la sexualité est miné. La violence de sa réaction m’amène à envisager plusieurs pistes : il est encore vierge, il a essuyé des avances à l’abbaye, il a surpris des scènes défendues, etc. À moins que le traumatisme remonte à plus loin encore : et s’il avait subi des attouchements du temps où il servait la messe ? Si son père… Je m’arrête là, faute d’éléments tangibles et aussi par respect pour Scherbius, qui éclairera peut-être ma lanterne dès la prochaine séance.
Il arrive en retard, une façon classique d’affirmer son emprise. Je l’invite à s’asseoir, sans évoquer nos derniers échanges. Il m’explique de but en blanc qu’à partir de maintenant, nous n’aborderons la question de sa sexualité qu’à son initiative. Je proteste au nom de la sacro-sainte approche holistique commune aux psychiatres et aux maîtres-nageurs. Scherbius fait mine de se lever. Je n’insiste pas.
Ce matin, en l’écoutant me raconter ses dernières heures au monastère, je ne peux m’empêcher d’imaginer le jeune Frère Jérôme, nu sous ses draps, le corps parcouru par les frissons d’une montée de sève. Comment a-t-il pu résister à la tentation, ou, tout simplement, à la curiosité, de jouer avec son sexe tiède, de le sentir palpiter et se cabrer comme un pur-sang ? Je n’imagine qu’une seule pulsion capable de supplanter le désir sexuel chez lui, une seule activité plus délectable que la masturbation : celle consistant à peupler son répertoire imaginaire de nouveaux personnages.
Allongé sur son lit, les mains croisées derrière la nuque, il visualise Jean-Jacques, un jardinier de Montélimar affligé d’un léger zozotement ; Raoul, vigie dans la marine marchande, amoureux à en crever d’une putain d’Amsterdam qui ne veut même pas coucher avec lui pour de l’argent ; Herbert, l’huissier alsacien, radié de son ordre professionnel le jour où il a gueulé « À bas les propriétaires ! » dans une réunion de syndic.
Il rêve ses créatures avec une intégrité minutieuse. Il sait comment chacune d’elles parle, rit, bouge, aime. Il connaît son solde bancaire et ses préférences politiques, ses goûts alimentaires et la voiture qu’elle conduit. Dans ces moments-là, il est Dieu.