Il rentre dans les Vosges à pied, un mode de locomotion qui lui laisse le loisir de planifier ses prochaines entreprises. Le temps s’écoule différemment pour Scherbius : il est comme ces félins qui se meuvent lentement, mais sont capables de fulgurantes accélérations.
Il est accueilli comme l’Enfant prodigue. Joseph, sorti de prison quelques mois plus tôt, serre son fils contre son cœur. Il a terriblement vieilli, comme si chaque année derrière les barreaux en avait duré cinq. Il a perdu ses cheveux, des dents, la joie de vivre. Il a trouvé un poste d’employé aux écritures dans un obscur cabinet de Metz où la rumeur de son indignité n’est pas parvenue. Suzanne continue de s’épuiser en tâches arides. Elle conjure sa peur de la misère en faisant fructifier chaque minute de son temps : elle colle des timbres pendant le dîner, tricote des écharpes jusqu’à ce que le sommeil la terrasse. Danielle est toujours secrétaire. Son certificat de dactylo lui a valu une augmentation royale de cinquante francs par mois. Elle ne parle plus de reprendre ses études.
Scherbius explique aux siens à quoi il a employé les deux dernières années. Danielle ricane, Joseph se fâche. La dévote Suzanne manifeste une certaine fierté, avant de s’assombrir : et la médecine ? Alexandre comprend qu’un monde le sépare désormais de sa famille. Tant pis. Il ne ressent pas d’empathie pour ses parents. Il imagine ce qu’ils auraient pu être et la comparaison n’est pas à leur avantage. C’est décidé, il fera sa vie sans eux.
Je lui demande s’il a cherché à connaître le fin mot de l’histoire : Joseph avait-il enfreint la loi par cupidité ou par naïveté ? Sa réponse me surprend : « Quelle importance ? C’est son amateurisme qui me désole : quand on fraude, on fait ça dans les règles de l’art. »
À tout juste dix-huit ans, Scherbius est convoqué à la caserne de Toul, en Meurthe-et-Moselle, pour y effectuer ses trois jours. Les accords d’Évian viennent de mettre un terme à la guerre d’Algérie ; il se murmure que la durée du service militaire sera bientôt ramenée de trente à dix-huit mois. Sans maladie particulière, Scherbius n’a aucune raison d’échapper à la conscription. Tel n’est d’ailleurs pas son objectif. Sur place, il se prête de bonne grâce aux tests psychotechniques, passe sous la toise, monte sur la balance. Ne lui reste qu’à rencontrer le médecin, qui, sur la base des renseignements collectés et d’un bref entretien, se forgera une opinion sur sa santé. Une formalité.
Le sort et le goût du défi de Scherbius vont en décider autrement. Dans la salle d’attente, son voisin se vante du plan qu’il a conçu pour se faire réformer. Affligé d’un léger asthme d’effort, il va exagérer la gravité de son handicap, en produisant des analyses sanguines et des certificats signés de professeurs des hôpitaux de Nancy. Il a poussé la préparation jusqu’à s’entraîner à simuler un malaise, si on lui ordonne d’effectuer un tour de stade. Scherbius se gausse du jeune homme. Croit-il vraiment les médecins militaires assez bêtes pour tomber dans le panneau ? Il n’est sûrement pas le premier à exhiber des attestations bidon. Et puis, si l’armée n’employait que des marathoniens, ça se saurait. Il sera bien avancé avec ses notes de docteurs, quand on l’affectera au nettoyage des latrines ou à l’épluchage des pommes de terre. « Parce que tu as une meilleure idée, peut-être ? réplique l’autre. — Et comment ! Cent balles que je me fais réformer ! » lance, sans réfléchir, Scherbius.
Cent francs à l’époque, c’est une sacrée somme. L’autre, pourtant, n’hésite pas longtemps. Si lui se fait retoquer avec son dossier médical de derrière les fagots, comment cet ahuri arrivé les mains dans les poches aurait-il la moindre chance ? « Tenu », dit-il en tirant un Bonaparte de son portefeuille.
Justement, la porte s’ouvre, cédant le passage à un conscrit dépité. De l’intérieur, une voix s’élève : « Alexandre Scherbius. » Notre ami bondit de sa chaise et se rue dans le bureau, comme s’il attendait ce moment depuis toujours.
Il en ressort dix minutes plus tard, sourire aux lèvres. « Par ici la monnaie ! » s’exclame-t-il en agitant triomphalement un papier rose sous le nez de son rival. Celui-ci, consterné, glisse les cent francs dans la poche de Scherbius, en lui en proposant le double s’il lui révèle son stratagème. Hélas, son nom résonne dans l’antichambre. Il entre dans le bureau du médecin à reculons, défait d’avance, sa paperasse sous le bras.
« Du coup, raconte Scherbius, il n’a jamais su comment j’avais mené mon affaire. Mon plan était simple, presque évident si on prend la peine d’y réfléchir. Je me suis dit que des traîne-savates, des asthmatiques, des tuberculeux, ces toubibs en voyaient défiler toute la journée et qu’il fallait plus qu’une toux rocailleuse ou la lettre d’un grand manitou pour les impressionner. Idem du côté psychiatrique : je ne serais pas le premier à jouer les suicidaires ou à pisser au lit. Il me fallait une pathologie à la fois inédite, physiologiquement indétectable et parfaitement terrifiante : l’excès de zèle.
« J’ai longuement serré la main du médecin en le remerciant pour cette chance qu’il m’offrait de servir mon pays ; je réalisais que son nom figurerait à jamais dans mon dossier militaire, il pouvait être certain que je lui ferais honneur. Il a paru un peu décontenancé. Il a dégagé sa main de la mienne et m’a invité à m’asseoir. “Pas de pépins de santé ? a-t-il demandé en parcourant mon dossier. — Aucun ! me suis-je écrié. Vous aurez du mal à trouver un soldat en meilleure forme que moi. Je cours tous les matins avec un sac de pierres sur le dos, je me réveille au milieu de la nuit pour faire des pompes, je rampe dans la gadoue…” Il a levé la tête. “Vous n’êtes pas bien musclé pourtant.” Je lui ai répondu que je suivais un régime à base de poulpe cru mis au point par l’armée japonaise. Comme il ne semblait pas curieux d’approfondir le sujet, j’ai tenté une autre approche : “L’alimentation, le sommeil, la résistance à la douleur, c’est ce genre de détails qui font la différence sur le champ de bataille. Personnellement, je travaille mes réflexes pour le cas où je devrais plonger sur une grenade afin de sauver mes camarades.” Il a posé son stylo et m’a dévisagé en plissant les yeux. “Qui parle de sauter sur une grenade ? On est en temps de paix. Le dernier conscrit qu’on a enterré ici avait chopé le tétanos en ouvrant une boîte de cassoulet.” J’en ai remis une couche : “L’héroïsme est un état d’esprit qui peut se décliner de mille façons. Ah, exploser sur une mine pour son pays ! Se brûler la cervelle avec sa dernière balle pour ne pas tomber aux mains de l’ennemi ! Offrir son dos aux tireurs d’élite pour faire diversion !” Soudain, il m’a fait signe de m’arrêter. Il a rempli un formulaire rose et me l’a tendu sans un mot. Sans doute me soupçonnait-il de simuler, mais il ne pouvait pas prendre le risque que je sois sérieux. Il était obligé de m’exempter. »
Il a raison. Dans l’impossibilité de pratiquer des examens complémentaires, j’aurais moi aussi renvoyé cet aspirant martyr dans ses pénates. La présence d’esprit de Scherbius est d’autant plus confondante qu’il a disposé de très peu de temps pour monter son numéro : soixante secondes à peine se sont écoulées entre le pari et son entrée dans le bureau du médecin. Je cherche à comprendre comment l’idée a germé dans son esprit. Bizarrement, il ne conçoit pas la question en ces termes : « Je n’élabore pas un plan, je le porte en moi : c’est très différent. Je me borne à choisir, parmi les centaines de personnages que j’abrite, le plus adapté à la situation. Pour le meilleur ou pour le pire, j’ai une confiance absolue dans mes capacités. Il m’arrive d’ouvrir la bouche sans savoir ce qui va en sortir. »
Cette dernière phrase, en apparence anodine, me souffle une hypothèse. Et si Scherbius, dans ces moments qu’on pourrait qualifier « d’improvisations forcées », se plaçait, délibérément ou non, dans un état de conscience modifié ? Je lui demande s’il recourt à une technique particulière (chant d’une comptine, compte à rebours, exercices de respiration…) pour induire l’état hypnotique. Il répond avoir remarqué qu’il a tendance, lorsqu’il est confronté à une décision pressante, à faire craquer ses articulations. Il me gratifie d’une démonstration dont je me serais volontiers passé, en tordant simultanément ses dix doigts, tel Max Schreck dans le Nosferatu de Murnau. Il se souvient d’avoir effectué ce geste quand il a pris la place du maître-nageur à Bar-le-Duc, avant de sonner à la porte de Notre-Dame d’Acey et après avoir conclu son pari à Toul. J’emmagasine ce détail, certain qu’il aura son importance un jour.