Comme je le craignais, l’employée de la mairie de Carnac nous apprend qu’un incendie a détruit les archives des services sociaux du Morbihan en 1979. Scherbius a dû noter cette information à l’époque, en pensant qu’elle lui servirait un jour. Qui sait combien d’entrefilets analogues dorment dans ses tiroirs ?
Il repousse dédaigneusement mon hypothèse.
— Dieu m’est témoin que j’ignorais que la Maison avait fermé ses portes et que les archives du département avaient brûlé.
— Vous vous entendez ? Vous dites « la Maison », quand, il y a deux jours, vous ne l’appeliez que « l’orphelinat ».
— Je vois qu’il en faudra plus pour vous convaincre. Que diriez-vous d’aller frapper à la porte de Dodo les carreaux ? À celui-là, on ne racontait pas de fariboles.
Il nous conduit à Plouharnel, un petit bourg situé à quelques kilomètres, sur la route de Quiberon. Une fois de plus, sa connaissance de la topographie m’impressionne. Au sortir de la rue de la Poste, il s’élance sur une voie communale improbable, qui mène à un hameau d’une vingtaine de maisons réunies sous l’appellation du Pratézo.
Puisque nous ne possédons pas l’adresse ni le nom de famille de Dominique, je baisse ma vitre pour héler un retraité posté à sa fenêtre, quand Scherbius désigne une grande bâtisse, partiellement dissimulée derrière un rideau de hêtres.
— C’est ici, dit-il d’un ton qui ne souffre aucune discussion.
— Comment le savez-vous ? Vous êtes déjà venu ?
— C’est ici.
Les battants du portail sont ouverts. Scherbius gare la Renault devant un massif de roses anémiques. Le terrain, entouré d’un sentier de gravier, est livré aux mauvaises herbes. Les arbres auraient besoin d’être taillés. J’ai l’impression de violer un sanctuaire.
On accède à la maison par une véranda, sur les murs de laquelle s’étale une discutable fresque d’inspiration gréco-romaine. Ignorant la sonnette, mon compagnon frappe à la porte. Une femme aux cheveux gris et au visage parcheminé nous ouvre.
— C’est à quel sujet ? demande-t-elle d’un ton las.
— Nous venons saluer Dominique, dit Scherbius.
— Il est mort l’hiver dernier. Je suis sa sœur, Jeanne.
Une pensée peu charitable me traverse aussitôt l’esprit : comme c’est pratique ! Je me tourne vers mon compagnon afin d’observer sa réaction. Il est prostré, la bouche ouverte, comme si son monde venait de s’écrouler. Les chairs de son visage se sont brusquement affaissées, de grosses larmes ruissellent sur ses joues.
Jeanne, émue, passe un bras bienveillant autour des épaules de Scherbius.
— Vous le connaissiez bien ?
— Il m’a tout appris, gémit-il.
Ses sanglots redoublent. Soudain, il se met à tambouriner contre le mur de granit, en hurlant à la mort.
— Pourquoi ? Pourquoi, Seigneur ?
— Il était vieux, dit Jeanne comme si elle s’adressait à un enfant. Depuis son opération, il descendait tout doucement la pente. Un matin, je l’ai trouvé dans son lit. Il était parti pendant la nuit.
À ces mots, Scherbius retrouve un peu de forces.
— Ah ! Dieu merci ! Dites-moi qu’il n’a pas souffert…
— Il avait l’air paisible. Comme s’il conversait avec les anges.
— Je vous crois ! Il devait avoir tant de choses à leur raconter.
Il sèche ses larmes grossièrement, du revers de la main. Je n’ai pas vu un tel numéro d’acteur depuis Jack Nicholson dans Vol au-dessus d’un nid de coucou.
— Voulez-vous boire quelque chose ? s’enquiert Jeanne.
— Rien pour moi, merci, dis-je. Nous n’allons pas vous déranger plus longtemps.
Mais mon camarade a d’autres projets.
— Au contraire, dit-il en me poussant à l’intérieur. Maxime, tenez compagnie à Madame. Moi, je vais jardiner un peu. Ce jardin à l’abandon est un affront à la mémoire de Dominique.
Nos protestations n’y font rien : jusqu’à midi, en bras de chemise, Scherbius taille les massifs, bine les parterres, ratisse les allées avec un zèle infatigable. De temps à autre, il lève la tête et nous adresse un joyeux signe de la main. Malgré mon aversion pour les travaux horticoles, je brûle de le rejoindre, tant le récit de la vie de Dodo les carreaux me rase. Mon hôtesse se révèle incapable de m’orienter vers d’anciens collègues de son frère. Le nom de Loïc Pedrono ne lui dit évidemment rien.
Nous restons pour le déjeuner. Entre deux bouteilles de cidre, Scherbius évoque la mémoire de Dominique dans des termes que je qualifierais sans doute de bouleversants si je ne les savais intégralement fabriqués. Jeanne boit ses paroles. Elle sort les albums de photos au moment du café ; nous en reprenons pour trois quarts d’heure.
— Une riche idée que vous avez eue, ce retour aux sources, dit Scherbius quand nous remontons en voiture. Ça me fait un bien fou de retrouver les lieux de mon enfance…
— Vous n’allez pas recommencer ! Avant de voir la bobine du défunt, vous auriez été bien en peine de le décrire.
— Permettez. « Immanquablement vêtu de noir, il se déplaçait en rasant les murs. Le cliquetis de son énorme trousseau de clés le précédait. Onctueux avec ses supérieurs, il se montrait d’autant plus féroce avec les chenapans dont il avait la charge que ces derniers n’avaient nulle jupe où se réfugier. »
— Mais où allez-vous chercher tout ça ?
— Quelle importance ? Nous avons rendu le sourire à une femme aujourd’hui, s’exclame-t-il en faisant vrombir le moteur.
Cet échange a le mérite de clarifier nos positions respectives. Scherbius persévère dans ses chimères, tout en sachant que je n’en suis pas dupe. De fait, je ne réussirai pas plus à le coincer pendant les quinze jours que durera notre périple qu’il ne parviendra à me convaincre de sa sincérité.
— Ce n’est pas la route de l’hôtel, dis-je.
— Parce que je vais vous donner le grand tour des mégalithes. Tout commence il y a six mille ans…