« Au fond, les choses n’ont pas beaucoup changé depuis votre départ »

N’ayant pu établir avec certitude les origines de Scherbius, il m’est difficile d’accorder le moindre crédit au reste de ses aventures. Il prétend avoir quitté l’orphelinat à onze ans, « à la suite d’une rixe », puis avoir été ballotté d’une famille d’accueil à l’autre jusqu’à sa majorité. Naturellement, toutes nos tentatives pour retrouver ses parents adoptifs se soldent par des échecs. Les gens sont morts, partis sans laisser d’adresse ou hors d’état d’être interrogés. Nous passons ainsi une journée au chevet d’un homme en coma dépassé, une autre dans une maison de retraite à démêler la laine d’une femme sénile que Scherbius appelle « Mama ». Par respect pour « ceux qui lui ont offert un toit quand il avait froid », il tient à me narrer l’histoire de chacun, qu’on me pardonnera de ne pas retranscrire ici.

Je commence à cerner ses méthodes.

Il enregistre les moindres détails. Quand Jeanne, la sœur de Dodo les carreaux, nous a ouvert la porte, il a par exemple noté la présence d’un crucifix dans l’entrée. Le « Pourquoi, Seigneur ? » qu’il s’est autorisé dans la foulée a fait beaucoup pour lui gagner la confiance de la vieillarde.

Il domine un nombre ahurissant de sujets. J’ai déjà cité son sens de l’orientation. Il connaît aussi les spécialités gastronomiques régionales, le tracé du réseau autoroutier français, les prénoms en vogue dans les années 40 et la fréquence des patronymes département par département. Combinées à ses capacités calculatoires, ces informations lui confèrent souvent un précieux avantage sur ses interlocuteurs. Il sait qu’un dénommé Laborde a deux chances sur trois d’être originaire du Sud-Ouest, ou que, parmi les douze mille et quelques Claude nés en 1950, cinq sur six étaient des garçons.

Au-delà des statistiques, il a une compréhension intime du tissu local.

— Vous ai-je dit que j’avais été maire d’une petite ville ? Je recevais mes administrés le matin. Fernand, le poissonnier, se plaignait que les éboueurs passent trop tard ; ses poubelles incommodaient la clientèle. Louisette, qui élevait des brebis, exigeait que la cantine de l’école cessât de servir du camembert. Jean, le cantonnier, me demandait si, des fois, on ne pourrait pas prendre son fils à l’essai, « vu que même l’armée n’en avait pas voulu ». J’amadouais ce petit monde avec des promesses et je filais au lycée technique, pour l’inauguration de la nouvelle section « Tourneur-fraiseur ». J’intervenais après le recteur, mais avant l’assistant parlementaire qui ânonnait un message du député, « retenu au Palais-Bourbon quand il aurait tant voulu être parmi nous ». Je me sauvais en catimini pendant l’apéritif (chips Croky, côtes-du-rhône et Banga), pour aller montrer ma bobine au marché, où je serrais des mains, plaisantais avec la bouchère qui avait promis de voter pour moi le jour où il pleuvrait du boudin grillé, buvais un coup avec le…

Je l’arrête avant qu’il ruine mes dernières illusions sur la fonction publique, en sachant qu’il aurait pu aussi bien m’interpréter une réunion de syndic ou l’assemblée de la mutuelle des pompiers.

Le banal l’assomme. N’étant heureux que dans le déséquilibre, il fabrique perpétuellement des drames dont il est le héros. Il a le don de broder une histoire à partir de n’importe quoi : un fait divers entendu à la radio, une date, un lieu. Laval, que nous traversons un matin, lui rappelle qu’une de ses familles d’accueil a servi de modèle à Jean Dutourd pour le couple de crémiers collabos du roman Au bon beurre. Le 2 avril, il me force à observer une minute de silence à la mémoire de Georges Pompidou, dont il prétend avoir « sauvé les fesses » durant l’affaire Marković. Si l’on prêtait foi à ses sornettes, il aurait découvert le microprocesseur, lancé la carrière des Bee Gees et tenu la main de Dalí pendant qu’il peignait Le torero hallucinogène.

Sur une note plus prosaïque, mon compagnon mange de tout. Il aime également les truffes et les rillettes, le homard et les sardines. Il préfère le bordeaux au bourgogne, boit son eau pétillante et son café serré. Il ne regarde pas Les Jeux de 20 heures.

Après quelques jours dans l’Ouest, il se met en tête de gagner l’Alsace, « où il a vécu quelques-unes de ses plus belles aventures ». Mes cours à l’université ne recommençant pas avant une semaine, je me laisse tenter.

À Chambray-lès-Tours, il se fait passer pour un prêtre en vacances et convainc le curé de la paroisse locale de le laisser célébrer la messe à sa place. Son exégèse de la parabole des talents est, à ce jour, la plus pertinente qu’il m’ait été donné d’entendre.

Nous faisons un détour par Notre-Dame d’Acey, où Scherbius est censé avoir effectué son noviciat. Un moine d’un âge canonique se dévoue pour nous faire visiter l’abbaye. En nous raccompagnant à notre voiture, il nous lance : « Au fond, les choses n’ont pas beaucoup changé depuis votre départ. » Avant que j’aie le temps de réagir, il a tourné les talons et tiré la porte du monastère derrière lui.

À Lons-le-Saunier, je traîne Scherbius au casino, curieux de le voir à l’œuvre à une table de black jack. Naturellement, il n’a pas d’argent sur lui. Je lui tends un billet de cent francs.

— Faites-les fructifier comme dans la parabole.

— On ne va plus nulle part avec cent balles. Donnez-moi cinq cents.

Je transige à trois cents, qu’il me rendra en cas de gain. S’il perd, en revanche, il ne me devra rien.

Même aux yeux du novice que je suis, il est vite apparent que Scherbius n’a pas menti. Quand, après une phase d’observation, il décide de s’asseoir à une table, il remporte approximativement les deux tiers de ses mains. Son tas de jetons fait des petits. À minuit, il a plus que triplé sa mise.

— Expliquez-moi quelque chose, dis-je alors que nous prenons un verre au bar. Pourquoi avoir réclamé une indemnité à Alice, quand vous pouvez gagner la même somme en une soirée au black jack ?

— Et en quel honneur les actionnaires du casino de Lons-le-Saunier subventionneraient-ils notre voyage ? demande-t-il en dégustant un cognac hors d’âge (et de prix). Je possède quelque chose qui vous intéresse, vous devez allonger la monnaie.

— En l’occurrence, ne puis-je m’empêcher de remarquer, vous m’accompagnez gracieusement.

— Tout finit toujours par se payer, dit-il en se levant.

— Où allez-vous ?

— Me coucher.

— Vous ne voulez pas continuer à jouer ? Gagner davantage ?

— Non merci.

— Tant pis. Rendez-moi mes trois cents francs.

Il sourit, comme s’il mettait charitablement ma demande sur le compte de l’humour.