Quand j’ai publié Scherbius en 1978, Alice Samuel et moi projetions de lui donner une suite à brève échéance. Les séances d’hypnose auxquelles Scherbius avait accepté de se prêter devaient me permettre de remonter aux origines traumatiques de la dissociation, ouvrant la voie à une possible guérison.
J’aurais pu, en apprenant que j’avais été roulé, en rester là. Au bout de quelques années, mes lecteurs se seraient lassés de demander à leur libraire un deuxième tome qui ne venait pas. Les plus curieux auraient fini par découvrir le pot aux roses. Nul doute que mon incurie les eût copieusement divertis.
Mais je ne suis pas homme à baisser les bras. Je n’en ai pas fini avec Scherbius. J’écrivais il y a cinq ans qu’il méritait un livre. Aujourd’hui, je pense qu’il en mérite un second. Trop de questions restent en suspens. De quel trouble rare souffre-t-il ? À quelles sources se nourrit son imagination ? Qu’attendait-il de notre coopération ?
En réfléchissant à la forme que pourrait prendre ce deuxième opus, une certitude s’est vite imposée à moi : je ne pouvais pas repartir de zéro. Quelque décevantes que se soient finalement révélées mes séances avec Scherbius, elles valent d’être versées au dossier. Car un patient, fût-il un expert ès dissimulations, ne prononce pas un demi-million de mots sans dévoiler par intermittence le fond de sa pensée. Mentir est plus difficile que de dire la vérité : cela nécessite un contrôle, une concentration impossibles à soutenir sur la longue période. Si Scherbius n’a pu inventer tous ces noms, tous ces métiers, toutes ces villes, sans puiser à l’occasion dans son expérience, alors la première édition recèle, çà et là, des fragments de vérité.
L’investigateur que j’ai engagé a formellement écarté certaines anecdotes, comme le séjour chez les trappistes et les leçons socratiques à Hyères. D’autres – le cours de natation à Bar-le-Duc, les trois jours à Toul… – possèdent à mes yeux une plausibilité supérieure, encore que je me méfie désormais de mon intuition. Comment reconnaître avec certitude les passages authentiques ? La réponse, en admettant qu’elle existe, se trouve dans mon texte. Brûler celui-ci reviendrait, si l’on m’autorise cette expression triviale, à jeter le bébé avec l’eau du bain : en purgeant les mensonges, nous perdrions aussi toute chance d’accéder un jour à la vérité.
En repartant de zéro, j’aurais aussi l’impression d’implorer la clémence de mes lecteurs, comme ces enfants qui quémandent une deuxième chance quand un jeu ne tourne pas en leur faveur. Je m’y refuse absolument. Je ne me désolidarise pas de mon livre. Je le regrette, mais je ne le renie pas. Ne pas annexer le texte original à cette deuxième édition équivaudrait à faire disparaître les preuves du crime. Ce serait un peu trop facile.
Voilà pourquoi, au lieu de repartir d’une page blanche, symbole d’une virginité restaurée, j’ai préféré enrichir le premier livre, en lui conservant son titre. Si j’étais sur un plateau de cinéma, j’actionnerais mon clap en scandant « Scherbius, deuxième ». Quand on y songe, qu’un réalisateur tourne une nouvelle prise signifie rarement que la première a été inutile. Il déplace un peu sa caméra, rectifie l’éclairage, distille des indications aux acteurs, et réitère l’opération autant de fois qu’il le juge pertinent. Le spectateur qui découvre la scène en salle ignore combien de tentatives sont entrées dans sa fabrication, pourtant chacune ou presque était nécessaire. Pour citer Thomas Edison, l’homme aux mille brevets, « chaque nouvel échec constitue un pas vers la victoire ».
Pourquoi réimprimer une fiction ? Parce qu’au milieu des mensonges scintillent quelques paillettes de vérité, les seuls indices dont je dispose pour diagnostiquer Scherbius.