Les séances reprennent dans mon cabinet. Je me suis donné un objectif qui semblera modeste : soutirer à Scherbius quelques éléments factuels qui me permettront d’établir son identité. Je pourrai, à partir de là, comprendre les épreuves qu’il a traversées et, qui sait, formuler un nouveau diagnostic.
C’est peu dire, hélas, qu’il ne me facilite pas la tâche. Il donne l’impression de purger une peine. Il récrimine contre tout et n’importe quoi : les horaires de nos sessions qui le privent du film de l’après-midi à la cinémathèque, la panne de l’ascenseur de l’immeuble, et, naturellement, mon « obsession malsaine à remuer le passé ».
Ces jérémiades glisseraient sur moi si Scherbius ne prenait un malin plaisir à saboter mes tentatives de percer à jour ses antécédents. Il ne cesse de se contredire, de revenir en arrière, de s’enquérir de mes préférences, comme s’il dépendait de moi qu’il fût né à Cahors ou à Bastia.
Ses mensonges sont plus ou moins élaborés. Il peut abréger la supercherie au bout de cinq minutes ou faire durer le plaisir une semaine entière. Son imagination, toujours aussi féconde, se nourrit aux sources les plus variées. Il élucubre à partir d’une photo accrochée au mur, s’inspire d’un fait divers qu’il a lu dans le journal. Un jour, l’animal me sert l’intrigue d’Un mauvais fils de Sautet, que j’ai vu la veille au cinéma avec Louise !
Il devient vite évident que nous n’allons pas y arriver. À ce jeu du chat et de la souris, Scherbius a trop d’expérience. Afin de briser la monotonie de nos séances, je lui demande s’il accepterait de prendre du Pentothal, un barbiturique plus connu sous le nom de sérum de vérité. À ma grande surprise, il y consent, en expliquant « qu’il n’a rien à cacher ».
Je le force à ingérer les deux comprimés sous mes yeux. Il avale une gorgée d’eau, déglutit, ouvre la bouche, soulève la langue. Je suis convaincu. De fait, les premiers effets de la molécule se font vite sentir. Ses gestes, sa respiration se ralentissent. Je lui pose quelques questions simples (le jour de la semaine, le nom du juge qui l’a condamné), auxquelles il répond sans détour. Y voyant un gage de sa bonne volonté, je lui demande quand il est né. La date fuse : 21 juin 1955. J’en reste momentanément sans voix : Scherbius aurait dix ans de moins que je ne pensais ! Je profite de ce qu’il a les yeux fermés pour chercher sur ses traits les marques du passage du temps. Le front est lisse, exempt de la moindre ride ; sillons nasogéniens imperceptibles ; pas de cernes ou de poches sous les yeux : on ne peut pas exclure qu’il ait vingt-cinq ans.
Il répond tout aussi volontiers à mes questions suivantes. Il est né à Jœuf, en Lorraine. Sa mère, Anna, est fille de cafetier. Son père, Aldo, professeur de mathématiques, a poussé très tôt son garçon vers le football. Scherbius a fait ses classes à l’AS Jœuf, où il se signale par un sens du but hors du commun. Repéré par le FC Metz, il échoue au test de capacité respiratoire et atterrit à la place à Nancy.
Je pense en consignant ces détails qu’ils seront faciles à vérifier.
— Récapitulons. Vous avez dix-sept ans et vous jouez pour l’équipe réserve de l’AS Nancy-Lorraine, c’est bien ça ?
— Oui.
— Et après ?
— Oh, après, c’est bien documenté. La titularisation en D1 contre Nîmes. Le bataillon de Joinville. La première sélection contre la Tchécoslovaquie. La Coupe du monde en Argentine…
Je sais maintenant pourquoi cette histoire me semblait familière. J’interromps rageusement sa litanie.
— Votre nom ?
— Michel Platini, et vous ?
Me voyant vexé, Scherbius propose de se soumettre à un détecteur de mensonges. Le professeur Charlie Skinner, un confrère américain de Monnet de passage à Paris, se charge de conduire l’expérimentation. Après avoir étalonné son appareil, il pose la première question.
— Date de naissance ?
— Le 25 septembre 1955.
1955 encore ! Je compulse fiévreusement les fiches des joueurs de l’équipe de France. Aucun n’est du 25 septembre. Skinner m’indique de la tête que Scherbius dit la vérité.
— Où êtes-vous né ?
— In Lippstadt, in der Bundesrepublik Deutschland.
À Lippstadt, en Allemagne de l’Ouest. Quel que soit l’idiome dans lequel nous nous adressons à lui, Scherbius répond à présent dans la langue de Goethe, qu’il parle à la perfection, comme j’ai déjà eu l’occasion de le mentionner. Skinner m’assure que cela n’a pas d’impact sur la validité du test.
En dépit de mon allemand rouillé, j’arrive à comprendre qu’il est question d’un certain Heinrich, dont les trois fils jouent au football. Saisi d’un mauvais pressentiment, je demande :
— Wie heisst du ?
— Ich heisse Karl-Heinz Rummenigge. Und du ?
Quand un de mes thésards me souffle à l’oreille que Rummenigge est le Platini allemand, je fais signe à Skinner qu’il peut remballer son matériel. Il s’exécute, ahuri. J’aurai toutes les peines du monde à le convaincre que mon patient ne joue pas avant-centre au Bayern de Munich.
Ces deux épisodes affligeants m’éprouvent plus que je ne saurais dire. Pour la première fois, j’envisage sérieusement d’adresser Scherbius à un confrère. Je travaille soixante heures par semaine, je vois à peine mon fils grandir, je néglige mes recherches, pour m’occuper d’un bateleur de foire dont le passe-temps favori consiste à me tourner en ridicule.
Comme si cela ne suffisait pas, Scherbius refuse de me régler mes honoraires. Son argument : la justice l’a condamné à suivre un traitement psychiatrique, pas à en supporter le coût. Je lui rappelle qu’il n’a pas fait tant de simagrées il y a cinq ans, alors que pour le coup, à l’époque, rien ne l’y obligeait. Peine perdue, il campe sur sa position, espérant sans doute que je vais le dispenser des séances restantes. Les montants en jeu, sans être négligeables, sont trop faibles pour justifier une action en justice. Je note au passage que si, comme le veut l’adage, une thérapie n’a de sens que financée par le patient, le mien exprime on ne peut plus clairement qu’il ne souhaite pas guérir.
Je ne suis pas naïf. Scherbius me frappe au porte-monnaie, car il estime avoir été lésé lors de la répartition des profits de l’ouvrage qui porte son nom. Je lui rappelle qu’il a cédé gracieusement le contenu de nos séances aux Éditions du Sens et que, n’ayant ni écrit, illustré ou révisé le livre, il n’a aucune raison de toucher des droits d’auteur.
— Enfin, c’est aberrant ! proteste-t-il. C’est ma vie, tout de même !
— En l’occurrence, Alexandre, nous savons maintenant que ce n’est pas tout à fait votre vie. D’ailleurs, quand bien même vos tribulations seraient authentiques, ce n’est pas vous qui teniez la plume.
— Non, c’est vrai, je dictais et vous écriviez !
C’est à mon tour de prendre la mouche.
— Parce que c’est à cela que se résume mon livre selon vous : à une servile retranscription de vos aventures ? Qui vous a hypnotisé ?
Il se frappe théâtralement le front.
— Bon sang, c’était donc ça quand vous me demandiez de me gratter le nez avec la main dont je ne me sers pas pour tenir ma fourchette ?
— Qui a remis les personnalités multiples au goût du jour ?
— Les Américains !
Devant tant de mauvaise foi, j’abrège la discussion.
Il nous reste douze séances. Parce qu’il faut bien faire quelque chose, parce que la parole constitue le fondement de la psychiatrie, j’écoute les histoires de Scherbius, comme le sultan des Mille et Une Nuits celles de Shéhérazade. Tantôt il a été défloré par une poissonnière normande, tantôt il a grandi en faisant la manche dans les rues de Nuremberg. Il détient un bleu de Prusse, l’un des timbres les plus rares du monde. Il restaure des clavecins du XVIIIe. Il a doublé le personnage de Minos dans les cascades de Peur sur la ville. Au premier signe de lassitude de ma part, il embraye sur une nouvelle fable, plus extravagante que la précédente.
À Louise qui me demande pourquoi je continue d’écouter un homme qui m’a toujours menti, je réponds que ce torrent de mots charrie forcément quelques parcelles de vérité. Et donc, tel un orpailleur du Klondike, je tamise le discours de Scherbius, en quête d’un indice, d’une expression qui sonnerait un peu plus juste que les autres. Je continue d’enregistrer nos séances, mais je prends moins de notes qu’avant, me bornant à consigner lieux et dates, nouveaux motifs (quand Scherbius raconte par exemple avoir été placé à la naissance dans un orphelinat) ou compétences à vérifier ultérieurement (est-il, comme il le prétend, maître dans les arts du trombone à coulisse, de la préparation de cocktails et du tir de penalties ?).
Je garde un souvenir pénible de cette période. N’ayant pas encore rendu publique la duplicité de Scherbius, je continue à recevoir chaque jour un abondant courrier qui me rappelle ce que je lui dois. On m’invite dans des congrès, à parler à la radio ou à la télévision. Mes collègues de Pierre-et-Marie-Curie me soumettent leurs projets de communications et me font l’honneur de tenir compte de mes remarques. Je fais cours devant des amphis bourrés à craquer. Quand mes étudiants me donnent du « Monsieur le professeur », quand ils me demandent des conseils de carrière ou offrent de dactylographier mes manuscrits, je me retiens pour ne pas leur avouer la vérité. Dans ces moments, l’imposteur, c’est moi.