Abraham relut la lettre pour la dixième fois. À la première inspiration qu’il prit, sifflante et torrentueuse, il se rendit compte qu’il avait suspendu sa respiration pendant de longues secondes.
Ce n’est pas possible, pensa-t-il.
Il s’assit lourdement, les jambes coupées, la lettre tenue entre deux doigts. Que signifiait ce courrier ? Un profond sentiment d’irréalité lui donnait l’impression de rêver. C’était un cauchemar. Il allait se réveiller…
Il ramena la lettre sous ses yeux et la relut une nouvelle fois, envahi par la colère. Ces propos n’avaient aucun sens ! C’était forcément une blague, ou peut-être une vengeance destinée à le faire souffrir. Pourtant, une partie de lui comprenait le message, et tous les noms qui y étaient écrits lui étaient familiers. Nacarat, Symphonie, la Harpiste. Ces mots avaient tant circulé entre Jarod et lui, chuchotés avec excitation et fascination, quand ils étaient enfants… Ils les avaient fait rêver.
— Abraham…
Le râle de sa mère le surprit. Il se releva comme un automate et, en quelques enjambées, la rejoignit. Elle paraissait toute menue, silhouette noire perdue dans les draps blancs du lit, enveloppée dans son châle troué. Ses yeux voilés par la fièvre cherchaient Abraham sans le voir. Elle respirait lentement. Un souffle rauque se frayait un chemin de plus en plus difficile de sa bouche à ses poumons. Elle voulut tendre le bras, mais ne put le soulever que de quelques centimètres à peine. Par réflexe, Abraham saisit la main osseuse dans la sienne.
— Maman… murmura-t-il, encore sous le choc.
— Des nouvelles… de notre… Jarod ? demanda-t-elle avec effort.
— Oui, bredouilla-t-il.
De mauvaises nouvelles, compléta-t-il en son for intérieur.
Mais il ne pouvait se résoudre à lui parler de cette lettre affreuse. Il avait pris l’habitude de lui mentir. Diminuée par la maladie, la pauvre femme ne pouvait pas se rendre compte qu’il lui présentait d’anciens courriers et qu’il inventait des histoires glorieuses au fur et à mesure. Son frère ne donnait plus de nouvelles depuis plus d’un an. Que lui était-il arrivé ? Où était-il ? La distance et le travail l’avaient-ils simplement éloigné de sa famille ? Ou bien avait-il été capturé par un monstre ?
Tu le savais, pensa-t-il. Jarod n’aurait pas coupé les ponts comme ça. Tu le savais et tu n’as rien fait !
Parfois, il se réveillait en sursaut, en pleine nuit. Le cauchemar se brouillait, mais il avait l’impression trouble d’avoir rêvé de Jarod. Comme si son frère tentait de communiquer avec lui par-delà l’océan… De lui dire désespérément quelque chose…
De l’appeler ?
Quand ils étaient petits, les deux frères s’étaient inventé un don magique, qui les liait au-delà du sang et des mots et leur permettait de ressentir les émotions de l’autre.
Non, non, non, se révolta-t-il. Tu délires.
Il caressa doucement la main fragile de sa mère. Depuis quelques mois, la pauvre femme se décharnait. Personne n’avait su la guérir. Le curé considérait les 41 ans comme un seuil critique chez les femmes. Le départ de Jarod était un argument supplémentaire pour expliquer son mal. Les mères étaient tellement sensibles !
En dépit des inquiétudes qui le rongeaient, Abraham avait tenu bon pour elle. Il souriait. Affabulait. Il y a une semaine, pris d’une soudaine impulsion, il avait glissé entre les doigts de sa mère fiévreuse un caillou ramassé dans la cour et, en forçant son enthousiasme, avait déclaré : « Jarod t’envoie une pépite d’or ! » Des larmes de joie avaient roulé sur les joues de sa mère.
« Il a réussi, mon fils », avait-elle répété, ses phalanges osseuses crispées sur la pierre grise. « Il a réussi ! »
Abraham ravalait son amertume. C’était lui qui restait à côté d’elle, mais les pensées de leur petite maman étaient toujours tournées vers l’aventureux aîné : Jarod, le fils prodige, Jarod le héros…
Jarod décrit comme le prisonnier d’un monstre à Nacarat, peut-être mort entre ses mains…
Arrête, se commanda-t-il. Ce sont des inventions.
Mais comment cette personne a-t-elle obtenu ton adresse ? insista une voix en lui-même.
Il vérifia le cachet. L’enveloppe était estampillée des tampons de Nacarat. Le courrier était abîmé, taché, comme s’il avait voyagé par-delà de grandes distances et vogué sur un océan.
Qui aurait fait une plaisanterie aussi coûteuse ? Et dans quel but ?
Mais si c’était la vérité ?
— Abraham… murmura sa mère.
Il revint à elle, serra délicatement entre ses doigts la main molle.
— Oui ? balbutia-t-il.
— Tu me disais… avoir des nouvelles… de Jarod ?
— Oui ! s’exclama-t-il. Bien sûr que oui ! Jarod nous a écrit. Il a trouvé un fleuve d’or qui ruisselle dans un canyon rouge, à Nacarat. Il a extrait de nombreuses pépites et va nous en envoyer prochainement.
La bouche mince de la femme esquissa un sourire exténué.
— Jarod… souffla-t-elle. Jarod…
— Il nous rendra riches. Plus riches que les Kessel. Nous pourrons racheter leur manoir !
— Jarod…
Sa respiration siffla. Se suspendit. Sa main s’alourdit dans celle d’Abraham et sa tête s’enfonça plus encore dans l’oreiller. Une mèche de cheveux glissa sur son front trempé de sueur.
— … est un héros, exhala-t-elle.
Et elle mourut, son petit sourire aux lèvres.
Abraham se figea d’horreur. Un long frisson lui parcourut l’échine. D’un coup, le poids de ces trois dernières années lui tomba dessus. La chambre misérable avec son lit en fer, sa chaise en paille et la table graisseuse sur laquelle n’était posée qu’une carafe ébréchée, devint floue à travers ses larmes.
Il était resté pour sa mère et maintenant, elle n’était plus là. Jarod était peut-être mort aussi. Il était seul. Atrocement seul dans ce manoir étranger. Sans mère. Sans frère.
Abraham était né à Fraora. C’était ses arrière-grands-parents qui avaient été embarqués depuis leurs terres écrasées de soleil pour venir jusqu’ici en bateau, dans ce pays pluvieux, fouetté par le vent froid et les embruns, avec ces nuages qui filaient à toute allure dans le ciel. Depuis sa naissance, la famille d’Abraham servait les Kessel. Il n’avait connu que cela. Puis quand son frère était parti en claquant la porte pour embrasser la carrière de pionnier à Nacarat, lui était resté, à servir encore, sa mère, ses employeurs. Pour quoi faire ? Pour quelle raison ?
Pour toi, pensa-t-il avec chagrin en caressant le bras de sa mère.
Il éclata en sanglots.
*
La mère d’Abraham fut inhumée derrière la chapelle du terrain des Kessel, dans un petit carré de terre entouré de belles pierres. Une herbe verte et grasse ondulait autour des croix, poussée par la bise. Le caveau en granit des Kessel, protégé par des grilles en fer forgé, se dressait un peu plus loin, entre deux gargouilles. Tout était gris, morne, le ciel semblait peser des tonnes et le crachin crépitait sur les parapluies.
Gautier Kessel, qui avait vu naître Abraham, lui pressa l’épaule tandis que le jeune homme contemplait la terre retournée.
— Toutes mes condoléances, dit-il.
Abraham, d’une voix atone, lui répondit sans le regarder :
— Je veux démissionner.
*
Il n’y eut pas de larmes quand Abraham quitta le manoir à peine une semaine plus tard, toutes ses affaires sur le dos. La famille Kessel l’accompagna jusqu’aux grilles. Il y eut une poignée de main, rapide, mais sincère. Les filles du comte l’étreignirent une seconde. Puis ce fut tout. Il était parti. La maison où il avait grandi rapetissa dans son dos, avant de disparaître derrière les arbres au premier virage. Il ne pleura pas. Il se sentait vide, les yeux cernés par le deuil. Au fond, le manoir n’avait jamais été chez lui. Les chevaux de course qu’il aimait tant appartenaient à un autre. Il servait le comte, sa femme, ses filles… Son destin était ailleurs. À Nacarat ?
Qu’avait ressenti Jarod, quand il était parti ? Son départ avait été très différent. Les frères ravalaient leurs larmes, comme les deux jeunes coqs qu’ils étaient. Jarod avait 21 ans ; Abraham, 18. Leur mère pleurait ouvertement. Ils étaient restés longtemps dans les bras les uns des autres, front contre front, à s’étreindre les épaules, à mélanger leur souffle. Quand ils s’étaient séparés, le regard de Jarod s’était appesanti sur lui, lourd de sens : « Viens, toi aussi. » Abraham s’était senti déchiré jusqu’au plus profond de lui-même, écartelé entre sa mère et son frère. L’espace de quelques secondes, de furieuses pensées s’étaient agitées sous son crâne, comme des vents contraires. Il avait finalement secoué la tête, de façon presque imperceptible. Jarod avait souri. Sa main était venue fourrager dans ses cheveux crépus – Abraham détestait quand il faisait ça ! Ils n’avaient que trois ans d’écart ! Puis il s’était détourné et c’était la dernière fois qu’ils l’avaient vu.
Abraham avait mémorisé ce moment dans tous ses détails. Le soleil oblique qui couchait les ombres des peupliers sur la route, la silhouette de son frère, chemise blanche et pantalon noir, son allure déterminée. Il s’en allait à l’aventure, les poches quasiment vides. En cet instant, Abraham avait ressenti le puissant désir de s’élancer à sa suite. Mais il était resté, les doigts cramponnés à ceux de sa mère, qui se tamponnait les yeux avec sa manche.
« Jarod va devenir un héros », avait-elle professé.
*
Accoudé au bastingage du navire en partance pour Nacarat, Abraham contempla pour la dernière fois les rivages familiers de son enfance. Il imaginait Jarod heureux et exalté, sur ce même bateau, trois ans auparavant. Lui se sentait malade. Une lourde pierre pesait dans son ventre. La mort de son père, le départ de Jarod et, maintenant, le décès de sa mère avaient ébranlé la forteresse familiale. Il aurait pu se laisser couler… Mais Jarod avait besoin de lui ! Désormais, c’était à lui d’être fort. Il lui fallait endosser ce rôle de chef de famille… même s’il n’était plus qu’un orphelin.
Non…
Il inspira à fond l’air mouillé d’embruns. Des souvenirs chargés d’émotions lui revinrent. Un sourire frémit sur ses lèvres. Quand ils étaient enfants, Jarod et lui marchaient au bord de la falaise, les yeux rivés sur la mer scintillante, et ils rêvaient aux contrées merveilleuses qui se trouvaient derrière l’horizon salé. Jarod tendait le bras.
« Un jour, nous explorerons le Nouveau Monde ! »
Comme Abraham approuvait farouchement, alors. Il y croyait. Follement.
Et puis le soir, avant de dormir, ils se racontaient à voix basse des histoires de Nacarat, colportées par les voyageurs. Ils avaient l’impression de tout savoir, de tout connaître, sans avoir jamais posé le pied en dehors de Fraora. Comme Kessel voulait des serviteurs lettrés, ils avaient eu tous les deux un précepteur, le même que celui des filles Kessel, et leurs cours préférés portaient sur la « ruée vers la magie ».
Abraham pouvait réciter l’histoire du Nouveau Monde par cœur. On avait découvert le continent de Nacarat deux siècles auparavant. Au gré de leurs explorations, les colons avaient édifié des villes et dessiné la carte de plusieurs États. Mais plus ils s’enfonçaient au centre du continent, et plus le péril s’intensifiait. Les terres rouges et sauvages étaient peuplées de monstres.
Abraham adorait cette partie de l’histoire.
En cachette des adultes, il échangeait avec les filles Kessel des gravures découpées dans les journaux qui représentaient des explorateurs taillés en pièces par des créatures de cauchemar. Ces tragédies avaient paradoxalement révélé la plus grande richesse de Nacarat : les greffes. Se greffer les organes des monstres du Nouveau Monde octroyait aux porteurs des pouvoirs extraordinaires.
Comme souvent dans les grandes découvertes, la première greffe avait été accidentelle : des soulards s’étaient amusés à enfoncer des canines de coyote dans les gencives d’un de leurs amis édenté, endormi par l’ivresse. À son réveil, l’homme s’était mis à pousser des cris incontrôlables, jappements, hurlements, aboiements perçants. Il n’avait plus jamais parlé, mais au crépuscule et à l’aube, il était pris d’une frénésie qui le forçait à des envolées aiguës et des glapissements rauques. Son chant donnait l’étrange illusion d’un chœur à douze voix.
L’Histoire s’était beaucoup amusée de ce premier cas. La greffe suivante, en revanche, avait déclenché la véritable « ruée vers la magie ».
Au terme d’une complexe opération de plusieurs heures, celui qu’on baptiserait par la suite Christopher « Wind » Curtis s’était fait greffer un poumon de bête. L’organe l’avait doté du pouvoir des vents : il soufflait des ouragans. Devenu en l’espace de quelques semaines à la fois surpuissant et célèbre, il était mort assez vite, car la nuit, il devait se sous-oxygéner et respirer lentement à travers un chiffon pour ne pas succomber à son propre pouvoir. Cet homme était devenu une légende aux yeux de tous et bien sûr des enfants émerveillés qu’étaient Jarod et Abraham. Tous les deux avaient admiré des tableaux et des fresques à son effigie. On y voyait ses poumons, représentés comme deux cyclones dans sa cage thoracique ouverte.
Suite à l’extraordinaire ascension de Christopher « Wind » Curtis, Nacarat devint une zone très convoitée : terre de mystère aux ressources fantasmées, de nombreux mythes se répandaient dans tous les États et jusqu’à l’Ancien Monde. De grandes vagues migratoires commencèrent. Les chercheurs de magie affluèrent par bateau.
Cette immigration massive en provenance du monde entier fit émerger le terme de la « fièvre de la greffe » ou « ruée vers la magie ». La démographie de Sagarmatah, premier État conquis et situé au bord de l’océan, explosa. De deux mille résidents à l’origine, elle passa à plus de trois cent mille en à peine cinq ans. Des entreprises, des restaurants et des hôtels y poussèrent de façon anarchique. Le port débordait d’embarcations et les lignes de chemin de fer ainsi que l’agriculture s’y développèrent.
Les légendes locales de pionniers ayant subitement acquis des dons démentiels aidaient à conserver la motivation des colons intacte. Malheureusement, au fur et à mesure, les greffes devinrent moins attrayantes. Leurs pouvoirs bizarres, finalement peu utiles, ne faisaient plus rêver. Les rejets étaient fréquents. Les aventuriers mouraient sur les tables ensanglantées des chirurgiens amateurs. Et surtout, le phénomène de « revers » était désormais bien documenté : la nuit, la magie de la greffe se retournait contre son porteur. Beaucoup furent dépassés et, comme le célèbre Christopher « Wind » Curtis, décédèrent bien vite d’une spectaculaire malédiction.
Un nouveau rêve succéda pourtant à ces petites et grandes désillusions. En effet, dans le Nouveau Monde un territoire demeurait insoumis, un État vierge, sauvage, riche et fertile : Symphonie. Là-bas, les organes d’espèces inconnues octroyaient des pouvoirs fabuleux, les sols regorgeaient de minerais, et les rivières charriaient de l’or…
Avant son départ, Jarod ne parlait plus que de cela : Symphonie, Symphonie, Symphonie, les couloirs du manoir résonnaient de ce nom, de ce rêve et de l’agitation de son frère.
Aujourd’hui, sur le pont de L’Ondine, Abraham s’apprêtait à marcher sur ses traces. Il se sentait curieusement à sa place. Jarod se trouvait par-delà l’océan. Il était vivant, c’était une certitude. Même le contenu de la lettre ne pouvait le priver de cet espoir-là. Si son frère était mort, Abraham l’aurait senti, à des milliers de kilomètres de distance.
Grâce à notre cœur siamois.
Il sourit un peu plus joyeusement.
Je serai bientôt à tes côtés.
Bien sûr, la lettre l’inquiétait, mais au moins, il agissait. Un avenir se dessinait devant lui. Dans l’Ouest, il changerait, il deviendrait quelqu’un d’autre. De petit garçon docile et émotif, il s’endurcirait, regard aigu et cuir tanné. Il trouverait Jarod où qu’il soit. Il le sauverait même des griffes des monstres…
Les derniers voyageurs embarquaient. Les marins relevaient le pont. Des cris et des au revoir s’élevaient des familles restées sur le quai. Abraham n’avait personne à saluer, mais, emporté par l’exaltation du moment et par mimétisme avec les autres explorateurs, il tendit le bras et agita la main. Il disait au revoir à son ancienne vie, à sa mère sous la terre, aux murs du manoir où il était né. Il reviendrait – ou pas. Embarqué tôt le matin, il avait pu obtenir cette belle place au premier rang du bastingage. Au moment du départ, la nuée des passagers se pressa vers le bord en jouant des coudes. Il y avait beaucoup d’hommes, peu de femmes, des origines diverses, des ouvriers, des fermiers, des bourgeois. Puis comme le navire s’éloignait du quai, la frénésie retomba et Abraham, libéré de la foule qui le poussait, put respirer un peu mieux.
La traversée dura un long mois, pourtant Abraham ne s’ennuya guère. Dans le dortoir des cales régnait une fièvre collective. Tous se projetaient déjà dans un futur fait de magie, de richesse, et d’affrontements épiques contre les gardiens de l’Ouest. L’un d’eux parlait avec passion du chemin de fer que des colons faisaient grandir à travers les terres rouges. Le train était blindé d’acier et, tenant lieu de fenêtres, d’étroites meurtrières laissaient passer les canons des fusils. Le rail, en revanche, n’avait pas encore atteint Symphonie…
Curieusement, même si la nuit, quelques histoires couraient sur les dangers de la conquête de l’Ouest, afin de se faire frissonner dans le noir et la chaleur de la cale, on ignorait assez volontiers les périls pour se concentrer sur les rêves de gloire.
À aucun moment Abraham n’évoqua son frère. On parla bien de la Harpiste. Un homme prétendit qu’il allait la capturer pour en faire son esclave sexuelle. Mais dans l’ensemble, l’ombre de l’ogresse de Symphonie paraissait encore bien lointaine.
Enfin, ils arrivèrent en vue de Blue Malone, la ville côtière où débarquaient chaque mois des légions d’explorateurs. De nouveau, les voyageurs se pressèrent contre le garde-corps. Quelques jurons furent proférés, des coudes lancés dans les côtes. Abraham, comme la première fois, gagna sa place au premier rang du bastingage. Les fumées de la bourgade s’élevaient dans le ciel bleu. Des mouettes criaillaient au-dessus de leurs têtes. Les premières maisons se découpaient au bord de l’eau. Il faisait beau et tout semblait paisible.
Débarquer ne fut pas simple, au milieu du chaos des voyageurs et de leurs malles. Il n’y avait pas de quais et il fallait parcourir les derniers mètres les pieds dans l’eau pour rejoindre la plage. Abraham se félicita d’avoir emporté peu d’affaires. À sa démission, Gautier Kessel lui avait remis de maigres gages. L’argent tenait dans une petite bourse, cousue dans la doublure de sa veste.
Le jeune homme comptait s’équiper sur place, mais ses réserves d’argent étaient surtout destinées à la greffe. Obtenir un pouvoir lui serait utile pour affronter les dangers de l’Ouest. Il lui faudrait également une bonne monture, des armes et des munitions, et si possible une carte fiable des territoires répertoriés, ainsi qu’une boussole. En plus, il envisageait d’acheter de la nourriture, viandes séchées, salaisons, conserves, et de quoi bivouaquer. Il n’avait pas oublié les récits de son enfance et savait déjà que les pouvoirs alloués par la greffe ne fonctionnaient qu’au soleil.
Abraham dépassa les voyageurs qui pataugeaient dans l’écume sale, encombrés par leurs malles. Après tout ce temps passé en mer, marcher sur la terre ferme lui causait un léger vertige, mais il s’estimait heureux d’être arrivé à destination. Désormais, il se situait sur le même continent que Jarod. L’océan ne les séparait plus. D’une certaine manière, il était convaincu de respirer le même air que son frère. Écartant les bras, il inspira à pleins poumons. La brise charriait l’odeur saline du large. Il avait l’impression – peut-être romancée – de discerner déjà la poussière des terres sauvages. L’euphorie lui alluma les sens. Une confiance inébranlable charpenta ses muscles frémissants.
Après trois ans de séparation, il serrerait bientôt son frère dans ses bras.