Abraham se réveilla le lendemain, plutôt en forme. Les visions des revers des autres membres du gang ressemblaient à un rêve distant. La rose d’Earl avait repoussé et s’épanouissait de nouveau en une belle corolle rouge à la place de son œil droit.
— Comment va ta blessure ? s’enquit-il.
— Mieux, je crois, merci.
Earl inspecta la plaie, qui avait bien cicatrisé.
— Tu vois, je te l’avais dit ! s’exclama-t-il avec satisfaction. Dans les jours à venir, ce ne sera plus qu’un souvenir.
Abraham redéroula les manches de sa chemise jusqu’aux poignets, puis boutonna par-dessus son gilet noir. Le soleil tapait déjà. Il coiffa son chapeau de cow-boy et chaussa ses lunettes noires aux verres ronds cerclés d’or.
Ils repartirent assez vite. Le matériel avait été réparti entre les sept membres du gang. As-de-Pique portait deux sacoches, contenant des cartes, de la nourriture pour quinze jours, une vieille cocotte noircie, un briquet, une cuillère en bois et des bidons d’eau de quatre litres chacun.
Abraham se sentait bien. Il avait le sentiment apaisant de se trouver exactement à sa place : en route. Les nuages blancs dessinaient des ombres noires sur le sol rouge. Tout était paisible. Contrairement à la veille, il repérait des signes de vie. La rare végétation crissait du chant des insectes. De petits lézards bleus se dissimulaient dans les anfractuosités du sol à leur passage. Des empreintes ressemblaient aux pattes d’un raton-laveur, puis Abraham nota le doigt surnuméraire. De même, il crut identifier des traces de cerf, mais à mieux y regarder, celles-ci étaient bizarres, différentes de celles des forêts de Fraora.
Symphonie révélait ses secrets avec parcimonie et seuls les plus acharnés, les plus brutaux et sans doute les plus doués réussiraient à lui arracher ses richesses.
Les autres membres du gang étaient de bonne humeur. Belle guidait sa troupe sans carte. De temps en temps, elle annonçait des noms : la route du diable, la vallée Moonhawk, le vieux puits…
— Il y aura encore des noms, plus tard ? demanda Abraham.
Belle répondit par son seul sourire, noir et lugubre.
Le soleil se haussa au-dessus de leurs têtes et la chaleur augmenta. Ils transpiraient sous leurs chapeaux. La sueur dégoulinait de leur front jusqu’aux sourcils. Elle contournait les yeux et glissait sur les ailes du nez. Abraham ne s’y était pas encore vraiment habitué. À Fraora, sauf au cœur de l’été, il faisait toujours gris et froid. Il laissa ses pensées dériver au pied des anciennes falaises blanches, quand ses yeux tombèrent sur une clôture en fil de fer barbelé, tendue au milieu du passage. Sur un poteau, quelqu’un avait cloué des fémurs et le crâne d’une bête inconnue. Un panneau annonçait seulement : « Faites demi-tour. Frontières : 100 kilomètres. »
— Les choses sérieuses commencent ! commenta Lizzie d’un ton réjoui.
Déjà, se dit Abraham.
Si, pour une raison ou une autre, il perdait son cheval, il était fichu. Jamais il ne rejoindrait la ville à pied dans cette fournaise.
Les mustangs effacèrent la clôture d’un saut et ils poursuivirent leur route.
— Vous connaissez la région, maintenant ? interrogea Abraham.
— Bien sûr. Ce soir, on devrait avoir atteint les Sweetwater Pools, répondit joyeusement Lizzie. Je les adore !
Abraham la considéra d’un air amusé.
Ils ont une telle confiance en leur propre pouvoir, songea-t-il avec envie.
— Vous n’avez jamais peur ? demanda-t-il.
— Le bleu a la trouille, se moqua Jesse.
— On connaît bien cette partie de Symphonie, tu sais, lui expliqua Noah. On l’a beaucoup arpentée pour chasser et récolter des primes.
Abraham acquiesça, mais il était impressionné.
Le soleil tourna vers l’ouest, au-dessus des montagnes bleues. Abraham releva ses lunettes noires, abaissa son chapeau. Des mouches bourdonnaient dans le silence. Des scarabées et des lézards traversaient la route rapidement. Le pas des chevaux crissait sur les cailloux. Ils avancèrent ainsi, dans le calme de l’après-midi, jusqu’à voir des saules et des peupliers nains. Lizzie battit de ses grosses mains gantées.
— Les sources ! se réjouit-elle. On arrive aux sources !
— On pourrait continuer, remarqua Jesse en avisant la courbe du soleil.
— Et puis quoi encore ? s’indigna la jeune fille. Rater les Sweetwater Pools ?
Le pistolero dissimula un sourire taquin. Abraham le surprit et s’en étonna : Jesse paraissait dur, mais il ne masquait pas tout à fait la tendresse fraternelle qu’il éprouvait pour l’adolescente.
Lizzie pressa les flancs de son mustang et le cheval s’élança joyeusement. Lui aussi avait senti l’eau. As-de-Pique bondit à son tour. En quelques foulées, il dépassa la jument de Lizzie et se porta sans effort au cœur de la petite oasis. Comme le laissait deviner la présence d’arbustes au milieu du désert, plusieurs bassins d’eau se creusaient dans la roche aux alentours. Leur couleur variait du bleu turquoise à l’ardoise, en passant par le vert émeraude. Abraham mit pied à terre tandis que la jeune fille le rejoignait enfin.
— Tu avais juré de ne pas nous gêner et de nous obéir ! s’exclama-t-elle.
— Et donc ? releva Abraham, intrigué.
— Donc, à moi l’honneur !
Elle s’agenouilla près d’un bassin translucide pour boire dans ses mains en coupe.
— Un peu chaude, mais délicieuse !
Le groupe s’installa à l’ombre des petits arbres. Les gourdes bien remplies, suspendues aux branches, rafraîchissaient dans la brise. Deux par deux, ils entrèrent dans le bassin gris, dont l’eau n’était pas potable. Abraham eut l’impression de s’immerger dans un bain brûlant. Noah, avec lequel il avait le plus d’affinités, le rejoignit, grimaçant quand il cala son dos contre le relief des pierres.
— Ah, soupira-t-il, si je pouvais faire ça tous les jours, je suis sûr que cela guérirait mes vieux ligaments !
Il caressa la surface du bassin.
— Si seulement l’eau pouvait aussi nous purifier de notre passé et nous débarrasser des souvenirs douloureux.
Abraham, qui avait réfléchi pendant une partie de la journée, décida de s’ouvrir à son compagnon :
— On dirait que vous êtes heureux, ici, dans Symphonie.
— Parce que c’est la vérité ! répondit Noah en souriant. Nous sommes une famille comblée.
— Ce gang, c’est une famille pour toi ?
Le concept lui paraissait étrange, lui qui avait connu la forteresse familiale des Winters, son père, sa mère et son frère rassemblés autour de lui… Jusqu’à ce que Jarod fasse tout exploser.
— Disons que ma vraie famille est un ramassis de salauds, confia Noah.
Il souleva son bras anguleux. Une bosse, sous la peau, témoignait d’une fracture mal ressoudée.
— Mon père s’est débrouillé pour que je ne l’oublie jamais.
— Je suis désolé.
— Tu n’y es pour rien. Les monstres existent, et tous n’ont pas une tête de harpe. Et puis, tu vois ? On se révolte et on les massacre.
Il sourit, appréciateur.
— Je lui ai rendu la monnaie de sa pièce, dit-il avec fierté. J’espère que ses os se sont ressoudés aussi bien que les miens !
— Tu n’as jamais revu ton père ?
— J’ai fugué jusqu’à Frontières. Mon rêve, c’était d’être un pionnier, mais tu sais bien comment c’est : sans greffe, t’es rien ici. J’ai été le cobaye volontaire d’une opération risquée. Personne ne pensait que ça fonctionnerait. Même le chirurgien s’attendait à jeter mon cadavre dans une fosse commune. Cependant, mon corps avait appris à encaisser tous les outrages. J’ai rouvert d’autres yeux sur le monde et je suis devenu l’oiselier. Astraios a été le premier membre de ma nouvelle famille. Celle que j’avais choisi de reconstituer autour de moi.
Abraham grogna un assentiment. Il entendait surtout la haine vibrante dans ces paroles pourtant calmes. Dans ce corps anciennement brisé et reconstruit brûlait une rage inextinguible. Belle l’avait bien choisi… Pour Noah, brandir la tête de la Harpiste au bout de son bras déformé serait une belle revanche sur ses parents.
Perdu dans ses pensées, il ne vit pas Jesse arriver comme une bombe dans le bassin. Il s’installa entre eux dans une grande éclaboussure.
— Eh ! y a pas la place ! s’écria Noah.
— Je viens te sauver ! Le bleu cause trop !
— Je m’intéresse à vous.
— Tu as dit que tu ne nous gênerais pas, alors ferme ta gueule ! Ne nous pose pas de questions. Personne ne veut parler du passé, ici.
— Noah vient de le faire.
Jesse éclaboussa son camarade en représailles.
— Noah est une exception ! rugit-il.
— Pourquoi tu es venu nous faire chier exactement ? s’énerva l’oiselier.
— Pour te sauver, j’ai dit ! Remercie-moi.
Il se tourna vers Abraham.
— Tu n’avais pas prétendu être bon cuisinier, toi ?
— Si…
— Alors, sors du bain et vas-y. Éblouis-nous.
Abraham s’extirpa du trou d’eau en ravalant ses remarques acerbes. Inutile de jouer le jeu de Jesse.
Les ingrédients disponibles ne lui permettaient pas une grande créativité. Il se promit de faire lever du pain pendant sa garde de nuit et de le cuire à la cocotte pour en proposer au petit-déjeuner. En attendant, il trouva du bacon fumé et séché qu’il fit griller, avec des pommes de terre et des haricots. Contrairement au repas de la veille légèrement carbonisé, il se débrouilla avec ses instruments de fortune pour ne pas rater la cuisson. Bien sûr, c’était très différent du matériel abondant dont il disposait dans les cuisines du manoir, mais il avait de bons réflexes.
— C’est correctement assaisonné ! remarqua Lizzie avec satisfaction quand elle goûta ses plats, le soir.
— Tu parles ! grogna Jesse. Ça n’a aucun goût. Il faut plus de sel sur les patates !
— Tu exagères, le tança Amy. Tu as un problème avec les pommes de terre, c’est tout. C’est leur goût normal !
— Je m’attendais à mieux de la part d’un type qui s’est fait engager pour cuisiner.
— Je ferai du pain cette nuit, proposa Abraham.
— Alors, mets plein de sel dedans, surtout, lui conseilla Earl.
— J’en ferai un spécialement pour Jesse.
— Il veut m’empoisonner ! rugit le pistolero.
Abraham surprit un petit sourire sur les joues couturées de Belle et il se détendit. Il avait le sentiment de s’intégrer petit à petit, et même les piques de Jesse faisaient partie du processus. Bientôt, il appartiendrait au gang.