Pendant son tour de garde, Abraham redoutait l’invasion de prédateurs venant boire au point d’eau, mais seul un coyote décharné osa se faufiler près de leur petit feu. Ils se regardèrent en silence. Les yeux de l’animal brillaient comme deux piécettes d’argent dans la lueur des flammes. Abraham se contenta de siffler entre ses dents et le coyote s’éloigna en trottinant.
Le jeune homme tisonna le feu avant de se rasseoir. Il avait préparé son pain, mais devait patienter pendant que la pâte levait lentement. Sans personne à qui parler, il ressassait au sujet de Jarod. Son frère s’était-il fait de nouveaux amis à Nacarat ? Avait-il reconstitué une famille autour de lui ? Un frère de cœur, alors qu’il était loin de son frère de sang ? Il était parti seul. Il avait quitté le ventre de pierre des Kessel qui l’étouffait, et Abraham avait refusé de l’accompagner malgré sa prière muette, devant les grilles du manoir.
Notre mère ne s’en serait jamais remise.
Au moins avait-il pu accompagner sa petite maman jusqu’au bout.
Je ne me le serais jamais pardonné, pensa-t-il. Et Jarod, se le pardonnera-t-il, quand il saura ?
Mais Jarod avait toujours été plus fort, plus volontaire et déterminé. Quand Abraham s’était enorgueilli de ses petites incartades à l’écurie, à faire le mur avec la fille du comte pour apprendre à monter les beaux chevaux sur la falaise, Jarod avait explosé.
— Tu n’es pas libre ! avait-il rugi. Tu es comme ces chevaux ! Un animal apprivoisé que les Kessel exploitent !
— Les chevaux sont libres, s’était entêté Abraham, mécontent.
— Absolument pas ! Ils vivent dans des boîtes, ils sont harnachés, montés et frappés par la cravache ! Ils galopent dans des courses sans queue ni tête. On les fait travailler pour le profit et pour l’argent ! Oui, ils sont beaux. Toi aussi, tu es beau. Toi aussi, tu participes à dorer le blason de cette foutue maison ! Le comte est fier de nous exhiber, ses petits animaux exotiques bien dressés ! Révolte-toi, Abraham ! Tu veux passer ta vie à récurer des couverts en argent ? Ou tu veux chevaucher librement à Nacarat ? Toi et ton foutu canasson, vous pourriez être bien plus heureux là-bas ! Vous pourriez être LIBRES !
Abraham jeta un coup d’œil nostalgique à As-de-Pique. Il avait commis une petite folie en dépensant presque la totalité de sa bourse pour se payer le magnifique étalon noir, qui lui rappelait tant les beaux chevaux de son enfance.
— Est-ce qu’on est libre, toi et moi ? demanda-t-il à voix basse.
Le mustang tourna les oreilles dans sa direction et Abraham esquissa un sourire triste.
Les filles des Kessel n’avaient pas compris à l’époque. Elles avaient trouvé Jarod égoïste et, souvent, elles parlaient de lui en termes peu élogieux, croyant peut-être réconforter le petit frère abandonné. Au fond, c’était sa mère qui avait vu juste. Oui, Jarod était un héros. Le héros de leur famille. Il avait rompu avec son avenir tout tracé : la servitude de son travail, hérité de père en fils. Son profond désir de s’aventurer à l’Ouest n’avait jamais été motivé par l’argent, mais par la liberté. L’animal apprivoisé était redevenu sauvage. Il avait tenté d’ouvrir la voie à son petit frère ; Abraham étant timoré et docile, il n’avait pas saisi l’opportunité… Même la greffe subie par son frère revêtait désormais à ses yeux une aura de liberté : il avait accueilli un puma en lui, il s’était ouvert et était devenu plus grand que lui-même. Il avait invité l’Ouest dans son corps.
Et moi ? pensa Abraham. Suis-je vraiment capable d’être libre ?
Au petit matin, il prépara le café et son beau pain croustillant. Il se sentait un peu fatigué, mais ses réflexions nocturnes lui paraissaient moins amères à la lumière du jour. Peu importaient ces questionnements sur sa personne et son désir entravé de liberté. Il était là pour Jarod. Et il se rapprochait. Il était dur, volontaire, lancé.
— C’est si croustillant ! se régala Lizzie en mordant à belles dents dans son pain.
— Et moelleux à l’intérieur, approuva Earl.
— Ravi que ça vous plaise. Et le sel ? interrogea Abraham en scrutant Jesse.
— Ça va, reconnut le pistolero du bout des lèvres.
— Merci, Abraham, dit Amy en lui souriant.
Rassasié, le gang reprit la route à travers le désert nappé de sa croûte de poussière rouge-brun, en direction des montagnes bleues. Le soleil s’éleva progressivement et la chaleur devint abrutissante. Abraham somnolait sur sa selle, bercé par le pas cadencé d’As-de-Pique. Il avait le sentiment que cette journée s’écoulerait sans incident lorsque Earl appela d’un ton pressant :
— Cheffe.
Belle se retourna vers lui. Son ombre blanche accompagna le mouvement avec un temps de retard.
— Un problème ? s’enquit-elle.
— Je ne sais pas. C’est étrange. Les cactus… J’ai l’impression qu’ils parlent entre eux.
Il ferma son œil humain pour se concentrer. À droite, la rose paraissait plus rouge que d’habitude, comme gorgée de sang.
— Il y a quelque chose, dit-il finalement. Une intention malveillante.
Abraham, intrigué, regarda attentivement autour de lui. Depuis un moment, le groupe s’était enfoncé dans une forêt de cactus géants. Les troncs immenses se dressaient comme des piliers de temples vert-jaune, leurs épines longues comme des lames.
— Vous ne connaissez pas cette zone ? demanda Abraham.
— Non, répondit Lizzie, tendue.
— Astraios ne voit aucun danger, intervint Noah.
— Ce sont les cactus, insista Earl.
— On fait marche arrière ? demanda Jesse.
— La zone semble étendue, dit Belle. Peut-on la contourner facilement ?
— Je n’en vois pas la fin, les informa Noah.
— Alors, on continue, ordonna la dompteuse. On ne va pas fuir devant des cactus.
Elle ravalait à grand-peine son agacement. Amy la regardait avec une attention soutenue, se demandant vraisemblablement si elle devait intervenir pour la calmer. Finalement, personne ne chercha à contredire la cheffe, et ils reprirent leur route entre les cactus géants. Pourtant, à leur tour, les chevaux commencèrent à marquer de la nervosité. Plusieurs d’entre eux renâclèrent et firent de menus écarts. Abraham se fiait à l’instinct des animaux. Une petite crispation lui saisit le ventre.
— Peux-tu communiquer avec les cactus ? demanda-t-il à Earl.
L’homme secoua négativement la tête. Sa rose paraissait avoir encore grossi et lui mangeait tout le côté droit du visage. Abraham détourna les yeux, gêné.
Ils continuèrent d’avancer, les rênes raccourcies pour contraindre les chevaux à marcher entre les cactus. La végétation devenait de plus en plus envahissante. Les épines s’allongeaient en bouquets, comme des grappes de baïonnettes, chaque pointe aussi piquante et pénétrante qu’une aiguille. Au cœur de ces nids de dagues poussaient parfois des fleurs en forme de clochettes rouges.
Ils progressèrent ainsi pendant un moment, immergés dans cet environnement étrange. Puis apparut le premier cadavre : un homme en guenilles, empalé sur une épine longue comme une hallebarde. Ses loques laissaient voir la chair calcinée par le soleil et, par endroits, le blanc des os. Ses orbites étaient vides. Les lambeaux de ses vêtements flottaient dans le vent brûlant, et l’espace d’un terrible instant, Abraham crut que le mort bougeait.
Belle, impitoyablement, les fit avancer. Ils trouvèrent d’autres cadavres. Les épines saillaient à travers les cages thoraciques, les cuisses, les bras pour mieux les exposer aux outrages de la chaleur et du temps. Les chevaux encensaient, épouvantés.
— C’est bizarre, commenta Lizzie. Comment ils se sont retrouvés là ? Les cactus bougent la nuit ou quoi ?
Abraham réprima un petit frisson de peur. Il imaginait à présent les cactus géants se déplacer silencieusement dans les ténèbres pour empaler les voyageurs pendant leur sommeil.
— Non, répondit Earl. C’est autre chose… Je ne sais pas quoi.
Brusquement, le vent forcit. Les épines rigides des cactus, prises dans les bourrasques, bougèrent. Ce mouvement, comme si une main invisible pinçait les cordes d’un instrument, leur fit émettre un son fade, mais musical, de hauteur différente pour chaque épine.
Les cactus chantaient.
— Ils vont nous hypnotiser ! avertit Belle. Mettez les bouchons d’oreilles !
Abraham s’exécuta fébrilement. Il comprenait, à présent, pourquoi des hommes pendaient aux épines de ces ogres végétaux. Subjugués par la musique, ils s’y étaient embrochés !
As-de-Pique se ramassa sous lui et le mustang d’Earl amorça une prise d’élan. Par réflexe, Abraham saisit sa bride et stoppa la monture du cow-boy à la rose.
— Ils s’en prennent aux chevaux ! s’écria Abraham. Maîtrisez vos montures !
C’était plus facile à dire qu’à faire. La musique étrange qui s’élevait de toutes parts affolait les mustangs. Côté humain, la cire l’atténuait un peu, mais Abraham l’entendait encore et surtout, il avait l’impression qu’une partie de lui cherchait désespérément à l’écouter et se concentrait spécifiquement dessus. Il se rendit compte qu’il fredonnait avec la mélodie. Depuis combien de temps ?
Non, arrête ça !
Il se focalisa sur As-de-Pique. Les chevaux devenaient fous et les cavaliers s’efforçaient de les soumettre en leur tirant sur la bouche. Belle cravachait sa pauvre monture. Les mustangs, à bout de nerfs, étaient sur le point de craquer. Celui de Lizzie se cabra de terreur. La jeune fille vida les étriers et chuta avec un cri inaudible. Sa monture bondit en avant. D’un coup de talon, Abraham envoya As-de-Pique au contact de son congénère et attrapa les rênes flottantes.
— Wôa ! commanda-t-il pour l’inciter à s’arrêter.
Le mustang piétina sur place. Ses yeux roulaient de terreur.
— Lizzie, en selle ! ordonna Belle.
Elle hurlait pour se faire entendre à travers les bouchons. Sa bouche couturée paraissait immense, comme un gouffre noir. La jeune fille réussit à remonter sur son cheval effrayé pendant qu’Abraham tenait sa bride.
— Ça va ? articula-t-il.
Elle ne répondit pas, très pâle. Abraham lui rendit les rênes et se pencha sur l’encolure d’As-de-Pique pour lui chuchoter des encouragements.
— Du calme, murmura-t-il, écoute-moi, je suis avec toi, là. Je suis là. Écoute ma voix.
Ses intonations monotones, mais sûres, se coulèrent dans l’esprit du cheval affolé. La musique continuait de croître autour d’eux ; le cheval noir se raccrochait à lui.
— On va montrer le chemin aux autres, d’accord ? Toi et moi, on va les sortir de là. Fais-moi confiance.
D’un claquement de langue, il relança son cheval entre les épines menaçantes. Les autres mustangs suivirent instinctivement As-de-Pique, se fiant à son leadership. Ils galopèrent à bride abattue, malgré les douloureuses griffures que leur infligeaient les épines. Abraham s’agrippait aux rênes et accompagnait la houle furieuse du galop. Des épines frôlaient ses bottes, ses cuisses. Des cadavres brûlés par le soleil défilaient à droite et à gauche, atrocement empalés. Les sabots des chevaux trébuchaient sur des os et une odeur pestilentielle flottait dans le vent chaud, mais le pire, c’était la musique, de plus en plus forte, qui leur emplissait la tête en dépit des bouchons d’oreilles, comme si elle s’infiltrait à travers les pores de la peau. Abraham avait l’impression d’être de nouveau victime d’une balle-rêve. Une partie de lui avait envie de s’endormir… de se laisser aller… d’abandonner. Il se concentrait sur As-de-Pique.
Monter, tu sais faire, s’encourageait-il. Pas besoin de foutue greffe pour les sortir tous de là !
La troupe galopait éperdument à sa suite dans l’espoir de quitter cette zone maudite.
Aussi brusquement qu’elle avait commencé, la forêt de cactus géants s’interrompit. Ils poursuivirent sur plusieurs centaines de mètres, jusqu’à ce que la musique des épines s’affadisse dans le lointain, et que tous se retrouvent au milieu d’une plaine de cailloux. Les mustangs roulaient des yeux exorbités. Ils écumaient et bavaient, les jambes et les flancs lacérés. Les cavaliers reprenaient lentement contenance.
Ils s’en étaient sortis.
Grâce à Abraham.