Chapitre 12

Abraham arracha les bouchons d’oreilles et mit pied à terre.

— Il faut soigner les chevaux, décréta-t-il.

Les autres l’imitèrent, encore fébriles.

— Tu nous as sortis de là, Abraham, dit Belle. Merci à toi.

— J’entendais la musique, lança Amy d’une voix vibrante. J’entendais la musique.

Elle seule avait gardé les bouchons d’oreilles et ses yeux fixaient les cactus au loin, les pupilles dilatées. Elle frémissait des pieds à la tête. Belle l’agrippa par les épaules et la ramena contre elle. Elle la tint dans ses bras, bien serrée, jusqu’à ce qu’elle arrête de trembler.

— La nuit tombe, reprit la dompteuse quand Amy fut un peu calmée. Arrêtons-nous là.

— Si près de ce champ de l’enfer ? s’étrangla Lizzie. Je veux pas rester là, avec les mains liées, alors que…

— C’est bon, la coupa la dompteuse. On en est sorti. Ça ne nous poursuivra pas ici. Les cactus sont enracinés au sol, ils ne peuvent plus nous atteindre, et on n’entend plus leur fichue musique. Abraham a raison, les chevaux ne peuvent pas continuer ainsi. Si on est encore en vie, c’est grâce à eux. Earl, occupe-toi de les soigner.

Earl fabriqua des cataplasmes avec la sève de ses bras et enduisit les multiples coupures des mustangs d’un baume luisant. Abraham l’aida. Les autres ramassèrent des brindilles et dépiautèrent des buissons d’amarante pour faire un feu de camp. Ils mangèrent dans un silence harassé, tandis que proches et loin, les coyotes hurlaient, jappaient, glapissaient. Cette soirée ne ressemblait guère à celle de la veille, dans l’eau claire des Sweetwater Pools. Amy, surtout, n’avala presque rien. De temps en temps, elle se balançait sur place, les bras croisés sur la poitrine, et serrait ses épaules entre ses mains tremblantes. Belle, assise à côté d’elle, lui frottait le dos sans rien dire.

— C’était une dure journée, souffla Abraham en observant le soleil se coucher.

— Et la nuit sera pire, maugréa Lizzie, mécontente. Je vais rêver de ces foutus cactus !

— Jesse en fera une nouvelle balle-rêve, dit Noah.

Jesse l’aidait justement à cadenasser la cage à oiseau autour de sa tête. L’aigle était déjà enfermé.

— Je vais prendre le premier quart, dit Abraham.

Les autres s’installèrent, la tête sur leur selle.

Assis devant le feu, Abraham resta seul, à regarder monter la lune et s’allumer la grande Orion. L’obscurité apaisait la morsure du soleil sur sa peau. Les égratignures laissées par les cactus seraient bientôt un mauvais souvenir. Tout paraissait calme en dépit des sons étranges qui bruissaient dans la nuit.

Les coyotes s’étaient brusquement tus une fois l’obscurité installée. À présent, des grillons stridulaient et un oiseau solitaire ânonnait inlassablement la même complainte qui ressemblait à une lamentation humaine répétant « pauv’Belle, pauv’Belle, pauv’Belle ». Agacé, Abraham le chercha, dans l’espoir de le faire s’envoler, mais ne le trouva nulle part.

Il se réinstalla devant leur petit feu et décida de faire du pain, pour s’occuper. Ses compagnons étaient étendus à même le sol, tout autour de lui. Jesse et Earl paraissaient les plus profondément endormis. Si les autres appuyaient la tête sur leur selle, la joue du pistolero reposait sur son monstrueux bras d’acier. Il grimaçait dans son sommeil. Que vivait-il actuellement, dans le secret de ses rêves ? Est-ce que Noah avait vu juste ? Rechargeait-il son arme greffée avec des images terrifiantes de cactus-baïonnettes ? Quant à Lizzie, son sommeil était très agité. Ses mains liées dansaient toutes seules au bout de ses bras. De temps en temps, elle ouvrait un œil cerné avant de se rendormir en soupirant. Une fois, ses propres bras réussirent à soulever tout le haut de son corps. Elle retomba lourdement avec une plainte rauque. Abraham fit mine d’aller la voir, pour l’aider ou la réconforter, il ne savait pas. Elle se retourna sur le côté en grommelant « laisse-moi ». Décontenancé, il s’excusa. En s’écartant, il dépassa Amy, et son pas ralentit malgré lui alors qu’il traversait sa zone d’influence, engluée dans le temps. Elle se reposait près de Belle, juste à côté du cercle de dagues, une main tendue vers sa compagne. L’ombre blanche, grise dans l’obscurité, allait et venait comme un lion en cage entre les objets du rituel. En dépit de l’étrangeté de leur groupe, tout se passait pour le mieux.

Abraham se rassit devant le feu. Son pain pétri devait reposer. Il n’avait plus rien à faire. La fatigue lui piquait les yeux et c’était difficile de ne pas somnoler avec tous ses camarades endormis autour de lui. Ses paupières s’alourdissaient. Il se réveilla en sursaut comme sa tête tombait contre sa poitrine. En grognant, il se leva pour faire quelques pas, s’étira, puis se rassit. Il s’efforça de penser à des choses heureuses et se revit aux côtés de son frère, lorsqu’ils étaient enfants.

Dans son souvenir, il faisait beau. L’herbe était verte et le ciel, très bleu. Jarod et lui gambadaient dans les vallées tortueuses qui environnaient le manoir des Kessel. Des boutons-d’or et des coquelicots parsemaient l’herbe de taches multicolores. Au loin, la mer grondait.

Les deux enfants couraient sur la falaise, les bras écartés. Ils se grisaient du vent marin, tout vibrants d’énergie et de rêves. Puis ils traversaient le tumulte du port jusqu’à ce que la mer, d’un coup, surgisse au détour d’un mur de pierre. Ils s’arrêtaient alors, les chevilles dans l’eau glacée. Le ressac faisait rouler les galets avec un crissement léger. Contempler les voiles blanches à l’horizon exacerbait leur appétit d’aventures. Son frère, surtout…

Il pointait le doigt et il disait :

« Un jour, j’irai là-bas, découvrir des trésors. »

 

Abraham se réveilla en sursaut, haletant, les bras crispés contre la poitrine. Bizarrement, il ne se rappelait pas s’être endormi. Le feu était presque éteint. Les cendres rougeoyaient dans l’obscurité. Le jeune homme se releva en chancelant, les jambes engourdies. Le rêve se dissipait pour laisser place à la noirceur angoissante des steppes. Les insectes s’étaient tus, et même cet oiseau agaçant ne parlait plus. Dans le lointain, des chiens aboyaient. Les coyotes ?

Non, pas eux…

Le son était bizarre, contrefait, comme si c’était des humains qui imitaient des chiens. Puis à leur tour, ils se turent brusquement. Une sensation de danger gela la moelle d’Abraham.

Il se passe quelque chose, pensa-t-il, éperdu.

Les chevaux, nerveux, piétinaient au bout de leurs entraves. Ils avaient peur et cela acheva de terrifier le cavalier. Il se retourna lentement pour regarder ses compagnons. Tous dormaient profondément. Même les mains gantées de Lizzie ne s’agitaient plus.

— Réveillez-vous, dit-il.

Il avait voulu parler fort, mais sa voix s’écrasa pitoyablement au fond de sa gorge. Les autres ne remuèrent même pas.

— Réveillez-vous !

D’une main tremblante, Abraham tisonna les braises jusqu’à ce que les flammes reprennent en crépitant. Le sommeil de ses compagnons était trop profond, trop lourd.

— Belle !

Rien. Aucune réaction. Il avait l’impression de ne plus exister sur le même plan qu’eux, comme s’il était un fantôme, mort, et déjà effacé de la surface de la terre.

Il saisit un bout de bois pour improviser une torche et esquissa quelques pas en direction de la nuit étoilée. Autour de lui, il n’y avait personne, mais plus il balayait la plaine du regard et plus son malaise grandissait. Quelque chose l’observait. Quelque chose jugeait ses décisions, le moindre de ses gestes…

Abraham avança jusqu’à sortir du cercle de lumière du feu. En un vertige, il comprit qu’il marchait seul dans des ténèbres hantées par des monstres, et c’était peut-être exactement ce qu’attendait la créature tapie dans l’obscurité. Il allait retourner auprès de ses compagnons lorsque, du coin de l’œil, soudain, il la vit.

Pendant une seconde, son cœur s’arrêta de battre, avant de repartir à toute allure.

Une forme humanoïde se tenait debout, à quelque distance de leur campement, et elle les observait. Abraham n’en distinguait presque rien, hormis sa haute silhouette, noire sur noir. Pris d’une impulsion subite, il projeta sa torche en direction de la chose. La lumière traça une parabole dans l’obscurité, dispersant de petites étincelles, puis elle explosa sur le sol, non loin de la créature. L’espace d’une seconde, elle fut visible. Le feu la fit ressortir, longiligne et rouge sur la nuit profonde.

Elle était grande, très grande, plus que n’importe quelle femme. Elle se tenait droite et sa longue robe de soirée blanche accentuait son port altier. Au-dessus des clavicules commençait un cou fin et délicat, mais à la place de sa tête, se haussait une harpe blanche.

Toi, pensa Abraham, pétrifié de stupeur.

Il se réveilla en sursaut.

Un rêve imbriqué, songea-t-il tandis que le cauchemar se dissipait avec des frissons sur ses avant-bras.

Il s’était endormi pendant sa garde. Pendant combien de temps ? Honteux, il regarda autour de lui. Heureusement, tout était calme. Là où se tenait la Harpiste dans son rêve, il n’y avait rien. Seuls s’étendaient face à lui la solitude et le silence du désert.

Pourtant, de façon insidieuse, il avait l’impression d’être observé.

Comme si elle était vraiment venue les regarder dormir…

Et leur montrer qu’elle pouvait les atteindre, où qu’ils soient, maintenant qu’ils s’étaient aventurés sur son territoire.