Chapitre 13

Le reste de la nuit se déroula sans incident, mais Abraham était en proie à une telle nervosité qu’il prit naturellement un second quart avant de passer le relais à Noah.

— Tu fais du zèle ? grogna l’oiselier.

La marque des barreaux s’était imprimée sur sa joue. Il massait sa nuque douloureuse, assis près du feu. Sa scoliose déformait la position de son dos.

— J’étais nerveux, confia Abraham sans avouer pourquoi.

Noah ne lui demanda pas d’explication. La nuit à Symphonie, l’anxiété n’avait rien d’inhabituel.

La tête appuyée sur sa selle, Abraham ne s’endormit pas tout de suite. Il redoutait de rêver de la Harpiste, de nouveau. Cette créature l’obsédait depuis si longtemps…

Finalement, la fatigue le terrassa, mais il se réveilla à plusieurs reprises, frissonnant comme une bête malade. Entre ses paupières mi-closes, il surveillait l’oiselier. Dormait-il ? Veillait-il ? Leur petit feu se reflétait en rougeoyant sur les barreaux de la grande cage à oiseau. Puis un sursaut l’agitait, Noah grognait, et Abraham refermait les yeux.

Au terme de cette nuit d’angoisse, le jour beurra de blanc la poussière violette, à l’horizon, et les coyotes se remirent à hurler. Abraham, qui ne dormait plus, se sentit atrocement soulagé. À la vue de Belle qui s’étirait en souplesse, son ombre léonine frémissant à ses pieds, et de Jesse qui astiquait son fusil rechargé par ses rêves, il reprit espoir. Tout allait bien. Il était exactement à sa place, au milieu de ses camarades, bien armés pour affronter l’ogresse de Symphonie.

— Tu n’as pas cuit ton pain, remarqua Lizzie.

— J’ai oublié, grommela Abraham.

— Voilà déjà ses promesses qui s’envolent ! commenta férocement Jesse. Cuistot de mon cul !

— Personne ne veut bouffer ton cul ! réagit Lizzie.

— Désolé, je m’en occuperai ce soir, promis.

— De son cul ? rigola Earl.

— Arrêtez vos grossièretés ! ordonna Belle. Et toi, Abraham, essaie de penser au pain, on a besoin d’énergie.

Ils mangèrent des haricots à la cuiller, directement dans leur tasse en fer, avec des œufs durs et un fromage coriace. Les chevaux sellés et bridés, le groupe se remit en route. Abraham se retrouva non loin d’Amy. Elle paraissait aller mieux, à présent qu’ils s’éloignaient des cactus musicaux. La jeune femme l’étudia un moment avant de demander :

— Ça ne va pas ?

La question le délivra. La peur qu’il avait ressentie, la solitude et l’impuissance, tout coula hors de lui en une confession libératrice. À voix basse, il lui raconta son cauchemar. Amy l’écoutait avec attention, sans l’interrompre.

— J’ai eu l’impression qu’elle était là, déclara finalement Abraham. C’était étrange.

— C’est possible, répondit Amy.

Sa voix tremblait. Abraham remarqua la ligne contractée de sa mâchoire : elle serrait les dents pour les empêcher de claquer, et elle s’agrippait tant aux rênes que ses jointures blanchissaient.

Elle était épouvantée.

— Amy ? l’appela-t-il doucement, désolé de l’avoir replongée dans ses affreuses réminiscences.

Elle continua de regarder fixement entre les oreilles de son cheval. Abraham se demanda si elle voyait les steppes rouges ou bien les loges sordides de l’Opéra.

— Amy… répéta-t-il.

Cette fois, elle tourna la tête vers lui.

— Elle est omnisciente, Abraham, bégaya-t-elle. Elle voit à travers les yeux de tous les animaux de Symphonie. Ses musiciens peuvent nous capturer en jouant de la musique. Les derviches qui t’ont attaqué, ce ne sont que des bestioles inoffensives à côté de ses serviteurs.

Elle était si terrifiée qu’Abraham demanda :

— Comment tu fais pour y retourner ? Amy… Tu es sûre que ça va aller ?

Ses lèvres s’écartèrent et d’une voix très basse, presque inaudible, elle confessa :

— J’ai peur partout, Abraham. Absolument partout… Tout le temps…

— Amy !

La voix impérieuse de Belle claqua entre eux et Abraham sursauta comme si elle l’avait frappé de sa cravache.

— Viens près de moi, exigea-t-elle.

Amy fit accélérer son mustang pour chevaucher botte contre botte avec Belle. La dompteuse lui prit délicatement la main et parla avec elle à mi-voix. Abraham ne pouvait entendre leur conversation, mais progressivement, les joues pâles d’Amy reprirent des couleurs et elle réussit à esquisser un faible sourire.

Leur lien est tellement fort, se dit Abraham, pensif.

Un brin de jalousie s’entortilla à la compassion qu’il éprouvait pour la jeune femme. Belle n’avait pas abandonné Amy, et Amy se raccrochait à Belle. Elles tenaient bon ensemble, malgré la violence qui avait secoué leur vie comme un ouragan.

Ils chevauchèrent toute la matinée dans les paysages monotones. Le désert rouge sombre s’étendait à perte de vue devant eux, sous les nappes de chaleur tremblotantes, mélange de pierraille, de sable et de poussière pourpre. Des bosses et des mamelons de grès jaune pâle saillaient par endroits, ainsi que quelques plantes broussailleuses et des buissons piquants. À l’horizon se dressaient toujours les montagnes, silhouettes bleues aux contours nets. Abraham avait l’impression de voyager à rebours à travers des terres ancestrales. Il imaginait les ossements de dinosaures sous ses pieds, des formations préhistoriques et des créatures fossilisées dans la roche. Peut-être étaient-ils en train de chevaucher sur un monstre antique pétrifié…

Vers midi, les chevaux escaladèrent une colline de schiste et d’argile, striée de coulées de grès. Des bâtiments en ruines étaient érigés au sommet.

— C’est une ancienne mine, dit Noah, dont l’aigle s’était déjà perché au faîte d’une des bicoques.

Ils arrivèrent quelques minutes plus tard sur le promontoire. Il dégageait une belle vue sur les terres qui s’étendaient au-delà : la désolation pourpre du désert, les pics rocheux, les rubans plus sombres des ravines et ceux, scintillants, des rivières, les buissons d’épineux et les cactus, les montagnes bleues… Où était la Harpiste exactement ? Dans son Opéra ou au contraire, tout près d’eux, à les épier ?

— On va faire une pause ici, décréta Belle.

Le soleil était à son zénith et les camarades s’abritèrent avec soulagement à l’ombre des cabanes en ruines. Lizzie alluma rapidement un petit feu. Ils cuisinèrent des œufs brouillés avec des piments verts et des restes de pommes de terre cuites dans la cendre, la veille. Rassasiés, Abraham, Earl et Jesse décidèrent d’explorer les alentours de la mine, tandis que les femmes et Noah discutaient en buvant leur café dans leurs tasses cabossées.

Ils enjambèrent les vestiges d’un enclos à mulets puis longèrent une piste de chariot qui s’enfonçait vers les béances obscures de la mine, jusqu’à trouver un puits creusé dans la roche. Une échelle en bois pourri descendait dans le noir. Personne ne prit le risque d’y poser le pied. Les barreaux s’effriteraient sous leur poids et les précipiteraient tout en bas, dans l’obscurité.

Abraham se pencha au-dessus du gouffre d’où montaient des relents chauds et rances. Par jeu, il jeta des cailloux dans le trou. Les pierres tombèrent sans un bruit. Les hommes eurent beau tendre l’oreille, ils ne les entendirent pas toucher le sol.

— C’est bizarre, non ? fit Earl, dubitatif.

— Quelle idée aussi de vouloir creuser une mine à Symphonie, maugréa Jesse.

— Ils ont voulu trouver de l’or, suggéra Abraham.

— Si on descendait là-dedans, on trouverait surtout leurs os ! s’exclama le pistolero.

Abraham jeta une dernière pierre. Elle heurta l’échelle et emporta avec elle des débris de bois moisi.

— Toujours rien, nota-t-il, déçu.

Ils allaient partir quand, du fond du trou, monta une mélopée faible et désespérée.

Les trois hommes s’entre-regardèrent avec effroi.

Brusquement, un chœur s’éleva des ténèbres, des dizaines de voix qui hurlaient, folles de terreur. Les mineurs les appelaient au secours, du fin fond de leur prison.

— On reste pas là ! ordonna Jesse.

— Mais ces gens… balbutia Abraham.

Tous les prisonniers le renvoyaient forcément à son frère. Jarod aurait pu être là, à leur place…

— Non ! aboya le pistolero. Ils chantent, bon Dieu ! Tu n’entends pas ? Ils chantent !

Et c’était vrai. Les plaintes étaient curieusement harmonieuses, suivant une mélodie écorchée, comme si un chef d’orchestre guidait leurs supplications à la baguette.

— On se tire ! confirma Earl.

Ils rejoignirent les autres. Belle était déjà debout, comme si elle avait senti que quelque chose n’allait pas. Son ombre frémissait derrière elle. La crinière du lion blanc affleurait des pierres.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle froidement.

— Y a des gens qui chantent dans la mine ! répliqua Jesse, à bout de nerfs.

— On s’en va, intima Belle.

Elle parlait calmement, mais avec fermeté.

Tous se remirent en selle et les voix des mineurs devinrent de plus en plus plaintives et lointaines.

 

La nuit retomba vite, trop vite, sur le petit groupe exténué.

Ils établirent leur bivouac avant le coucher du soleil, non loin de la rivière qu’ils avaient aperçue du haut de la mine. Abraham prépara un pain de maïs, et pendant qu’il cuisait, ils burent chacun une lampée de whisky en écoutant les coyotes saluer le soleil et la lune.

Comme la veille, Abraham prit le premier quart. Autour de lui, ses camarades affrontaient leur revers : la dompteuse crucifiée au milieu de ses dagues, Amy ralentie, Noah encagé, Lizzie ficelée, Jesse dormant sur son fusil et Earl tout à fait éteint, la rose fanée perdant ses pétales à chacune de ses expirations…

Frontières était loin à présent. Ils ne pouvaient plus se réfugier au sein de la civilisation, derrière la ligne des gardes armés. Désormais, ils étaient seuls au milieu d’un territoire hostile. Presque tous portaient dans leur corps un organe provenant d’une bête tuée dans cet État.

L’angoisse repoussait le sommeil d’Abraham. Il s’installa près du feu, le fusil à pompe sur les genoux.

Ton frère est au bout du chemin, songea-t-il pour s’encourager.

C’était bizarre d’être ici. Il avait l’impression d’accomplir le rêve d’un autre. Jarod disparu, il était venu pour le chercher, mais aussi, avec une loyauté étrange, pour rendre hommage à leurs aspirations d’enfant. Sans son frère, il n’aurait peut-être jamais traversé l’océan.

Sans avoir mis le pied à Nacarat, Jarod avait été saisi dès l’adolescence par la fièvre de l’Ouest. Abraham se souvenait très exactement de l’origine de cette obsession. Ce jour-là, il avait pris sa décision.