Chapitre 14

Jarod avait 14 ans ; lui, 11. Ils déambulaient en ville, désœuvrés, par un dimanche après-midi grisâtre. Le matin, ils s’étaient ennuyés sur les bancs de l’église, et à présent, ils s’ennuyaient en attendant leur mère qui déjeunait avec les autres servantes des Kessel. À cause de leurs beaux habits, ils n’avaient pas le droit de courir dans les flaques, ni d’aller à la mer. Ils flânaient dans les ruelles, sans but, et cherchaient comment s’occuper lorsqu’un vacarme de hurlements et de sabots avait explosé dans le silence.

Un cheval emballé, tirant une petite calèche, dévalait la rue en un galop furieux. Agrippée aux rênes, impuissante, une femme hurlait de terreur. Abraham, pétrifié, comprit aussitôt qu’elle était en danger de mort. Une secousse risquait de la projeter tête la première contre un mur. Une ornière pouvait disloquer une roue et la faire crouler au milieu des débris acérés de son véhicule.

Jarod et Abraham, en un instant, s’étaient sentis investis d’une mission héroïque.

— Il faut l’arrêter ! s’écria son grand frère.

Il fit mine de s’élancer au-devant de la monture emballée, mais Abraham le retint à temps par le bras. Jamais il ne réussirait à l’arrêter ainsi ! L’animal frappé de folie le renverserait et le piétinerait à mort.

— Fais-moi la courte échelle ! ordonna-t-il.

Le petit Abraham ne donnait jamais d’ordre. Surpris, son frère ne réfléchit pas ; il obtempéra.

Abraham, debout sur les mains jointes de Jarod, se hissa d’une traction sur la gouttière de la maison qui surplombait la rue. Il fila le long du toit au moment où le cheval déboulait en contrebas, et sauta, leste, précis, pour atterrir pile sur le dos de l’animal. Le choc manqua le désarçonner. En un éclair, il se retrouva au milieu du chaos et du bruit. Les muscles du cheval roulaient sous lui. Sa crinière lui fouettait le visage. La vitesse, effarante, lui coupait le souffle. Les cris de la malheureuse cochère, ainsi que les cliquetis des roues sur le point de se détacher de leurs essieux, l’environnaient.

Se penchant sur l’encolure, il saisit la bride qui frappait sans relâche le cou de la bête effrayée, et la tira sur le côté, tordant ainsi la tête du cheval sur la gauche. La puissance de l’animal le percuta jusqu’à l’épaule, mais il tint bon. Entre ses dents, il répétait des encouragements, bas et sûrs, pour l’apaiser. Terrifié, le cheval secoua la tête pour lui arracher la bride de la main et se débarrasser de lui. Avec ses petites forces d’enfant, Abraham lutta. Il parla, et parla encore, léger sur le dos de la monture emballée, voûté sur elle, respirant de mieux en mieux en dépit des cahots et de la houle du galop. Le rythme ralentit progressivement. Le paysage réduit à une traînée grise et floue se redécoupa en maisons. Le cheval, hors d’haleine, trempé d’écume, s’arrêta devant le muret qui séparait la jetée de la mer. Abraham se redressa lentement, tout étourdi. Ainsi, en quelques secondes furieuses, ils avaient rejoint le port. Ils l’avaient échappé belle ! Si le cheval s’était entêté dans sa course folle, ils auraient foncé dans le muret. Il s’y serait brisé les jambes. La calèche aurait explosé. La cochère se serait écrasée sur les galets, ou pire…

Il se retourna, encore un peu ahuri de se retrouver là, comme si un autre avait agi à sa place. L’adrénaline le laissait tout tremblant.

— Ça va ? demanda-t-il.

La femme, incapable de lui répondre, sanglotait de soulagement.

Jarod arriva en courant. Son inquiétude fondit à la vue de son frère juché sur le grand animal, de la calèche arrêtée, de la femme saine et sauve. Il fit descendre son frère du cheval, puis s’approcha de la conductrice, sur le banc du cocher.

— Ça va ? s’enquit-il à son tour.

Le regard de la cochère vacilla en se tournant vers les deux garçons. Elle sourit à travers ses larmes.

— J’ai eu tellement peur, gémit-elle. Je suis désolée de vous avoir mis en danger. Je vous remercie pour ce que vous avez fait.

— Il faut remercier mon petit frère. Il s’appelle Abraham et il est sacrément bon avec les chevaux !

La femme se tourna vers le petit garçon et le salua avec gravité.

— Merci, Abraham, pour ton courage et ton grand talent.

Elle ne pleurait plus et reprenait lentement contenance.

— Je me sens ridicule, leur avoua-t-elle. Dans l’Ouest, j’ai triomphé d’un monstre, et voilà que je manque me tuer en perdant le contrôle de mon cheval !

— Dans l’Ouest ? releva Jarod, intrigué.

— À Nacarat, le Nouveau Monde, explicita-t-elle en posant un pied tremblant sur les pavés.

Abraham la retint par le coude avec l’élégance d’un gentilhomme. Il l’aida à s’asseoir sur le muret. La jeune femme brossa ses jupes du plat de la main et poussa un long soupir. Elle respirait mieux à présent. Son cœur devait ralentir dans sa poitrine. Jarod, les bras croisés, la toisait avec suspicion.

— Je connais les histoires, dit-il. Est-ce que vous êtes greffée ?

— Ça, oui, répondit la femme en souriant.

Elle retrouvait des couleurs et la question semblait l’amuser, au-delà des restes de frayeurs.

— Vous ne me reconnaissez pas ? demanda-t-elle.

Les garçons secouèrent la tête.

— Je croyais que vous m’aviez aidée pour cela, mais votre secours était désintéressé. Cela vous honore encore plus.

— Vous êtes riche ? voulut savoir Jarod de but en blanc.

— Je suis la cantatrice.

— Et ?

— Je suis l’unique greffée de l’État de Symphonie.

— L’État sauvage ? releva Abraham pour montrer l’étendue de ses connaissances. Celui que personne n’a pu cartographier ?

— Exactement. J’ai abattu un monstre là-bas, d’une balle dans la tête, et on m’a greffé ses cordes vocales. Depuis, j’ai fait fortune ici, grâce à ma voix extraordinaire… Celle d’un monstre en réalité.

— Vous avez un pouvoir magique ?

— Je charme les humains avec mon chant. Comme une sirène…

— Vous auriez dû chanter pour votre cheval ! intervint Abraham, pragmatique.

— Mon pouvoir ne fonctionne que sur les humains.

— Alors, chantez pour voir ! réclama Jarod, toujours méfiant.

La femme fouilla dans ses sacs pour en tirer deux beaux billets décorés à la feuille d’or qu’elle tendit à l’aîné.

— Je donne un récital ce soir dans votre ville. Venez me voir, si vous le voulez. Je vous offre deux places en remerciement pour votre bravoure.

Abraham était perplexe. Assister à un concert lui paraissait d’un ennui mortel, il aurait préféré des sucreries, mais la curiosité de Jarod avait été piquée à l’évocation de Nacarat. Il accepta avant que son petit frère n’ait ouvert la bouche.

— Nous viendrons vous écouter, dit-il.

— Je ne veux pas qu’elle nous mange comme une sirène ! s’exclama Abraham, épouvanté.

— Ce que tu es bête, elle ne va pas manger ses clients, cornichon ! le réprimanda Jarod.

— Tu as raison, jeune homme, approuva la cantatrice. Mais ton petit frère n’a pas tort non plus ! Pour vraiment profiter du spectacle, mettez ça.

Elle leur remit des bouchons d’oreilles.

Son cheval épuisé se laissa guider par la bride. Elle s’en fut ainsi, avec sa calèche et ses affaires, dans l’air plein d’embruns et la lumière grise de cet après-midi d’automne.

Il se mit à pleuvoir en début de soirée, une petite bruine qui assombrissait le crépuscule. Des couples patientaient sous des parapluies devant l’entrée de la salle de théâtre. Les dames lissaient leurs boucles humides ; les hommes crachotaient la fumée de leur cigare sous la pluie. Les spectateurs regardaient d’un drôle d’air pincé ces deux enfants noirs qui faisaient la queue avec eux. Les frères avaient dû faire le mur pour sortir en ville au-delà de la permission du dimanche après-midi. Jarod avait entraîné son cadet sans une once d’hésitation. Abraham se sentait mal à l’aise et anxieux. Il n’aimait pas l’attention qui pesait sur lui. Il avait l’impression que tout le monde savait qu’ils avaient désobéi aux adultes. On allait forcément les dénoncer. En plus, la cantatrice lui avait fait peur. Elle était une sirène. Elle attirait et charmait les gens avec son chant… Et ensuite ? Dans sa gorge, il y avait un monstre de l’Ouest. Qu’allaient devenir toutes ces personnes qui patientaient sur le trottoir ? Allaient-elles finir dévorées ? Il s’enfonça les bouchons dans les oreilles.

Enfin, ils purent franchir le contrôle d’un caissier qui examina longuement leurs billets dorés, comme s’il pouvait s’agir de faux, et ils pénétrèrent dans le hall bondé.

— Elle a du succès en tout cas, grommela Jarod.

— Quoi ? hurla Abraham, qui n’avait pas entendu à cause des bouchons.

— Elle a du succès ! répéta Jarod en haussant le ton.

Plusieurs personnes se tournèrent vers eux, réprobatrices.

— Les greffés font fortune, dit Abraham.

Il récitait ses cours.

— Oui, je sais bien…

— Quoi ?

— Enlève tes bouchons, triple buse !

— Non !

Dans la brève lutte qui suivit, ils écrasèrent le pied d’une dame et heurtèrent un monsieur. Les grondements des spectateurs les firent fuir vers un bel escalier à la rampe en bois ouvragé. En haut, ils découvrirent la salle de concert. Des gens s’y installaient. Le murmure des conversations formait un bourdonnement sourd. L’espace confiné sentait les parfums capiteux et la laine mouillée, mais la température était agréable et des centaines de bougies projetaient une vive clarté sur les têtes et les chapeaux. Les deux garçons étaient totalement dépaysés dans cet environnement luxueux, à mille lieues du crottin de l’écurie des Kessel.

— C’est beau ! rugit Abraham, à cause des bouchons.

— Chuuuut !

Le petit garçon admira les balcons à balustrades qui surplombaient un parterre de chaises recouvertes de soie. Dans la fosse, un groupe de musiciens accordaient leurs instruments.

Jarod trouva leurs places. Il se fraya un passage jusqu’à leurs sièges en poussant les autres spectateurs. Les joues d’Abraham cuisaient de honte, mais il n’osa rien dire, se coulant dans le sillage de son frère, tête baissée.

Enfin, ils furent installés. Les lumières s’éteignirent et sur scène, devant un grand rideau de velours rouge, une rampe de feu s’alluma en tremblotant. Les conversations se turent. Seul un toussotement résonna, en entraînant d’autres dont les échos persistèrent quelques secondes. Puis, ce fut le silence.

— Mets les bouchons d’oreilles, supplia Abraham.

— Chut ! ordonna leur voisine.

Jarod ne répondit rien. Il faisait sa mauvaise tête.

— Mets les bouchons d’oreilles, répéta Abraham un ton plus haut. Mets les bouchons d’oreilles !

— Chut ! siffla quelqu’un derrière eux.

Et une autre voix :

— Taisez-vous, les enfants !

Jarod s’exécuta enfin en grognant. Il enfonça la cire dans ses oreilles.

— Quel gâchis, murmura leur voisine, affligée.

— Autant donner de la confiture à des cochons, approuva l’homme qui l’accompagnait.

Abraham se carra au fond de son siège, les mains serrées sur les accoudoirs, et il attendit.

Dans la fosse, les violons jouèrent leurs premiers accords. Le rideau se leva en bruissant pour révéler un paysage rouge et aride, peint sur une fine toile de soie. La cantatrice arriva sur le devant de la scène, lente et majestueuse. Abraham qui l’avait vue en larmes et débraillée cet après-midi la reconnut à peine. Elle était sublime… et inquiétante. La rampe de feu l’éclairait par en dessous. Les ombres creusaient son visage, empreint d’une gravité solennelle. Une rafale d’applaudissements salua son apparition. Un monstre du Nouveau Monde se dressait devant l’ancien peuple. Elle n’avait pas encore ouvert la bouche, et pourtant l’assistance semblait déjà captive, subjuguée par son magnétisme.

Abraham avait envie de quitter le théâtre, mais il était bloqué par les jambes des autres spectateurs et également par son frère qui, la tête appuyée sur sa main, paraissait s’ennuyer.

La cantatrice se mit à chanter.

Sa voix n’était plus celle d’une humaine. C’était un son étrange et mystérieux, qui se brisait en trémolos tristes et mélancoliques. Puis le chant s’amplifia, et c’en fut fait de tous ces gens. La cantatrice possédait un pouvoir d’envoûtement. Elle suspendait les auditeurs et les fusionnait tous ensemble en une seule attention tremblante dans le noir. Son chant s’envola, inhumain, fragile, puissant, et en réaction, selon l’intonation, les spectateurs poussaient des soupirs, des exclamations étouffées, des murmures révérencieux.

Abraham chercha la main de son frère et la serra. Jarod ne réagit pas. Il semblait captivé lui aussi, malgré les bouchons d’oreilles. Abraham avait envie de le secouer, de le tirer de force hors de la salle, mais il savait qu’il s’arc-bouterait en vain contre son bras…

La cantatrice modulait sa voix. Quand elle ralentissait, le public soupirait à l’unisson. Quand elle ouvrait la poitrine, sa voix emplissait sans effort toute la salle. Les gens se pétrifiaient alors, les yeux embrumés, les lèvres entrouvertes. Le chant les embrasait. Abraham ne faisait qu’effleurer ces sensations charnelles grâce aux bouchons, mais il en constatait les effets autour de lui, sur la foule en transe. Ils étaient languides, faibles, étourdis sur leur fauteuil, profondément hébétés. En cet instant, la cantatrice aurait pu faire d’eux ce qu’elle voulait. Au lieu de cela, elle chantait encore, jusqu’à les délivrer enfin : le plaisir les submergea en rafales dans un monstrueux orgasme collectif. Quelques personnes crièrent leur jouissance.

— Ah, c’est dégueulasse ! s’offusqua Abraham.

À bout de nerfs, il se leva, et Jarod, troublé, le suivit sans discuter. Ils traversèrent en courant la salle qui sentait la sueur et le sperme et se ruèrent dehors, sous la pluie.

Abraham était encore effrayé et dégoûté, secoué par ce qu’il venait de voir et de vivre.

Jarod, à côté de lui, réfléchissait, sombre.

— C’était affreux, non ? demanda Abraham pour le faire réagir.

Mais son frère, avec un sérieux qui ne lui ressemblait pas, lui rétorqua :

— Non, ça, mon petit frère, c’était de la vraie magie.