Le gang repartit à l’aube. Ses camarades semblaient bien reposés, mais Abraham commençait à accuser le coup de ces nuits d’angoisse successives. Au moins se sentait-il utile. Les tours de garde qu’il assurait le plus longuement possible contrebalançaient son syndrome de l’imposteur. Les autres lui savaient gré de ce sacrifice. Sans les heures qu’il passait éveillé, la nuit, l’anxiété aurait renforcé le travail de sape de leur malédiction, et le pain chaud du matin, les repas ni trop cuits ni trop salés qu’il servait étaient un bonus agréable.
Ils reprirent leur chevauchée dans les plaines rouges poussiéreuses. Le soleil s’élevait dans leur dos, étirant leurs ombres devant eux. Comme chaque jour, la chaleur augmentait. Ils montaient et descendaient de petits talus brûlés. Le tronc des arbres morts craquait. Sur la ligne d’horizon, on voyait se découper les formes noires de fermes dévastées. Quelques colons avaient tenté de s’établir aussi loin à l’intérieur de Symphonie… Jesse en riait méchamment, mais aux yeux d’Abraham aussi cela semblait une folie.
Le gang longea des ruines. Des murets jaillissaient à des endroits tout à fait inattendus, couverts de poussière rouge. C’était tout ce qui restait d’un village entier.
Les mustangs les emmenèrent dans une vallée solitaire, pleine d’ombres lavande. Des cactus isolés tendaient leurs bras vers le ciel. Ils durent ralentir pour éviter les racines traîtresses, à moitié enfouies dans la terre. Des buissons d’ambroisie surgissaient parfois des lézards dont le dos rutilait de joyaux.
— Donne-moi ton fusil ! exigea Jesse.
Il était le meilleur tireur d’entre eux et ne pouvait pas gâcher ses précieuses balles-rêves. Abraham lui lança son arme. Jesse aligna un tir parfait, mais le plomb ricocha sur la carapace de l’animal étincelant qui fila se cacher dans une anfractuosité du sol.
Plus loin, ils se retrouvèrent à longer une falaise de granit érodée. Des grottes s’ouvraient dans la paroi. À l’intérieur, des animaux invisibles, peut-être des oiseaux, sifflaient de petites mélodies sur tous les tons.
Belle fit accélérer sa troupe. À Symphonie, la musique, quelle qu’elle soit, pouvait tuer.
Ils s’enfoncèrent dans une faille entre les falaises et descendirent dans un canyon multicolore : la roche y était rose, rouge, grise, jaune et verte. Par endroits se déployaient des drapés de lichen orange et bleu. Toutes ces couleurs étaient étranges après le rouge dominant du désert, et les voyageurs, sans l’avouer, en admirèrent les effets. Sur une paroi, ils trouvèrent des pétroglyphes représentant des animaux inconnus et des sigles incompréhensibles. Qui les avait gravés ici ? Des colons ou des natifs de Symphonie ?
Jesse s’approcha de la paroi et tenta, en faisant levier avec la lame de son couteau, d’en détacher des morceaux.
— Qu’est-ce que tu branles ? grommela Noah.
— Je collecte du minerai. C’est de la pierre arc-en-ciel, ça se revend très cher.
— Arrête, tu vas nous porter la poisse.
— Il y a une note de musique ici, repéra Lizzie.
Jesse retira immédiatement son couteau de la paroi. L’appréhension fissurait son masque habituellement moqueur.
— O.K., fit-il seulement.
Ils continuèrent leur route avec prudence, mais plus loin, ils trouvèrent d’autres notes de musique. Abraham, avec malaise, se dit que le canyon tout entier était une partition géante. Si quelqu’un jouait la musique écrite sur les murs, qui cela appellerait-il ? Les monstres sculptés sur les parois ? La Harpiste, elle-même ?
Abraham chevauchait en dernière position. Il dépassa un symbole représentant une clé de sol. Il eut l’impression de voir le glyphe s’illuminer et, quand il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, la paroi, à l’endroit de la gravure, semblait plus rouge, comme si elle s’imbibait lentement de sang.
Bizarre, pensa-t-il.
— On devrait peut-être mettre les bouchons d’oreilles ? lança-t-il à la cantonade.
— D’accord, approuva Belle.
Ils s’exécutèrent. Leurs gestes précipités trahissaient la tension qui montait entre eux. À ce stade pourtant, rien ne les menaçait et ils continuèrent d’avancer au pas entre les pans verticaux du canyon. La cire dans leurs oreilles faisait rugir le sang dans leur tête. Abraham, comme lors de l’attaque des cactus, se rendit compte qu’il faisait un gros effort pour écouter malgré la protection…
Ce n’est que plusieurs minutes plus tard qu’une brève secousse parcourut le défilé. Des cailloux se détachèrent des parois rocheuses. Même à travers la cire, Abraham capta le bruit d’effritement. Un grain de poussière flotta dans l’air. Le sol frémit sous les sabots des mustangs. Les chevaux couchèrent les oreilles en arrière.
— Woa… dit Abraham pour calmer As-de-Pique.
Les membres du gang s’entre-regardèrent avec effroi. Aucun d’entre eux n’avait la moindre idée de ce qui était en train de se passer.
Un tremblement de terre ? songea Abraham, tendu.
Ils n’avaient de toute façon pas d’autres choix. L’étroitesse du canyon rendait les demi-tours difficiles et personne n’avait envie de perdre du temps à revenir sur ses pas.
Ils marchèrent pendant une petite minute, jusqu’à ce qu’une nouvelle déflagration, plus forte, secoue le défilé. Des cailloux plurent sur leur tête et leurs épaules. Les chevaux s’affolèrent. Plusieurs se bousculèrent, provoquant les jurons des cavaliers. Lizzie poussa un cri de frayeur. Abraham regarda derrière lui, préoccupé. Il pensait à la clé de sol et à sa réaction, après son passage. S’il n’avait pas rêvé… S’ils avaient vraiment déclenché quelque chose… Peut-être à cause de la cupidité de Jesse. Le danger faisait palpiter une veine à sa tempe. Il souffla à fond, rajusta ses lunettes de soleil. Ce n’était rien. Juste son imagination… Tout était redevenu calme et immobile.
D’un geste, Belle leur commanda d’accélérer.
Ils passèrent au trot. Les mustangs semblaient sur le point de prendre le mors aux dents. Abraham peinait à contrôler As-de-Pique et sa peur était contagieuse.
Il sait, lui, que cela n’a rien à voir avec ton imagination !
Le canyon craqua pour la troisième fois. Le fracas des rochers démolis par la réplique leur donna un coup de fouet.
— Au galop ! cria Belle.
Ils entendirent sa voix à travers les bouchons. Les chevaux s’élancèrent en file indienne. As-de-Pique, en queue de peloton, gonflait ses muscles. Il voulait dépasser le cheval de Lizzie qui les précédait et tendit les dents pour mordre sa croupe.
— Arrête ! s’écria Abraham.
Boum !
Sa voix fut couverte par une terrible détonation. Elle frappait avec la régularité d’un métronome, mais surtout, le bruit semblait se rapprocher d’eux.
Boum !
L’écho de leur course s’amplifiait dans le canyon, résonnait contre les murs, se dispersait dans le silence entre deux détonations. Abraham s’accrochait aux rênes. Il n’était pas loin de partager la nervosité belliqueuse d’As-de-Pique. Les autres n’allaient pas assez vite ! Il serait le premier rattrapé par la chose qui les suivait. Le premier dévoré !
Un flash de lumière explosa derrière lui et étira brusquement son ombre et celle du cheval devant eux. Le souffle de l’onde de choc lui caressa le dos. Puis plus rien. Le silence de nouveau.
— Ça se rapproche ! cria-t-il. Allez plus vite !
Les autres ne l’entendaient probablement pas, pourtant il n’avait pas pu se retenir. Les chevaux se gênaient. Leur course était entravée par les obstacles.
Le bruit explosa derrière Abraham, vraiment proche. Un souffle brûlant l’enveloppa. L’angoisse lui tordit les entrailles. Il se retourna sur sa selle pour regarder derrière lui. Il redoutait de voir apparaître un monstre, mais aussi loin que son regard portait dans le défilé rectiligne, il n’y avait rien. Le vide. Le silence.
Boum !
L’onde de choc manqua emporter son chapeau.
C’est un piège musical, comprit-il. C’est un son… Un son explosif !
Les bouchons d’oreilles ne leur étaient d’aucune utilité. Abraham n’osait imaginer ce qui se passerait s’il était pris au cœur de l’explosion sonore. Nul doute que ses tympans éclateraient… Si ce n’est pire. Il visualisa la cervelle qui lui sortirait des oreilles, ses yeux qui tomberaient de leurs orbites. La musique le ferait imploser…
Il pressa les flancs d’As-de-Pique, en vain, le cheval de Lizzie bloquait toujours son galop. Nouvelle détonation. C’était proche. Vraiment proche. Tout le canyon s’ébranla. Des pierres, de plus en plus grosses, se détachèrent du sommet des parois et chutèrent autour d’eux en une pluie mortelle, explosant au sol en débris tranchants. Si l’une tombait sur As-de-Pique ou lui-même, c’était terminé…
— C’est un piège musical ! s’époumona-t-il.
Le bruit ponctua sa phrase, terrible. Un coup sourd, puissant. Un cyclone de poussière l’enveloppa et de petits cailloux fustigèrent ses jambes et ses bras. Avec un bref temps de retard, le bang supersonique lança son coup de canon. Les parois rouges vibrèrent et se lézardèrent brusquement. Horrifié, Abraham s’aperçut que les crevasses dessinaient des lignes de partitions. Des notes de musique apparaissaient en lettres de sang. De gros rochers se détachèrent des parois et tombèrent sur le sol en forant d’énormes impacts. L’un d’eux couvrit Abraham de son ombre colossale. Il leva les yeux et vit tout un pan du canyon basculer sur lui.
— Non… gémit-il.
Le rocher interrompit sa chute, plana quelques secondes, puis une force invisible le rejeta au loin, derrière Abraham et As-de-Pique.
— DE RIEN ! cria Lizzie, les bras tendus, ses mains gantées fouettant l’air au-dessus d’elle.
La marionnettiste engluait les rocs dans son pouvoir et les dispersait sur les côtés.
Finalement, Abraham ne regrettait plus de se trouver près d’elle ! Se couchant sur l’encolure d’As-de-Pique, il incita le cheval à se coller au maximum à la croupe de son prédécesseur. Ses oreilles bourdonnaient d’acouphènes. Lizzie protégeait le gang comme elle le pouvait, déchaînant son pouvoir dans toutes les directions, mais elle n’avait que deux mains et de plus en plus de pierres traversaient son bouclier.
Un flash lumineux embrasa le canyon en un éclair flamboyant. La déflagration traça d’énormes sillons dans les murs, à droite et à gauche. Le groupe se baissa en un réflexe de protection, et seul le chapeau de Jesse se trouva balayé et déchiqueté par l’onde de choc. S’il avait gardé la tête haute, il aurait été décapité. Le bang se répercuta après coup. Assourdissant, il déchira le silence. Abraham en grinça des dents, les yeux fermés, et dans le noir de ses paupières, il eut la vision curieuse de deux personnes en train de danser. Puis la chaleur intense retomba, sa vision s’évanouit et le bruit cessa. Les chevaux au galop traversaient des nuages de poussière rouge en suspension.
Abraham, dans une lumineuse panique, comprit que la prochaine déflagration les tuerait. Le piège musical ajustait chacun de ses coups avec plus de précision. Il venait de lâcher une onde tranchante de son. La suivante serait plus basse et les faucherait tous en ligne comme une lame aiguisée.
Mais dans le même temps, par-dessus les dos voûtés de ses camarades qui le précédaient, il aperçut la fin du canyon.
On peut y arriver ! pensa-t-il, éperdu.
Le piège concentrait ses forces pour la dernière bombe sonore. Abraham avait l’impression de sentir le canyon se contracter autour de lui. Dans un éclair halluciné, il perçut du coin de l’œil une clé de sol inversée, tracée sur la roche.
— Oui ! exulta-t-il. Oui !
Ils jaillirent hors du défilé, dans le grand et vaste espace libre, au moment où l’onde de son tranchante passait en labourant les parois de pierre. Une lumière intense se déversa à leur suite, faisant danser autour d’eux leurs ombres noires et celle, blanche, de Belle. Puis le vacarme envahit le monde, absolu, terrifiant, comme le rugissement d’un monstre.
Et passa simplement sur eux…
Les cavaliers soufflaient, les chevaux encensaient. Leurs cœurs mis à rude épreuve ralentissaient. Ils n’entendaient presque plus rien, à part un long bruit blanc qui vibrait encore dans leurs dents. Abraham toucha son oreille, la trouva chaude. Dans sa tête, il revoyait le chapeau de Jesse voler et se désintégrer dans les airs. Finalement, Jarod avait eu de la chance d’arriver jusqu’à l’Opéra.
Symphonie les haïssait. Et Symphonie était mortelle.