Ils revinrent ensemble vers le camp. Le vent portait des effluves de café et de pain chaud. Amy tendit une tasse à Belle. Personne ne commenta ce qu’il venait de se passer, même si tous avaient entendu les coups de feu et que les corps étendus des danseurs étaient bien visibles.
Abraham but son café à petites gorgées, face à l’est. Le spectacle qu’offrait l’aurore était enchanteur. Des nuages lavande se déchiquetaient en bandes cotonneuses sur l’aube vert pâle, leur dessous éclairé par le soleil, pareil à de l’or flamboyant. Dans cette lumière, le canyon multicolore paraissait rose saumon. Puis le soleil monta un peu et illumina le grès, les à-pics et les minarets de pierre. Leur nuancier changea du blanc cassé au pourpre, en passant par des tons chamois, roses et bruns. C’était toujours curieux, une telle beauté dans cet État si féroce et si dangereux…
Ils se remirent en route, dans le désert de roches lisses et les à-pics brûlés par le soleil. Les sabots des mustangs soulevaient la poussière rouge. Sur des kilomètres se succédaient des mesas, des canyons, des falaises mauves et des plateaux arides, les montagnes bleues comme un point d’orgue à l’horizon. Les vents pleins de sable avaient sculpté des formes dans la pierre : des monolithes se dressaient parfois à la verticale, parfois à l’horizontale, ou bien ils penchaient, obliques. C’était un chaos de roches qui formaient un labyrinthe de grottes, de failles, de crevasses et de boyaux, mais par endroits, il semblait dessiner des formes, pareilles à des animaux ou des visages.
Abraham, d’abord fasciné, remarqua peu à peu avec malaise que des yeux de pierre le scrutaient. Des bouches s’ouvraient, se tordaient en des cris silencieux.
— Il y a un petit trou au centre, nota Lizzie.
Belle s’assombrit.
— Si le vent se lève, il sifflera par les trous, dit-elle, et on aura l’impression d’entendre toutes ces bouches hurler.
Heureusement, ce matin, il n’y avait pas de vent.
Ils accélérèrent toutefois, pour sortir le plus vite possible de cet endroit étrange.
Les visages se raréfièrent, puis disparurent.
Plus loin, ils cheminèrent dans un dédale de dunes rouges et de crêtes abruptes. Des oiseaux invisibles nichaient dans les anfractuosités. Le groupe ne les vit pas, mais il les entendait chanter d’un ton triste et mélancolique comme des appels et des questions : « Bonjour », « Qui êtes-vous ? », « Bonjour », « Où allez-vous ? », « Bonjour »… Enfin, comme les visages, ils les distancèrent et les questions plaintives s’estompèrent dans le lointain.
Le soleil était à son zénith quand ils débouchèrent au sommet d’un haut plateau.
— Pause ici, décréta Belle.
Abraham mit pied à terre et s’affaira à chercher des broussailles et des branches pour construire leur petit feu. Son visage était couvert de poussière ocre après cette matinée à chevaucher. Il avait un goût de terre dans la bouche et ses muscles lui faisaient mal. Même se pencher pour ramasser des brindilles lui tirait dans le dos. Il tendit la main vers un bâton lisse et blanc… se figea dans son mouvement.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Jesse d’un ton pressant. Serpent ? Scorpion ?
Abraham secoua la tête.
Le pistolero le rejoignit et ricana.
— C’est quoi ? cria Lizzie à distance.
— C’est rien, lui répondit Jesse. C’est juste un corps.
La marionnettiste remonta à leur hauteur et considéra les os jaunis sous le soleil, qui s’effritaient déjà. Le crâne lézardé, aux orbites creuses, était troué au niveau du front.
— Celui-là est allé drôlement loin dans Symphonie, commenta Lizzie. Pas mal !
— C’est un musicien, dit Amy d’une voix blanche.
Abraham se tourna vers la jeune fille qui, les bras serrés contre elle, se mordillait nerveusement la lèvre. Un filet de sueur dessinait une trace claire sur sa peau couverte de poussière. Elle fixait un point sur le sol. Abraham suivit son regard et trouva, un peu plus loin, un banjo tordu et cassé. Quelqu’un semblait s’être acharné dessus en le piétinant.
— Un musicien ? répéta Earl. Tu veux dire, un serviteur de la Harpiste ?
Amy acquiesça. Belle, tout doucement, lui prit la main, l’obligea à desserrer les bras et pressa ses doigts.
— Comment tu es sûre que c’est pas juste un pauvre type qui avait emporté un banjo à Symphonie ?
— Qui ferait une connerie pareille ? intervint Noah. Jouer de la musique à Symphonie ? C’est un appeau à monstres !
— Il était greffé, répondit Amy. Son bras gauche est sectionné.
Abraham vérifia et vit qu’en effet, l’os du bras était cassé au niveau du coude.
— Les serviteurs de la Harpiste ont leur instrument greffé à la place des membres, explicita Amy.
— Donc c’est un pistolero qui l’a abattu, nota Jesse, appréciateur. Il lui a fichu une balle dans le crâne et a bousillé son instrument. Bien joué !
— On va brûler le banjo ! se réjouit Lizzie en s’emparant de l’instrument cassé.
Avec ses gros gants, elle donna un coup sur les cordes qui émirent un son discordant.
— Arrête ! dit Amy, mal à l’aise.
— C’est bon, il est cassé, répondit Lizzie. Et le mec est mort ! Détends-toi.
— Il ne faut pas jouer de la musique ici, insista la jeune femme. Ça porte malheur, c’est connu.
Ils firent leur petit feu. Le banjo servit de combustible et ils y réchauffèrent leurs haricots, tout en déchirant avec les dents des bandes de viande salée.
— Ça ne vous manque pas, la musique ? demanda Lizzie.
Elle contemplait l’instrument qui se désintégrait et craquait avec des pétarades sonores dans les flammes.
Amy secoua la tête de toutes ses forces, mais les autres paraissaient moins sûrs.
— J’ai joué de l’harmonica, au début, raconta Jesse, quand je suis arrivé à Nacarat. C’était un peu moche, mais on s’amusait bien. J’étais dans un autre État.
— Moi j’appréciais le banjo, poursuivit Lizzie. Maintenant, avec mes mains, je ne pourrais plus jouer, même si j’allais en dehors de Symphonie.
— Et tu en aurais envie ? demanda doucement Noah.
La jeune fille haussa les épaules, maussade.
— Un peu, ouais !
— On ne peut pas jouer de musique ici, et si on chantait ? proposa soudain Earl.
— Quoi ? se récria Amy. Mais c’est aussi dangereux !
Belle lui saisit la main avec douceur et traça de petits cercles sur son poignet, avec son pouce.
— Et pourquoi pas ? dit-elle.
Elle se leva, incitant Amy à se lever à son tour, et elles firent face à l’immensité du paysage qui se déroulait au pied du plateau.
— On pourrait chanter, oui, reprit Belle, pour leur montrer à tous que nous n’avons pas peur.
— Pas peur, répéta Amy, guère convaincue. On devrait avoir peur, au contraire. Moi, j’ai peur.
— Regarde ce que nous pouvons faire, insista Belle avec patience. Regarde-nous, forts et déterminés. Allez, qui commence ? demanda-t-elle en se retournant vers ses camarades.
Elle souriait vraiment et ses cicatrices noires remontaient jusqu’à ses oreilles.
— Moi ! s’exclama Earl.
Il se leva et se dressa au bord de l’à-pic. D’une voix de stentor, il se mit à chanter à tue-tête :
— Ta mère a été élevée à Nacarat
« Où le gypse et le sable poussent.
« Nous te grefferons des pieds et des mains.
« Jusqu’à ce que tu sois prêt pour Symphonie.
« Whoopie-ti-yi-yo, allez-y, petits chiens
« C’est votre malheur et pas le mien.
« Whoopie-ti-yi-yo, débrouillez-vous, petits chiens.
« Tu sais que l’Opéra sera ta nouvelle maison.
Il modulait bien sa voix et chantait juste. À part Amy, ses camarades l’applaudirent quand il se retourna avec une parodie de révérence. Sous les cicatrices hideuses, Earl respirait une joie sincère. C’était la première fois qu’Abraham le voyait vraiment heureux, tel qu’il avait dû l’être avant que son petit ami ne le défigure : un joli garçon plein d’avenir…
Lizzie se dressa à son tour et sautilla jusqu’au bord du plateau.
— À moi ! À moi ! s’écria-t-elle.
Et elle se mit à chanter, d’une voix plus stridente et fausse :
— Au revoir Frontières, je te quitte !
« Au revoir papa, maman,
« Je pars pour Symphonie !
« Au revoir, au revoir !
« Mon poney n’a pas faim, il ne mangera pas ton foin !
« Dis-moi au revoir tant que tu restes !
« Maman, papa, au revoir !
« Je pars parce que je vous déteste !
— T’as changé les paroles, non ? demanda Noah. Ça pourrait m’aller aussi !
Lizzie rit de bon cœur.
— Allez, Noah, à ton tour, l’encouragea Belle.
Le jeune homme se releva péniblement et claudiqua jusqu’à la scène qu’ils s’étaient choisie. Il ne chanta pas vraiment, mais déclama ses paroles d’une voix cassée, se tenant le plus droit possible, les mains croisées dans le dos, solennel, tandis qu’Astraios planait dans le vaste vide, les ailes déployées :
— Souverain de l’azur,
« Tu fends les airs avec force,
« Nul être si grand ne pourrait annihiler
« Qui règne sur le ciel et ses êtres,
« Seul, face aux éléments qui gravitent.
Il se retourna vers son public et cligna de l’œil.
— Je l’ai composé moi-même, dit-il.
Les applaudissements de ses camarades crépitèrent dans le silence du haut plateau.
— Abraham, tu nous chantes quelque chose ? proposa Belle.
Le jeune homme hésita. En marchant vers l’abîme, il se demandait ce qu’il pourrait chanter. Dans le manoir des Kessel, les filles des maîtres jouaient du violon et du piano, mais on n’y chantait guère. Son répertoire était d’une pauvreté affligeante. Pourtant, quand il se présenta face au désert écrasé par la hauteur, une inspiration brutale lui vint dans une bulle de souvenir : Jarod, sa mère et lui. Elle leur chantait une berceuse, un petit chant plein de soleil et d’espaces sauvages… comme ici.
— Makun makun Bebe o makun… entonna-t-il.
« Makun makun Bebe o makun sa
« Mun de kεra Bebe la makun
« Fosi ma kε Bebe la makun sa
« Mun de kεra Bebe la makun
« Kɔngɔ de bε Bebe la i makun sa.
Il chantait doucement et lentement, ne déclamait pas de toutes ses forces comme les autres. Sur les dernières phrases, il ralentit encore et laissa sa voix s’éteindre dans l’espace, ses pensées dérivant vers sa mère, toute petite dans les draps blancs du lit, quand elle avait expiré son dernier souffle. L’émotion lui serra la poitrine et il attendit quelques secondes avant de se retourner vers ses camarades, ravalant son chagrin tout au fond de sa gorge nouée. Quand il les regarda à nouveau, ils le dévisageaient, incertains. Lizzie battit lentement des mains, puis arrêta. Le silence s’installa, respectant l’émotion d’Abraham qu’ils sentaient planer entre eux.
— Bon, s’exclama Jesse en se levant à son tour. Et si on dansait ?
Il prit la place d’Abraham et se mit à chanter très fort et gaiement une ballade de cow-boy endiablée :
— Come a-ti yi youpy youpy yea youpy yea !
« Come a-ti yi youpy youpy yea !
Il battait le rythme contre son bras en métal. Lizzie se leva et se mit à danser de façon frénétique. Les autres esquissèrent des sourires gênés, mais comme Jesse tournait sur lui-même en continuant de crier « Come a-ti yi youpy youpy yea youpy yea », Earl les accompagna dans leur sarabande. Noah les imita, plus précautionneusement. Abraham se dandina gauchement. Belle prit Amy par la main et l’invita à valser au sommet du plateau. Au bout de quelques secondes, la jeune femme se détendit. Ses mouvements s’assouplirent, et elles dansèrent vraiment, main dans la main, yeux au fond des yeux, se souriant l’une à l’autre comme si leurs camarades excités n’existaient plus. Même Abraham finit par se laisser aller. Il dansa mieux, plus sincèrement, et très vite, tous se retrouvèrent à rire, bouger et s’amuser au son de la chanson idiote de Jesse, jusqu’à retomber hors d’haleine sur le sol baigné de soleil, les cheveux humides de sueur, les vêtements collant à la peau. Ils se passèrent la gourde avec camaraderie.
— La Harpiste n’a pas éteint la musique en nous, déclara Belle avec orgueil.
À part Amy, tous opinèrent, ravis.
La descente du plateau, pourtant, doucha leur bonne humeur. Pour repartir, ils devaient passer dans une gorge étroite, et entre les murs rouges se levait un écho : leurs voix entremêlées répétaient à l’infini un chant discordant et inquiétant. C’était bien leurs voix, déformées comme des cris et des plaintes de prisonniers au fond d’un cachot. Personne ne dit mot, mais leur belle humeur s’en était allée, emportée par la magie narquoise de Symphonie.
Quoi qu’ils en disent, la Harpiste prenait tout.