Chapitre 18

Les chasseurs de primes montaient et descendaient de petits talus brûlés jusqu’à l’os. La terre rouge laissait de plus en plus souvent place à de grandes bandes de pierres blanches et lisses. Les rares arbres disparurent tout à fait et les buissons se firent moins nombreux. La vie semblait s’éteindre dans ce paysage malade. Abraham ne voyait plus d’empreintes animales dans la poussière, pas de crottes de coyotes, même pas de lézards. Les mustangs avançaient prudemment sur ce terrain pénible et instable.

— C’est bizarre, non ? lança-t-il.

Sa voix parut très forte dans le silence de cathédrale.

— On dirait que tout est mort ici.

— Ouais, j’aime pas ça, confirma Noah. Quelque chose ne va pas.

— Je ne peux même pas communiquer avec les plantes, dit Earl.

— C’est rien, grommela Jesse, c’est juste le désert. Il ne vous faut pas grand-chose.

Mais derrière ses sarcasmes habituels, Abraham percevait son malaise.

Au bout d’un moment, il réalisa ce que le sol avait d’architecturé. Malgré l’éblouissement du ciel, il ne pouvait que remarquer la symétrie des pierres blanches aux arêtes vives. Elles étaient disposées en lignes, et s’incurvaient ensuite en une courbe souple. C’était beaucoup trop régulier pour être l’œuvre de la seule nature. Abraham s’interrogeait encore quand il entendit Lizzie balbutier :

— C’est le squelette d’un monstre ?

— C’est colossal, souffla Noah.

Depuis les hauteurs, à travers les yeux de l’aigle, il embrassait un corps entier. Abraham contempla sans rien dire ce qui était vraisemblablement la plus grande colonne vertébrale qu’il eût jamais vue.

Plus ils avançaient et plus il devenait clair qu’ils traversaient une montagne d’ossements enchevêtrés. Des côtes immenses dressèrent bientôt leur arc ivoirin au-dessus de leurs têtes.

— On dirait un palais d’os battu par les vents, dit cérémonieusement Earl.

Les os réfléchissaient la chaleur et la lumière. Un petit craquement de vertèbres résonnait sous les pas des chevaux. La brise jouait dans les côtes comme dans les tuyaux d’un orgue. Le groupe se crispa.

— On accélère, commanda Belle.

— Attention aux jambes des chevaux ! alerta Abraham.

La dompteuse lui jeta un regard noir.

— Quand je dis « on accélère », tu trottes. Compris ? dit-elle froidement.

Ils s’exécutèrent, mais plus loin, c’était encore pire. Des squelettes humains se mêlaient à ceux des monstres. Les crânes étaient parfaitement reconnaissables, les cages thoraciques, les cubitus et les fémurs, les mains délicates. Il y en avait des milliers.

— C’est impossible, gronda Belle. C’est un génocide. Comment tant de gens ont-ils pu se retrouver ici ?

— Je pense qu’ils viennent d’ailleurs, suggéra Amy. La terre les déplace sous le sol pour les faire remonter ici, dans ce drôle de cimetière.

— Cet État est vraiment le plus étrange de Nacarat, soupira Lizzie.

Le vent soufflait plus fort dans les os, comme dans une flûte de Pan, et une musique inquiétante les accompagnait, tandis que les squelettes craquaient et s’effondraient sous les sabots des chevaux.

— Ça bouge devant nous ! avertit Noah qui surveillait leur progression depuis l’azur à travers les yeux de l’aigle.

Ils n’eurent pas le temps de réagir. Le sol commença à trembler sous eux. Les mustangs se cabrèrent de terreur. Les murs d’os se fendillèrent et un rideau de poussière déferla sur eux. De minuscules éclats les mitraillèrent. Le bruit emplit la tête d’Abraham, abominable. Il ne pouvait rien faire d’autre que de tenter de contrôler As-de-Pique. Si le cheval s’emballait dans ce chaos, il se briserait les jambes.

Une crevasse s’élargit, juste devant eux, avec une lenteur gourmande. Pendant un instant, ils restèrent muets d’horreur, avec la brume d’os pulvérisés qui flottait autour d’eux, rendant l’air irrespirable et leur piquant les yeux. Puis Belle ordonna :

— On dégage, vite !

Les chevaux s’élancèrent comme ils le purent, déséquilibrés par les secousses, contraints de sauter au-dessus des crevasses qui se multipliaient. Les montagnes d’os bougeaient toutes seules, déplacées par les ondulations sismiques. Le bruit s’amplifiait encore et le sol continuait de gronder. Le phénomène ne s’arrêtait pas. Au contraire, il gagnait en puissance. As-de-Pique poussait des râles rauques, de douleur, de peur, d’effort. Il broncha et, brusquement, son sabot arrière tomba dans un trou. Son arrière-train bascula. Abraham s’agrippa à la crinière et se dressa sur les étriers, penché en avant pour l’aider à retrouver son équilibre. La terreur lui serrait le ventre. Heureusement, le mustang parvint à se rétablir et repartit à la suite des autres, mais les chevaux pilèrent tout à coup en poussant des hennissements stridents.

Devant eux, les os s’envolaient et tourbillonnaient comme un cyclone. Ils s’assemblaient et se percutaient en une sorte de greffe géante pour former une silhouette de plus en plus massive.

— Non… gémit Jesse.

Abraham lui jeta un coup d’œil. Le pistolero fixait le phénomène, les yeux exorbités, le menton tremblant. Il paraissait sur le point de s’évanouir. Sa frayeur épouvanta Abraham. Il ne l’avait jamais vu comme cela.

— Jesse ! appela-t-il.

Son camarade semblait lui-même englouti dans une de ses balles-rêves.

— C’est lui l’épicentre !

La voix de Belle le ramena face au danger. La créature finissait de s’assembler. C’était une sorte d’éléphant gigantesque, entièrement constitué d’os, avec des pattes épaisses comme des tours. Sa trompe longue et cinglante cognait ses flancs, à droite et à gauche, pour en sortir un son étrange et enfantin de xylophone. Ses grandes oreilles agrégeaient plusieurs omoplates humaines, greffées les unes aux autres.

Symphonie répliquait avec ses propres armes, tout en se moquant des humains et de leurs opérations répugnantes.

— Je vais me le faire ! rugit Belle.

Elle sauta à terre.

Le gang était pris au cœur d’un chaos indescriptible. Belle abattit sa cravache sur le sol mouvant pour en faire jaillir son lion blanc.

Le fauve se rua sur leur adversaire. L’éléphant pointa ses défenses d’ivoire, toutes barbelées d’os. Abraham ignorait si le lion ensorcelé pouvait se faire éventrer, mais il retint son souffle au moment où, d’une torsion du bassin, il esquivait le terrible assaut. L’animal s’accrocha à la large tête de sa proie. Pris d’une frénésie sauvage, il se mua en une furie de griffes et de crocs, mordant, déchirant, crachant. L’éléphant continuait de marteler ses flancs pour en tirer sa musique. Chaque impact provoquait des secousses sismiques dans l’ossuaire. Les chevaux tremblaient sur leurs jambes. Lizzie était tombée. Abraham se cramponnait, ne sachant quoi faire.

Les deux monstres de Symphonie s’affrontaient avec sauvagerie. Les rugissements du lion blanc étaient si féroces qu’on aurait pu croire que toutes les bêtes de l’État s’entre-dévoraient. L’éléphant était supérieur en poids et en force ; le lion était vif et agile. Il sifflait, miaulait, lacérait et roulait. L’éléphant avait beau tournoyer et se secouer, il ne parvenait pas à l’embrocher sur ses défenses et sa musique de fin du monde n’avait aucune prise sur son adversaire.

L’ossuaire se changea en une mêlée où se déchaînait l’enfer, où deux bêtes monstrueuses s’entre-déchiraient avec des clameurs épouvantables.

Lizzie s’approcha en titubant et entra dans la bagarre. Ses fils de marionnettiste s’emparèrent de deux côtes et les écartèrent à la force des bras pour que le lion se faufile dans la cage thoracique de l’ennemi.

Puis aussi brusquement que cela, ce fut finit.

Le lion blanc dévasta son adversaire de l’intérieur. Les os retombèrent dans un nuage de poussière et un bruit colossal d’entrechoquements. Le sol redevint stable. La musique cessa.

Pourtant, le lion victorieux, au milieu du carnage, n’en avait pas fini. Ses yeux argentés étincelaient de fureur. Le silence revenu vibra de son rugissement de triomphe.

Belle s’avança vers lui, la cravache tendue, menaçante.

— Ici ! aboya-t-elle.

L’animal s’élança, les griffes sorties, la gueule ouverte. Abraham la crut morte. Elle allait se faire déchiqueter, comme l’éléphant avant elle…

— COUCHÉ ! hurla Belle.

Le lion percuta le sol et s’y enfonça comme si c’était de l’eau. Des vaguelettes concentriques agitèrent la surface. L’ombre blanche s’allongea à ses pieds.

Belle haletait, sa cravache à la main.

Est-ce qu’elle avait eu peur ?

— Tout le monde va bien ? demanda-t-elle en se retournant vers les membres de son gang.

Ses camarades firent l’inventaire de leurs blessures, mais ce n’était que d’inoffensives contusions. Les chevaux, eux aussi, avaient échappé au pire.

— Sans le lion, on y passait, murmura Abraham.

— Sans Belle, rectifia Amy.

— Repartons vite avant qu’un autre monstre ne se reconstitue, ordonna la dompteuse.

Ils se remirent rapidement en route et par bonheur les os brisés, dispersés, restèrent inertes.

Abraham chevauchait à côté de Jesse. Pendant tout l’affrontement, le pistolero était resté tétanisé, n’essayant même pas de tirer une balle-rêve. Encore maintenant, il était pâle de trouille, décomposé par la peur… Les doigts de sa main humaine tremblaient sur les rênes.

— Jesse… appela doucement Abraham.

Il croisa son regard halluciné. Le pistolero secoua lentement la tête.

— Ça va aller… dit Abraham un peu bêtement.

Dans ses yeux, malgré tout, il lut une gratitude douloureuse. Il resta près de lui, à le soutenir silencieusement, où que Jesse fût, dans quelque vision horrifique où il s’était perdu.

 

Ils établirent le camp bien loin de l’ossuaire, dans un endroit tranquille. La lumière du soir étirait leurs ombres dans leurs dos. Tandis qu’Abraham cuisinait, Jesse le rejoignit. Il avait repris contenance.

— Désolé pour le spectacle, cet après-midi, dit-il d’un ton bourru.

— Tu n’as pas à l’être, répondit Abraham. C’était sacrément flippant.

— C’était…

Jesse soupira.

— Plus que cela. Ça m’a… rappelé des souvenirs.

— Pas bons, j’imagine.

Jesse s’assombrit davantage.

— Navré, s’excusa Abraham. Je suis trop curieux.

— Non, tu as le droit de savoir.

Il se força à sourire.

— Tu fais partie de la famille, maintenant.

Abraham s’étonna de cette sollicitude. Peut-être que son soutien muet avait enfin attendri le cœur dur du pistolero.

Jesse caressa son bras métallique.

— Je suis le seul qui n’ai pas été greffé par un médecin, tu sais ?

— Vraiment ? releva Abraham, intrigué.

— Je vais te raconter.