J’ai débarqué sur les rives de Nacarat il y a deux ans, commença Jesse. Les greffes ne m’intéressaient pas. J’étais venu pour l’or, attiré par tous les racontars. Toi aussi, tu as entendu que les fleuves et les rivières de l’État de Phenitia charriaient des pépites d’or grosses comme le poing ? Je me suis lancé tout seul à l’aventure, dans les forêts profondes du nord de Nacarat. Crois-moi, j’étais sous le charme. Comme toi, je viens du Vieux Monde. Alors, ici, tout me semblait plus grand et plus intense : les arbres étaient d’une dimension extraordinaire, je marchais au milieu des chants d’oiseaux. J’avais l’impression de vivre mon rêve. J’étais vraiment heureux, tu sais ?
La vérité, c’est que je n’étais qu’un bleu stupide, incapable de mesurer le danger du Nouveau Monde. On m’avait parlé des monstres bien sûr, mais j’avais sous-estimé les pires : les autres humains.
J’ai été capturé à peine quelques semaines après mon arrivée à Nacarat, par une bande d’esclavagistes lourdement armés. C’étaient des desperados endurcis. Leur tête était mise à prix et les chasseurs de primes les avaient peut-être poussés à se retrancher dans la forêt, mais je crois surtout qu’ils étaient attirés par l’or dont regorgeaient les rivières.
Moi, le bel et jeune aventurier, je me suis retrouvé encordé à d’autres pauvres types, tous aussi ahuris que moi. Nos rêves de gloire et de richesse venaient de se briser sur la cupidité d’autres hommes…
Ils nous ont fait marcher un jour et une nuit entière. Bien sûr, j’ai voulu me rebeller, mais avant même que je passe à l’action, j’ai vu un autre prisonnier se faire rouer de coups parce qu’il avait osé s’asseoir. Quand on s’est mis au travail, dans la rivière, le mec bavait du sang entre ses dents cassées.
On se trouvait au bord d’un cours d’eau qui débouchait d’une ravine et filait le long de pentes recouvertes d’herbe verte. C’était très beau. Les oiseaux chantaient. J’éprouvais un sentiment de déréalisation bizarre, comme si je n’allais pas vraiment passer les derniers jours de ma vie à trimer les pieds dans l’eau glacée, du matin au soir, avant de recevoir une balle dans la nuque…
Les hommes nous avaient donné un tamis. Tu sais comment ça fonctionne, j’imagine. On pelletait de la boue et des cailloux au fond du ruisseau et on remuait la batée à coups de poignets pour filtrer l’eau et la boue et ne garder que les pierres. Je passais les journées suivantes à guetter l’éclat de l’or, en sachant pertinemment que les pépites ne seraient pas pour moi. Ça me donnait des envies de meurtre…
Bref, on trimait sans relâche du lever au coucher du soleil. Si on faisait une pause, pour souffler sur nos doigts gelés ou pour s’étirer, les esclavagistes nous tombaient dessus.
La nuit, ils nous regroupaient entre les tentes. On se couchait à la belle étoile, dans le froid et l’humidité, les chevilles entravées à un pieu. On mangeait des biscuits, du pain rassis, parfois une lanière de viande séchée qu’ils jetaient entre nous, pour rire. On se ruait sur la nourriture comme des clébards. Un type armé nous surveillait, la nuit. Je pense qu’au moins deux d’entre eux étaient greffés. Ils se retiraient dans les tentes et on ne les voyait plus jusqu’à l’aube.
Et puis, très vite, tout a basculé.
Je ne dormais pas cette nuit-là. Je pensais que c’était à cause du froid, mais avec le recul, je crois que mon corps avait anticipé le massacre.
Notre gardien s’était peut-être assoupi.
C’est moi qui l’ai repérée le premier. Une foutue silhouette difforme, mais surtout, qui puait comme une vieille charogne ! Sur le moment, j’ai cru qu’un de mes camarades s’était chié dessus, je te jure. En vrai, c’était un monstre. Un authentique monstre. Mon regard est tombé dessus franchement par hasard, parce qu’il faisait très noir. Son ombre claudiquait méchamment à travers le bivouac. Il faisait la taille d’un cheval et marchait de façon étrange, comme si ses quatre pattes avaient du mal à porter son propre poids. Sa grande carcasse tanguait sur la droite, sur la gauche. On aurait dit qu’il était sur le point de s’effondrer à chaque enjambée. Sa grosse tête se balançait près du sol. Il la tenait inclinée, comme ça, tu vois ? La gueule de travers, loin du flanc. Comme s’il ne supportait pas sa propre odeur. Et puis, là, les nuages se sont effilochés. La lune a éclairé ses côtes blanches par les trous du pelage.
J’ai même pas crié. J’étais tétanisé. Un monstre de l’Ouest attaquait le campement.
La créature s’est rapprochée des esclaves étendus sur le sol. Des proies faciles. Le petit feu de camp s’est reflété dans ses yeux.
J’aurais pu me pisser dessus.
Au sommet de son corps de traviole, il y avait une peau de loup qui se mêlait à de la fourrure brune et grise pelée, à des plumes collées, à des chairs coagulées. J’y comprenais rien. Mais le pire, c’était qu’on voyait les os par tous les trous entre les bouts de viande disjoints. C’était un putain de squelette. Un squelette difforme et géant, sur lequel un dieu de malheur avait assemblé la peau et les organes de différents animaux. Un sac d’os. Et tout ça pourrissait et schlinguait.
Le monstre était face à moi. Il n’attaquait pas. Il se bornait à me regarder avec ses petits yeux gris.
Je me suis senti attiré par lui. Physiquement. Je veux dire : mes fesses ont décollé du sol tandis que tout mon corps se soulevait dans sa direction. Par réflexe, j’ai enfoncé les doigts dans la terre. Je me suis accroché comme j’ai pu. L’entrave m’a aidé. Comme quoi… Mais les coutures de mes vêtements se sont mises à craquer. C’étaient de vieilles hardes, filées par les esclavagistes. De la merde… La laine et le cuir se sont déchirés et ont volé dans les airs pour se plaquer à l’amas de trucs greffés de la créature. Immédiatement, ils s’y sont mêlés. Le liquide noir qui suintait des plaies béantes les a soudés aux os.
Et moi, je sentais à présent une démangeaison sur mes joues et mes bras. Ça s’est vite changé en une franche douleur, comme si des milliers d’épingles me criblaient la peau. J’ai compris que j’allais m’effilocher comme mes vêtements. Mes muscles, ma viande allaient bientôt dépouiller mon squelette pour aller grossir la toison de la chose.
Ça m’a débloqué. J’ai hurlé. Cette fois, j’ai hurlé à pleins poumons. Oh, ça, oui.
Au même moment, le pieu et les cordes qui arrimaient mes chevilles au sol ont explosé en mille morceaux. Je me suis retrouvé libre, tandis que tous les autres se réveillaient et découvraient, ahuris, la chose qui avait débarqué dans le campement. Les cris ont résonné, des cris de panique, de terreur pure. Le premier coup de feu a claqué. Enfin. Notre gardien avait réagi. La balle a traversé les chairs collées. Des plumes se sont envolées. Des paquets de peau et des masses gélatineuses sont tombés sur le sol avec un bruit dégueulasse. L’esclavagiste a tiré encore et encore, des rafales qui éclairaient le carnage de petites étincelles jaunes.
Transpercée par les balles, la partie supérieure de la créature s’est affaissée. La tête de loup a glissé. Une patte s’est tordue. Une cartouche lui avait fracturé l’épaule, je pense, et peut-être même une vertèbre. Sa patte est restée plantée dans le sol. J’ai cru que le monstre allait tomber et mourir, enfin, mais très lentement, il a tourné la tête vers moi. Ses yeux avaient été engloutis au fond des orbites. Il a ouvert la gueule et, dans ce gouffre puant, j’ai vu des tas de crocs, volés à des loups, des chiens, des renards, des lynx, des ours… Son palais en débordait, alignés tout de travers en des cercles irréguliers.
De nouveau, j’ai ressenti l’attraction qu’il exerçait sur mes vêtements et ma peau, pour m’écorcher. Mais surtout, le fusil que tenait notre gardien lui a été arraché des mains. Il a traversé l’espace pour se ficher dans la patte brisée du monstre. Le sang noir a coulé sur l’acier et ça l’a arrimé à la chair pourrie.
La créature a commencé à se redresser. Du fusil, il avait fait une béquille, tu comprends ?
Je n’en ai pas vu davantage. J’étais libre. J’ai sauté sur mes pieds et couru dans le noir en hurlant. Je n’avais aucune idée d’où j’allais. En vérité, j’étais à moitié fou de peur. J’ai traversé le feu de camp en dispersant des braises. Les étincelles se reflétaient dans les yeux épouvantés de mes camarades. Eux étaient encore attachés au sol. Ils allaient y passer. Le monstre allait les disloquer et les coller à son corps.
Des coups de feu claquaient de partout. Un staccato de balles. J’aurais pu être touché, mais par miracle, j’en ai réchappé. Je courais comme un dingue et mon pied s’est pris dans un truc. Je me suis recroquevillé par terre, perdu, terrorisé. Un feu de tirs grondait autour de moi. Les éclats lumineux de la fusillade permettaient d’entrapercevoir la silhouette du monstre. Il était devenu très gros, l’enfoiré. Pour colmater les trous de sa vieille carcasse, il utilisait des débris humains. Il s’autogreffait, à sa façon. Les lambeaux de mes anciens camarades le bosselaient en un amas à gerber. Est-ce qu’ils étaient encore vivants ? Je crains que oui, parce que le monstre déplaçait avec lui un concert épouvantable de cris d’agonie. Ça gémissait et ça hurlait de façon continue, et tout ce vacarme n’arrivait pas à couvrir les bruits d’os brisés et de muscles déchirés. La chose n’en finissait pas de grossir. Elle utilisait l’acier des fusils pour réparer ses fractures. Elle se blindait. Cette saloperie était immortelle, invincible…
Ça a duré une éternité. Jusqu’à ce que tous les esclavagistes soient massacrés à leur tour. Mon pied s’était pris dans une des tentes, tire-bouchonnée au sol par la furie du combat. J’ai rampé, tandis que l’ombre puante de la créature me recouvrait.
Je l’ai regardée.
Un visage humain était collé au crâne du loup. T’imagine ça ? Des fragments de chair volaient encore librement, mais peu à peu le sang noir coagulait pour les souder. De la peau, des cheveux, des vêtements et même des cuillères et une poêle à frire raccommodaient différents endroits de la créature. Comme si elle ne savait pas quoi en faire, elle avait agglutiné des dizaines de bras sous les poches flasques de son ventre et les mains traînaient sur le sol en convulsant.
Ça a été la vision de trop. Quelque chose a craqué dans ma tête. Je me suis « éteint », et tout le reste de la scène, je l’ai vécu de façon détachée de mon propre corps. Je n’ai même pas eu mal quand mon bras s’est fracturé puis arraché pour rejoindre la forêt de membres qui grouillaient sous le ventre de la chose. J’ai été absorbé à mon tour, plaqué à elle. Mon moignon s’est colmaté avec un fusil, se soudant à lui. J’aurais pu être totalement démantelé, mais dans un acte de bravoure inouï, le dernier survivant de notre groupe s’est jeté sur l’animal avec une branche enflammée. Le dingo. Il m’a sauvé la vie.
Les balles, les couteaux ne pouvaient rien contre le monstre, mais le feu, au moment même où il a touché son corps, ça l’a ravagé. Tous les organes qu’il avait volés se sont détachés en une pluie immonde. Il braillait et dansait sur place, dévoré par les flammes. D’un coup, j’ai été libre. Je ne sais pas si j’ai couru. Je crois que je suis resté simplement là, toujours calme, toujours spectateur du carnage, en dépit de mon bras mutilé regreffé par cette prothèse imbécile : un fusil.
Au lever du soleil, je me suis retrouvé assis au milieu d’une véritable boucherie. Je ne savais pas où était mon sauveur. Sans doute qu’il s’était enfui. Enfin, je l’espère pour lui.
Et moi, donc, j’étais là, ahuri, à regarder mon bras transformé, changé à tout jamais par ce cauchemar. J’allais être hanté pour toujours par les peurs viscérales de toutes les victimes du monstre. Des fois, j’ai l’impression qu’elles sont encore là, dans mon sang empoisonné, et que leurs rêves terrifiants chargent mon arme monstrueuse.
Ce n’est pas un chirurgien qui m’a opéré…
C’est une créature de l’Ouest qui m’a greffé.