Chapitre 2

Abraham contemplait avec compassion les nombreux avis de recherche cloués sur la façade en bois de l’hôtel. Il les voyait sans vraiment les voir. Tous ces visages… Des gens qui avaient été des enfants, aimés par une mère, un père, une sœur, un frère, un ami…, qui avaient nourri des rêves d’ailleurs, de richesse et d’aventures… Désormais, ils croupissaient dans les geôles de l’Opéra, ils erraient, perdus quelque part dans l’Ouest sauvage, ou bien leurs os s’effritaient lentement au soleil du désert.

Bravo, tu as le moral, se réprimanda Abraham.

Ses pensées étaient encore engluées dans les déceptions et les angoisses de ces dernières semaines. Le temps passait trop vite et son enquête piétinait. Personne ne semblait avoir entendu parler d’une Amy Starr ou d’un Jarod Winters. Courait-il après des fantômes, effacés de la surface du monde par la Harpiste ?

Au terme d’un long voyage à travers Nacarat, il avait rejoint quinze jours auparavant la ville de Frontières, à la limite de l’État de Symphonie. Tous ses espoirs reposaient sur ses habitants. Et s’il n’obtenait rien, il n’aurait plus qu’à se jeter à corps perdu dans le désert rouge, sur la piste refroidie de Jarod, et probablement s’y perdre et mourir.

Quel battant tu fais ! Pas étonnant que ta mère s’extasiait toujours sur Jarod et non sur toi !

Une femme s’approcha du tableau et Abraham lui jeta machinalement un coup d’œil. Elle tenait un avis de recherche entre ses mains tremblantes. Ses yeux s’égarèrent sur la multitude de visages. Elle déglutit, esquissa le geste d’épingler son papier, avant d’y renoncer, comme si cet acte à lui seul concrétisait la perte de l’être cher.

— Je vous aide ? demanda doucement Abraham.

La reconnaissance qu’il lut dans son regard lui fit mal.

Il décrocha deux portraits anciens pour les rassembler en haut du tableau et, à la place libérée, il fixa celui de la femme. Il représentait un homme, apparemment jeune, imberbe, avec des cheveux bien peignés au-dessus d’un visage en courbes lisses. Seul le foulard de cow-boy autour de son cou lui donnait l’allure d’un pionnier.

— Votre fils ? s’enquit Abraham.

Elle opina, voulut parler, s’étrangla sur un hoquet et brusquement, éclata en sanglots. Abraham l’attrapa gauchement par les épaules et l’amena contre lui. Elle pleura, la tête appuyée sur sa poitrine, et il dit dans ses cheveux :

— On les retrouvera.

Elle releva le visage, ses joues trempées de larmes, pour le considérer gravement. Enfin, elle s’écarta de lui en reniflant et confirma d’une petite voix :

— On les retrouvera.

Elle rassembla ses jupes dans une main et détala à grandes enjambées comme si rester plus longtemps auprès de cette constellation de personnes disparues la brûlait physiquement.

Abraham la regarda s’éloigner. Pourquoi restait-il planté là ? Il perdait son temps… Et du temps, Jarod n’en avait pas.

Allez, bouge, s’encouragea-t-il.

Courbant les épaules à son tour, il s’arracha du tableau des avis de recherche. Il s’assura seulement que le portrait de Jarod figurait toujours en évidence. Il l’avait dessiné de mémoire, tel qu’il le visualisait avant son départ. Peut-être avait-il changé ? Arborait-il une greffe voyante ? Avait-il fait pousser ses cheveux ? Sa barbe ? Comment le savoir ? Avec le temps, Jarod devenait une énigme…

Il est mort. Cette fille te l’a écrit.

— Non, grommela-t-il à voix haute.

Elle avait tort et il le prouverait. Il pourrait revoir Jarod, lui parler, le serrer dans ses bras et, ensemble, pleurer la disparition de leur mère.

À cette heure, l’avenue principale de Frontières était encombrée. Des chariots brinquebalaient sur leurs roues cerclées de fer. Des cavaliers galopaient vers des destinations inconnues. Les autres allaient à pied sur les trottoirs en planches. Dans cette ville régnait une effervescence permanente. Même les bâtiments poussaient de terre comme des champignons. C’était toutefois en apparence une ville de l’Ouest tout à fait classique : des trottoirs en bois longeaient des maisons cubiques, avec des façades en planches, peintes en bleu, jaune pâle ou mauve, une unique fenêtre près du toit, et une enseigne qui se balançait en cliquetant. Ici, on ne manquait de rien : bureau de poste, comptoir, boutique de matériel, armurerie, saloon, hôtels, dancing, écuries… Par ailleurs, contrairement à Fraora où les personnes noires étaient rares, Abraham n’avait pas à supporter le regard des autres. Plusieurs cow-boys partageaient les mêmes origines que lui, et ils portaient les vêtements de l’Ouest, chemise à carreaux, jean bleu pâle, stetson sur la tête et revolver à la ceinture. Ceux qui attiraient les regards et les rumeurs, murmurées d’une oreille à l’autre, c’étaient les greffés.

Abraham en croisa un, vêtu d’un manteau blanc dont les manches étaient ornées de rayons de soleil brodés. Un masque représentant un soleil souriant dissimulait son visage, mais une lumière aveuglante brillait par les trous des yeux et de la bouche, et Abraham détourna rapidement le regard.

Au bout de la rue, il coupa par la droite, dépassa un nouveau greffé dont les mains étaient couvertes d’écailles de serpent vertes et jaunes, puis il longea le magasin général, ses caisses et ses tonneaux, pour arriver devant l’armurerie qui jouxtait le bureau du shérif. Il s’était payé un colt et un fusil à pompe dès ses premiers jours à Nacarat, mais ne s’en était pas servi. Il avait même pris l’habitude de les laisser à l’hôtel. Et son superbe mustang, As-de-Pique, qu’il avait payé une petite fortune, restait à manger du foin à l’écurie.

Était-ce de la lâcheté ?

Je dois me préparer ! répliqua-t-il à sa conscience.

Sur le mur du bureau du shérif, d’autres portraits composaient un tableau de chasse. Quantité de monstres y étaient croqués : humains, animaux, végétaux, toutes sortes de têtes mises à prix. La Harpiste figurait en évidence, au centre, une simple silhouette élancée vêtue d’une robe longue et blanche, une harpe à la place de la tête. Tracé avec élégance, le faramineux chiffre de « 1 000 000 $ » attisait les convoitises et la crainte. Des gens s’étaient acharnés sur le dessin. Le portrait était lardé de coups de couteau. Des crachats séchés formaient des taches en relief sur le papier.

Abraham fronça les sourcils à sa vue, comme chaque fois. Cela semblait ridicule. Une femme à tête de harpe. Jarod ne pouvait pas être victime d’un stupide croquemitaine. C’était absurde… On racontait qu’elle glissait dans la poussière, comme un fantôme dans sa robe blanche, environnée des derviches et des danseurs qui tournoyaient autour d’elle. Sa musique pouvait hypnotiser ses victimes. Elle les attirait comme une sirène. Beaucoup de citoyens, à Frontières, dormaient en se bouchant les oreilles à la cire, mais personne ne savait si ce stratagème était efficace contre elle.

« Sa musique parle à l’âme », disaient les gens.

Abraham haussa les épaules. Vraie ou fantasmée, malgré les vagues continues d’immigrés, Symphonie était restée un territoire insoumis, berceau des monstres.

Comme il se détournait du portrait, il remarqua que l’activité dans la rue ralentissait. Les conversations s’interrompaient. Les gens cessaient d’aller et venir et regardaient quelque chose, à l’autre bout de l’avenue.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Abraham.

Quelqu’un se tourna vers lui, l’index sur la bouche. Intrigué, Abraham se tut. Une longue minute de silence respectueuse gelait progressivement la ruelle. Les passants s’étaient répartis des deux côtés des trottoirs, laissant libre tout l’espace de la rue. Dans ce silence de cathédrale montaient le bruit des sabots d’un cheval et le raclement des roues d’un chariot. L’animal tourna au coin de la rue. Il tirait un corbillard noir, et derrière lui suivait un petit groupe d’hommes et de femmes endeuillés. Le calme semblait s’approfondir à leur passage. À Symphonie, où toute musique était suspecte, les enterrements se déroulaient dans le plus grand des silences. C’était une manière de respecter le défunt et de lui rendre un dernier hommage.

Abraham, comme tous les autres, les regarda passer, la bouche sèche et le cœur battant. Une idée folle martelait ses tempes.

Et si c’était Jarod, dans ce cercueil ?

Il se maîtrisa pour ne pas bondir parmi les personnes du cortège funèbre afin de les interroger. Était-ce le corps de son frère qu’on rapatriait de Symphonie ?

Arrête ! s’ordonna-t-il. La coïncidence serait folle.

Mais depuis son arrivée à Nacarat, Abraham voyait Jarod partout. Il entendait même sa voix, parfois…

Arrête ! se répéta-t-il plus sévèrement.

L’attelage le dépassa. Des hommes et des femmes qui l’accompagnaient émanait une tristesse digne, et même une forme de dureté. Abraham remarqua avec un temps de retard que certains – peut-être tous – étaient greffés : un pistolero avait échangé son bras droit contre une longue carabine fixée au coude ; une rose s’épanouissait dans l’œil d’un homme élégant, vêtu d’un gilet aux coutures dorées ; une jeune fille noire, encore adolescente, portait des gants énormes qui dissimulaient assez mal des mains disproportionnées ; un peu plus loin, un homme s’efforçait de suivre le cortège en claudiquant sur des cannes, un aigle bleu perché sur son épaule ; deux femmes fermaient la marche ; elles se tenaient par la main : une grande blonde élancée dans une veste cintrée et une fille plus petite, brune, vêtue d’une chemise à carreaux rouge et noir.

— Je me les ferais bien toutes les deux, marmonna un homme à la droite d’Abraham.

Abraham ne réagit pas à cette obscénité. Ses yeux étaient magnétisés par le corbillard. Il s’agissait forcément d’un pionnier mort au combat dans Symphonie. La mise en scène, les greffes, tout le hurlait dans l’extraordinaire silence.

Enfin le chariot tourna à l’angle de la ruelle. La tension qui avait paralysé les gens de part et d’autre des trottoirs retomba d’un coup. Tout le monde retourna à ses occupations habituelles. Les conversations reprirent. Quelqu’un rit. Un tonneau se renversa avec fracas dans la rue. Abraham eut l’impression d’avoir plus chaud. Il respirait mieux. Ses pensées affolées se calmèrent. Il avait brièvement perdu la tête, mais désormais, il en était certain, ce n’était pas Jarod qui se trouvait dans ce cercueil.

Passablement déprimé, il retourna à l’hôtel-saloon où il louait une chambre. Il avait envie d’un remontant, mais il entra d’abord à l’écurie pour s’enquérir de l’état d’As-de-Pique. À la vue de son cheval, une douce chaleur se répandit en lui. Son mustang était bien son seul motif de bonheur dans ce pays maudit.

Il s’approcha du grand mâle, noir et luisant, et caressa son encolure. L’animal, avec sa tache blanche en forme de pique sur le front, lui en rappelait un autre…

Les Kessel possédaient une écurie de chevaux de course, bâtie sur la falaise de Fraora. La famille d’Abraham se dévouait au service de leurs employeurs au sein du manoir, faisant la cuisine, le ménage et d’autres tâches peu exaltantes, alors que le garçon aurait tant voulu travailler aux écuries. Enfant, elles lui apparaissaient comme un temple.

Il se souvenait de sa première fugue, tout seul cette fois. Jarod ne l’avait même pas encouragé ! Au petit matin, il s’était faufilé dehors, dans le parc. Il avait 5 ans. Peut-être 6. Il marchait pieds nus dans la rosée. Sûrement était-ce cela qu’avait ressenti Jarod en les quittant : un sentiment de liberté intense, dont il ne faisait que rêver jusqu’alors, derrière les grandes fenêtres closes du manoir.

Il était monté tout seul sur la falaise, vers les beaux chevaux qu’il voyait courir au loin… Discret et agile comme une ombre, il avait échappé à la vigilance des palefreniers pour se glisser à l’intérieur d’un box. Son cœur de petit garçon s’était emballé à la vue du mastodonte : c’était une créature mythologique, un rêve incarné, et pourtant il était là, vivant, charnel, réel devant lui. Des reflets bleus se dessinaient sur sa robe de satin noir. La lumière se déplaçait sur ses flancs, s’étirait ou se recroquevillait au rythme de sa respiration.

Abraham s’était avancé, ses petites mains tendues avec avidité, mais même les bras levés, il n’était pas parvenu à toucher la crinière. Ses phalanges avaient simplement effleuré le large poitrail orné d’une étoile blanche et parcouru de grosses veines gonflées. Sous la pulpe de ses doigts, il avait senti la puissance des muscles prêts à se déchaîner.

Il avait été heureux.

Le cheval, c’était son rêve à lui.