Abraham écouta le récit de Jesse jusqu’au bout, sans l’interrompre. Éclaboussé par l’horreur de son histoire, il partageait une fraction du traumatisme de son camarade. Ces pensées lugubres le poursuivirent pendant son tour de garde. Les yeux dans les flammes, il ne pouvait s’empêcher de songer à son frère. Avait-il lui aussi fait une mauvaise rencontre ? Dans la tragédie de Jesse, les humains comme les monstres l’avaient réduit à l’état de victime prête à être immolée…
Par bonheur, la nuit s’écoula sans incident, mais il dormit mal.
À l’aube, il était épuisé et surtout, il eut l’impression désagréable de revivre exactement les mêmes événements que la veille, les mêmes gestes, le même goût des haricots s’écrasant entre ses molaires, comme si la journée se répétait. Le voyage à Symphonie se durcissait…
Ils chevauchèrent toute la matinée et progressivement, le groupe commença à se détendre. Ils n’avaient pas revu d’ossements. Ils arpentaient un chaos de roches ressemblant à des montagnes à moitié enfouies dans leurs propres débris. Leur base semblait se trouver à plusieurs kilomètres sous le sol et ils n’en voyaient que les crêtes et les sommets. C’était un peu comme si les falaises de Fraora avaient été englouties dans une mer de sable. À l’horizon se haussait un petit mont, tremblotant derrière un voile de chaleur.
Abraham somnolait sur sa selle quand Noah lança l’alerte. Le jeune homme se redressa. Son cœur rata un battement avant d’accélérer. Une procession d’hommes et de femmes marchait en file indienne dans les terres rouges. Ils avançaient à pas très lents, leurs chaussures raclant la poussière.
Amy poussa une plainte déchirante à leur vue. Ses yeux s’étaient agrandis, pleins d’horreur, comme Jesse la veille, et cette fois, Abraham comprit facilement :
C’est ce qu’elle a vécu…
— Des hypnotisés, commenta Lizzie.
Belle s’était rapprochée d’Amy et tâchait de la calmer en lui parlant à voix basse. Les autres observaient le cortège avec anxiété.
— Pourquoi on n’entend pas de musique ? demanda Earl. Je croyais que les musiciens de la Harpiste attiraient les somnambules en jouant.
— La musique est dans leur tête, gémit Amy. Quand elle est entrée… elle tourne en boucle… en boucle… Elle ne s’arrête plus jamais.
— On peut s’approcher, alors ? demanda Jesse.
— On va les suivre, dit froidement Belle. Ils nous conduiront probablement à l’Opéra.
Ils longèrent la file indienne des somnambules. Aucun ne fit attention à eux et Abraham eut le loisir de les scruter dans tous leurs détails. Ils avaient tous la même expression lointaine, les yeux vides, et progressaient par à-coups, comme si le désert les attirait contre leur gré, mais qu’ils étaient trop épuisés pour lutter. Leur peau déshydratée était grisâtre et flétrie. Elle pelait. Du noir cernait leurs orbites. La seule note de couleur sur leurs silhouettes était la poussière rouge qui collait à leurs chaussures. Certains allaient pieds nus. Abraham repéra une femme en chemise de nuit. Un enfant tenait une poupée au bout de son bras lâche. Un vieillard avançait comme une marionnette tirée par les fils de Lizzie, au-delà de ses forces. Aucun d’entre eux n’était greffé. Ce n’était même pas des combattants ou des chasseurs de primes, mais ils avaient eu l’affront de vouloir coloniser le territoire de la Harpiste, alors, sans pitié, elle les avait capturés.
Le cœur d’Abraham se serra de compassion. Au vu de leur nombre important, il semblait que plusieurs villages avaient été raflés. Sans doute y trouverait-on des avis de recherche pour chacun d’eux, placardés quelque part sur les murs des villes, à Frontières et dans les États colonisés.
Pourquoi la Harpiste s’emparait-elle ainsi des gens ? Par vengeance ? Pour dissuader les explorateurs de s’aventurer dans son royaume ? Organisait-elle des sacrifices humains au sein de l’Opéra, les contraignait-elle aux travaux forcés, ou bien se constituait-elle une armée d’esclaves décérébrés qu’elle retournerait ensuite contre les colons de Symphonie ?
On pourrait peut-être rompre la file, pensa-t-il. Les empêcher d’avancer. Essayer de les disperser. Si on parvient à les réveiller ?
Mais Belle n’ordonnait rien de la sorte. Elle remontait la colonne avec indifférence, regardant à peine les somnambules qui avançaient toujours comme des zombies. Amy s’était installée en croupe derrière elle. Elle s’accrochait au dos de Belle et fermait les yeux. D’où il était, Abraham voyait la ligne de sa mâchoire trembler. Elle claquait des dents…
Lui-même avait également du mal à soutenir la vue des somnambules. Son frère avait-il été capturé ainsi ? S’était-il « éteint » comme tous ces gens ? Avait-il marché, les yeux vides, sur des dizaines, voire des centaines de kilomètres ?
La tête lui tournait. L’anxiété lui serrait la poitrine. Il s’accorda une gorgée d’eau à sa gourde, mais l’eau était tiède et il eut l’impression de boire du sang. Sa combativité, déjà rongée par la peur, s’émoussait lentement. Il s’accrochait bêtement à son fusil. Il le savait pourtant inutile en ces lieux où régnait la magie noire. Jamais il ne parviendrait à renverser la Harpiste avec ses petits moyens humains… Pour quelle raison avait-il envisagé qu’un non-greffé puisse rivaliser avec les monstres de l’Ouest ?
Son regard inquiet se tourna vers ses camarades. Tous étaient tendus, infusant leur pouvoir. Jesse tripotait son fusil à cauchemars ; les pétales de rose, dans l’œil d’Earl, paraissaient pulser au rythme de son cœur ; Lizzie soulevait ses grosses pattes, la tête inclinée vers l’avant ; Astraios, perché sur l’épaule de Noah, ne bougeait plus, et tous les deux avaient exactement le même regard ; Amy se cramponnait toujours à Belle. Le lion émergea de l’ombre de la dompteuse. Il grossissait, grossissait, prenait de seconde en seconde de la chair et du muscle, et se mit à marcher sur les talons de leurs mustangs.
Les somnambules avancèrent jusqu’à une sombre échancrure dans les contreforts du petit mont. Les chasseurs de primes les accompagnèrent au seuil de l’ouverture. Le goulet d’étranglement, encombré par les rêveurs, les empêchait de continuer à cheval.
— C’est ici, l’Opéra ? demanda Lizzie, dubitative.
Amy secoua la tête.
— Non. Ça ne ressemblait pas à ça.
— On y va quand même ? s’enquit Earl. Peut-être que la musique pousse simplement ces types à se jeter tête la première du haut d’un canyon ?
— C’est possible, grommela Belle. Noah, envoie Astraios regarder.
L’aigle bleu s’envola, tandis que l’oiselier se figeait sur sa selle, la respiration raccourcie.
— Il y a une sorte de scène, dit-il au bout d’un moment. C’est comme un théâtre naturel, sculpté dans la roche.
— Et sur la scène ? demanda Belle.
— Personne…
Belle exhala un soupir.
— D’accord, reprit-elle. On va quand même y aller. On doit être sûr. Il est possible que la Harpiste soit planquée quelque part dans les coulisses de ce théâtre. Les rêveurs ne vont quand même pas là-bas pour rien… Laissez les chevaux, on va continuer à pied. Mettez aussi les bouchons d’oreilles. Restez bien sur vos gardes. Si c’est vraiment la Harpiste qui est là, je veux que toi, Jesse, tu la transperces d’une balle-rêve. Earl, tu pourras la bloquer avec des lianes épineuses. Je me chargerai du reste avec mon ombre.
Elle prit une profonde inspiration.
— C’est peut-être aujourd’hui que tout s’achève.
Elle caressa la joue d’Amy.
— Attends-nous ici avec les chevaux, dit-elle.
Mais la jeune femme secoua la tête avec ferveur.
— Hors de question ! s’exclama-t-elle. Je ne veux pas rester seule ici, c’est pire !
— Ton pouvoir n’est pas une magie offensive. Tu ne pourras pas nous aider.
— Je suis immunisée contre sa musique !
— C’est faux et tu le sais. Tu n’es pas immunisée.
— Peut-être pas immunisée, mais j’y résiste, s’entêta Amy.
— Tu résisteras combien de temps exactement ? Dix secondes ? Une minute ? On ne parle pas d’un musicien étourdi. Si c’est la Harpiste, elle pourra t’atteindre. Elle sera plus forte que toi. Tu sais comme son pouvoir est vicieux.
— Je serai utile !
Elle paraissait plus calme à présent. Ses yeux noirs exprimaient une impitoyable résolution. Jamais elle ne resterait en arrière. Belle dut le comprendre, car elle sourit un peu amèrement et hocha la tête.
Tous entrèrent en file indienne dans le défilé, Abraham en dernière position. Un couloir rocheux s’allongeait à perte de vue devant eux. Seule une mince bande de ciel bleu persistait au-dessus de leurs têtes. Le groupe de Belle ne pouvait pas progresser au même rythme que les somnambules, aussi se coulaient-ils contre les murs et se tordaient-ils entre les corps en une chorégraphie lente et monstrueuse, comme s’ils dansaient autour d’eux. Le lion s’était retranché dans l’ombre blanche de Belle, mais elle ne cessait de grandir et de rapetisser. Elle se déplaçait de façon à ne pas toucher les dormeurs, comme si le lion s’en méfiait.
Ils remontèrent le défilé, oppressés par la hauteur des murailles, à droite et à gauche. Enfin, ils débouchèrent sur le vaste amphithéâtre de pierres aperçu par Astraios. Abraham se pétrifia. Ses entrailles se liquéfièrent et une pique de terreur le poignarda. Ici, les rêveurs se tenaient tous immobiles, debout sur des gradins taillés dans le roc. La tête renversée en arrière, les bras le long du corps, leurs bouches remuaient comme s’ils exhalaient un chant funèbre, mais grâce aux bouchons d’oreilles, le gang n’entendait rien.
Ils s’entre-regardèrent, tendus, indécis. Puis la bouche d’Amy s’arrondit sur un cri muet.
Car sur la scène s’avançait avec majesté la Harpiste.