Chapitre 21

La Harpiste était vêtue d’une longue robe blanche qui lui tombait jusqu’aux pieds. Ses manches à crevés descendaient également si bas qu’elles masquaient ses mains. La reine de Symphonie n’avait pas de tête. À partir du menton, son « visage » se transformait en une harpe géante. L’ogresse était immense, culminant à peut-être deux mètres cinquante. Elle ressortait comme une sculpture d’ivoire dans ce décor de pierres rouges. Même si elle ne paraissait pas agressive, elle était si viscéralement inhumaine qu’Abraham savait avec une acuité absolue qu’il ne fallait attendre d’elle nulle pitié. Cette créature régnait sur un cauchemar. Elle se régalait de la peur et de la souffrance.

C’est toi, pensa-t-il avec hargne. C’est toi qui m’as pris Jarod !

Jesse fit feu. La détonation résonna, très forte, dans le théâtre de roches. Une tache rouge apparut, s’épanouissant comme un coquelicot sur la robe blanche de la Harpiste. Le pistolero serra son poing humain en signe de victoire. Mais aussitôt, la plaie se résorba, pareille à la rose qui fanait toutes les nuits dans l’œil d’Earl, et disparut.

Les balles-rêves ne tuent pas comme le plomb, comprit Abraham. Ce sont les cauchemars qui tuent. Et la Harpiste est un cauchemar à elle toute seule ! Peut-être que je peux être utile, alors, avec mon fusil à pompe… ?

Il n’eut pas le temps d’y réfléchir davantage, Earl s’élançait vers la scène et de grandes lianes barbelées d’épines jaillirent de ses bras tendus. Belle dévalait les gradins à sa suite. Le reste de la bande leur emboîta le pas. Maintenant. C’était maintenant ! Un affrontement bref et sanglant au terme duquel l’un des deux adversaires mordrait la poussière…

La Harpiste, toujours immobile, les attendait sans crainte, sûre de sa force.

Alors qu’ils avalaient les degrés, elle tourna langoureusement la tête. Les cordes de la harpe ondulèrent, comme pincées par des mains invisibles. Les bouchons de cire étouffèrent les notes.

Tu ne peux pas nous atteindre avec ton pouvoir ! pensa Abraham avec exaltation.

Mais il comprit aussitôt que la musique ne leur était pas destinée. Des profondeurs obscures de la falaise sculptée surgit un flot de chiens. La Harpiste avait appelé du renfort…

Abraham ralentit. Les autres le dépassèrent sans une once d’hésitation.

— Ce ne sont pas…

« Des chiens », voulut-il dire.

Mais sa voix se perdit dans la cire. Le cœur tambourinant, il effaça les dernières marches et se retrouva sur la scène en demi-lune. L’un des monstres se jeta sur lui. Abraham dut surmonter son épouvante pour réussir à l’esquiver. La vue de la chose l’engourdissait dans une peur glacée, débilitante. Les « chiens » de la Harpiste étaient bien humains. Ils se déplaçaient à quatre pattes, sur leurs mains et leurs pieds, en une drôle d’allure déjetée. Nus, les seins des femmes oscillaient entre leurs bras, les pénis des hommes se balançaient entre leurs cuisses velues. Mais surtout, leurs visages étaient recouverts d’un sac de jute. Sur le tissu grossier, on avait peint un œil écarquillé, la pupille minuscule au sein de l’ovale, quatre ou cinq cils épais se hérissant sur la courbure. Hommes et femmes étaient ainsi ravalés au rang d’outils bizarres entre les mains de la Harpiste, et Abraham fut persuadé qu’aucun n’agissait de son propre chef. La musique de la harpe les animait. Était-ce cela que devenaient les somnambules ?

La créature la plus proche se jeta sur sa jambe. Incapable de lui tirer dessus, Abraham la frappa avec la crosse de son arme. L’humain vacilla, avant de revenir à l’attaque avec une fureur redoublée.

— Arrête ! lui ordonna Abraham.

Mais l’autre n’écoutait rien. L’œil peint fixé sur Abraham semblait dément. Le jeune homme lui envoya un coup de pied, visant le menton sous la toile de jute. Sa botte heurta sa cible. Quelque chose bougea contre son pied, craqua, et la créature tangua sur ses quatre pattes. Des gouttes de sang tombèrent entre ses mains, d’un rose très pâle, mêlées de bave. Abraham aurait pu facilement l’abattre. Il se contenta de le projeter sur le dos d’un second coup de pied à l’estomac. L’homme-chien se tordit, les bras et les jambes agités de spasmes. Sa réaction était trop violente compte tenu des coups portés. D’une main tremblante, Abraham souleva la toile de jute. Le visage tuméfié de l’homme apparut, déformé par la souffrance. Du sang lui inondait le menton. Abraham pâlit. En le frappant, il lui avait claqué les mâchoires avec une violence telle qu’il s’était sectionné la langue. Les véritables yeux du malheureux roulèrent vers lui. Il essaya de parler. Un flot de sang jaillit de ses lèvres et il émit une toux rauque. Abraham s’accroupit pour saisir ses mains secouées de convulsions. Le combat faisait rage autour de lui. Un homme-chien s’écroula à quelques pas de lui, son corps désarticulé par les fils de Lizzie. Un autre roula à moins d’un mètre, se débattant contre les lianes hérissées d’épines d’Earl. Des ombres suspectes se mêlaient à la frénésie meurtrière de l’affrontement, signe qu’au moins une autre balle-rêve avait été tirée. Abraham se concentra sur le mourant.

— Qui es-tu ? demanda-t-il.

Les muscles de son corps se contractèrent et tout son dos se cambra. Il continuait pourtant de fixer Abraham droit dans les yeux avec une urgence absolue, une intensité écrasante.

— Je suis désolé, dit Abraham.

Les muscles de l’homme se relâchèrent et, ses bras frappant les pierres une dernière fois, il mourut.

— Merde, grommela Abraham en se relevant.

Il se retourna vers le combat. Plusieurs hommes-chiens gisaient sur le sol, morts. Qu’étaient-ils en train de faire, à massacrer des victimes de la Harpiste ?

« Arrêtez ! » voulut-il dire.

Mais aucun son ne franchit sa gorge.

Les siens s’étaient dangereusement rapprochés de la reine, toujours debout, hiératique, au milieu de sa meute de défenseurs. Les camarades d’Abraham faisaient un carnage, surtout le lion de Belle. Il démantelait les corps, éparpillait les membres dans des giclées de sang brûlant. En dépit de son festin, son pelage restait d’un blanc immaculé. Belle se déplaçait derrière lui. Elle avait troqué sa cravache contre son fouet et lançait des ordres que seul le lion entendait. Les chiens étaient trop faibles pour résister. À vrai dire, leur rôle se résumait davantage à effrayer plutôt qu’à blesser, étant donné leur nudité, leurs corps décharnés par les privations, même bleuis çà et là d’hématomes vraisemblablement dus à leur dressage, et surtout le terrible sac qui les anonymisait en une seule entité monstrueuse…

Pas anonyme, rectifia Abraham avec horreur.

Il aurait pu en mourir, là, foudroyé sur place… Car il venait de reconnaître, sans nul doute possible, le corps d’un des hommes-chiens, aux prises avec Lizzie. Il avait maigri, sa peau s’était sans doute un peu éclaircie, comme s’il avait été longtemps privé de la lumière du soleil, mais le tatouage, sur son épaule, ne trompait pas : une boussole qui indiquait l’ouest. Son rêve d’encre s’était brisé sur la monstruosité de sa quête… Abraham poussa un gémissement étranglé.

— Jarod !

Lizzie avait réussi à lui engluer la cheville dans un de ses rets, et Jarod avançait rageusement sur trois pattes, tendant sa figure masquée vers elle, cherchant à mordre à travers le sac.

Comment ses camarades pouvaient-ils verser dans une telle violence aveugle ? Étaient-ils tous devenus fous ?

— Laisse-le ! hurla-t-il en se précipitant à toutes jambes.

Lizzie ne pouvait pas l’entendre. Elle se concentrait de toutes ses forces pour réussir à soulever sa proie. Si elle le lançait avec suffisamment de force contre un gradin, elle pouvait lui fracturer la colonne et alors…

— Arrête !

Il se rua sur elle et la saisit à la taille en un placage brutal. La fille, légère comme une plume, décolla et s’écrasa avec violence sur le sol.

Un rire cristallin résonna derrière eux. Les cordes de la double harpe se pinçaient sur ce son moqueur. La voix de la reine vibra en eux :

« Vous êtes à moi. »

Impossible, songea Abraham en une seconde de lumineuse panique. Nous avons les bouchons d’oreilles !

Lizzie, groggy, tentait de se relever en se tenant la tête.

— Laisse-le, répéta Abraham en se redressant lui aussi. C’est mon frère !

Les yeux embrumés de Lizzie s’écarquillèrent, non pas à cause de cette révélation brutale, mais parce que ses propres fils étaient en train de s’enrouler autour de sa gorge et qu’ils se resserraient implacablement. D’autres lui garrottaient la poitrine, juste sous les seins, d’autres encore plaquaient ses bras à ses flancs, mais surtout, les liens serraient… serraient…

— Qu’est-ce que… balbutia Abraham.

Du sang commençait à couler sur la gorge de la jeune fille tandis que la cordelette cisaillait la peau délicate.

Le lion de Belle bondit entre eux, mais il n’y avait rien qu’il puisse faire contre la sorcellerie à l’œuvre. La Harpiste, très probablement, retournait le pouvoir de Lizzie contre elle. Belle le comprit aussitôt.

— Butez-moi cette salope ! hurla-t-elle si fort qu’Abraham l’entendit à travers les bouchons.

Le lion, d’un saut prodigieux, presque trop rapide pour être suivi par l’œil, réintégra sa place, juste devant la dompteuse.

Mais tous étaient aux prises avec les dizaines et dizaines d’hommes-chiens qui déferlaient sur eux en une charge pataude.

Abraham, impuissant, vit les fils de la marionnettiste se resserrer et soudain, la pression fut trop forte. Le collet se réduisit au diamètre d’une bague avec un pfffuit sifflant. Un flot de sang jaillit. Abraham reçut une éclaboussure sur les bras et les mains. La tête de Lizzie bascula en arrière, les yeux révulsés. Il ne restait qu’une bande de peau et des éclats de vertèbres pour la retenir attachée à son cou. Ses grosses mains gantées s’agitèrent dans tous les sens, comme si c’était la dernière partie de son corps à être encore un peu irriguée de vie. Puis elle se figea.

L’adolescente était morte.

Au bout du monde.

Dans un théâtre de cauchemars.

À cause…

De moi ?

Qu’avait-il provoqué ? Le simple fait de s’en prendre à l’une de ses camarades l’avait-il condamnée ?

Mais je voulais seulement l’arrêter…

Il se retourna vers l’homme-chien. La créature pantelait à quelques pas de lui, sans attaquer. L’œil peint s’écarquillait sur le sac de jute et paraissait le fixer avec intensité. Un os saillait bizarrement, juste au-dessus de l’omoplate, comme l’indice d’une fracture mal ressoudée. Une vague de compassion monta de la poitrine d’Abraham et une boule enfla dans sa gorge. Il rejoignit l’homme en chancelant et s’agenouilla devant lui.

— Je suis là, dit-il d’une voix étranglée. Je viens te sauver.

Et, empoignant le sac, il découvrit le visage de Jarod.