Jarod était là, à quatre pattes devant lui, nu. Son grand frère chéri, respecté, si fort et si fier, qui était parti à l’aventure le cœur empli de rêves, épris de liberté. L’Ouest l’avait brisé. L’Ouest l’avait dompté et réduit en esclavage. La Harpiste avait fait de lui l’un de ses chiens de garde. Sa grosse mâchoire greffée accentuait cette impression cauchemardesque.
— Jarod, c’est moi, dit Abraham.
Il arracha ses bouchons d’oreilles. Il voulait lui parler… et l’entendre !
— Jarod !
Il tendit une main tremblante. Les yeux de son frère vacillèrent. Des larmes contenues troublaient son regard. Mais soudain, la harpe produisit un son aigu et tous les chiens, d’un seul coup, Jarod y compris, se reculèrent à quatre pattes pour se regrouper à ses pieds. La reine musicienne leva ses longs bras, ses esclaves rassemblés à croupetons autour d’elle en une masse de chair frémissante, et sa harpe jouait, jouait.
— Attention ! rugit Belle.
« Vos organes arrachés, volés, dit la voix narquoise dans leur tête. Ce sont les miens ! »
Astraios pivota sur l’axe vertical de ses ailes et, toutes serres dehors, plongea sur le visage de Noah. L’homme replia les bras en croix pour se protéger. À côté de lui, les lianes musculeuses d’Earl se retournaient également contre lui. Jesse chancelait, le regard fixe, les bras tendus devant lui comme un aveugle, enfermé dans l’un de ses propres cauchemars. Et bien sûr… le lion blanc devint fou. Belle réagit promptement. Son fouet claqua à gauche, à droite, cinglant le fauve dément qui rugissait de rage et de douleur.
— Va-t’en ! cria-t-elle à Amy.
La jeune femme était pétrifiée par l’horreur au beau milieu de la scène, ses yeux agrandis fixant le vivant cauchemar qui se déployait autour d’elle.
— Amy ! hurla Belle.
Elle parut enfin réagir. Elle se tourna vers la dompteuse et son bras se tendit vers sa compagne. Le lion fou lui coula un regard rouge, stupéfiant de démence.
— Non ! hurla Belle.
Le fouet claqua, mais le lion esquiva en se déportant vers la gauche, vers Amy. Ses mâchoires se refermèrent sur la main tendue de la jeune femme. Amy hurla. Le sang gicla. L’os craqua…
Abraham considérait ce spectacle terrifiant, les pieds vissés au sol. Il n’arrivait plus à bouger, plus à réfléchir. Tout s’écroulait autour de lui. Pourtant, il était libre. Non greffé, il ne subissait aucun revers. Le sortilège de la Harpiste était passé sur lui sans le captiver. Il pouvait agir… Son frère était là, à sa portée. Il était venu pour lui. Il avait fait tous ces efforts dans ce but ultime, accompli tous ces sacrifices… Il devait simplement pousser un peu son courage, en un dernier geste. Attraper la main de son frère, le tirer hors de ce piège…
Il fit tournoyer son fusil à pompe au bout de ses doigts et tira. Il était proche, très proche de la Harpiste. Pourtant, il manqua sa cible. La balle ne fit que frôler la colonne en bois de la harpe, en faisant voler quelques copeaux. La musique qui jaillissait des cordes s’éteignit en un couac. Les chiens prostrés à ses pieds poussèrent d’une même voix une clameur de souffrance.
Les greffons qui harcelaient leurs porteurs cessèrent d’infliger leur malédiction.
La Harpiste, vacillante, se recula, ses esclaves refluant avec elle, se bousculant les uns les autres comme une masse grouillante. Pour la première fois, l’ogresse avait peur. Son long index blanc, à l’ongle verni de rouge, se tendit vers lui. Les cordes de sa harpe se pincèrent avec un son cristallin et un mot claqua dans leur tête :
« Lui. »
Tous les yeux de ses camarades se tournèrent dans sa direction avec une hostilité effrayante. Seul le regard d’Amy vacillait. Son moignon pissant le sang, elle chancela sur le côté. Belle s’en rendit compte.
— Amy ! s’exclama-t-elle en réceptionnant le corps tremblant de la jeune femme.
Puis, soudain, elle redevint elle-même, la cheffe qui distribuait des ordres :
— Retraite ! commanda-t-elle. Partez ! Partez vite !
Noah remonta les escaliers de pierre avec difficulté. Son aigle volait au-dessus de sa tête, mais il ne l’attaquait plus. Il paraissait même étonné de se retrouver là, comme s’il venait de se réveiller. Jesse rampait sur les degrés. Earl finissait de se dépêtrer de ses lianes et tanguait derrière lui, sa gorge encore sillonnée d’une énorme marque rouge. Belle soutenait Amy. Son lion était redevenu une ombre docile qui sinuait dans son dos.
— Je vais t’aider, répétait-elle. Ça va aller, ça va aller !
Le corps de Lizzie gisait dans une mare de sang de plus en plus grande. Personne ne pouvait plus rien pour elle.
La Harpiste recula jusqu’aux coulisses de son théâtre. Abraham la suivit, son arme brandie. Il tira. Sa main tremblait. La balle ricocha contre la paroi de pierre. Il ne lui restait plus qu’une cartouche. Désespéré, il fixa son frère. Il ne pouvait pas l’abandonner aux mains de cette créature. Mieux valait encore le tuer que de le livrer à cette existence odieuse. Il leva son fusil, le pointa sur le visage suppliant de Jarod…
Non… Je… peux pas…
— Merde ! jura-t-il.
Il modifia sa cible et tira une troisième fois sur la Harpiste. Les battants sculptés se refermèrent et sa dernière balle se fracassa dessus. La Harpiste et ses esclaves avaient disparu au sein du théâtre de roches rouges. Abraham resta un instant pétrifié, à fixer les portes closes. Son frère était là, juste derrière. Qu’allait faire la Harpiste à présent ? Si elle avait compris leur lien ?
Je ne peux pas le laisser.
Il courut vers les portes, inséra ses ongles dans l’interstice sans réussir à les faire bouger d’un millimètre. Il força jusqu’à se faire saigner les doigts.
— Abraham ! Reviens ! ordonna Belle. Ou je t’abandonne ici !
— C’est mon frère, balbutia-t-il, désespéré.
— Ce n’était pas ton frère, abruti !
— Quoi ?
Une vague lumière perçait dans son esprit acculé.
— Quoi ? répéta-t-il un peu plus fort.
— Ce n’était pas ton frère, enfin !
Qu’avait-il vécu exactement ? Avait-il halluciné ? Se pouvait-il que, saisi par la musique et le son de la harpe, il ait vu ce que la Harpiste voulait lui faire voir afin de le briser ?
— Il faut qu’on parte, le pressa Belle. Elle utilise nos revers… Merde !
Ce fut comme un déclic. Son instinct de survie fulgura dans les veines d’Abraham, dans son estomac, en un jet d’adrénaline. Il ne voulait pas subir le même sort que les esclaves. Il ne voulait pas terminer au bout d’une laisse. La terreur le fit courir. Il sauta par-dessus le corps de Lizzie, abandonné au milieu d’une flaque de sang. Dans le défilé, il se heurta aux somnambules. Il remonta la file à coups d’épaule pour se frayer un chemin. Les larmes aux yeux, il déboula dans le vaste espace, devant le canyon. Belle s’occupait de pousser les uns et les autres en selle. Elle criait, ordonnait, frappait même ses camarades de sa cravache pour se faire obéir plus vite.
Le mustang de Lizzie n’avait plus de cavalière, aussi Abraham le libéra-t-il simplement, avant de se hisser sur le dos musculeux d’As-de-Pique. Le cheval partit au galop sans attendre et ses foulées prenaient de l’ampleur, de la vitesse. Il volait au-dessus du sol pour quitter cet endroit maudit. Le défilé des somnambules qui continuait d’affluer vers le canyon et son théâtre infernal ne se retourna même pas sur leur passage.
Une morte, une blessée grave, les autres terrifiés jusqu’à l’os, Belle devenue à moitié folle…
Et pire encore, Jarod abandonné aux mains du diable. Jarod, perdu en enfer.
Il laissa As-de-Pique galoper en ligne droite et l’emporter loin du carnage.