Chapitre 23

Le groupe ne parcourut qu’une courte distance. Dès qu’ils se furent éloignés des falaises rouges et de la file des dormeurs, Belle ordonna une halte. Amy était évanouie dans ses bras. Le sang giclant de son moignon avait éclaboussé la dompteuse et son cheval. La cheffe de gang fit descendre son amie et l’allongea sur le sol. Elle avait enroulé la lanière de son fouet autour du poignet tranché de la jeune femme pour endiguer l’hémorragie.

— Elle respire ? demanda Earl.

— Oui, mais son pouls est faible.

Belle repoussa une mèche de cheveux noirs derrière l’oreille délicate d’Amy et l’englua de sang.

— Il faut cautériser, sinon elle ne s’en sortira pas.

— Je m’en occupe, proposa Jesse.

Il tendit la main vers Abraham.

— Ton couteau, ordonna-t-il.

Abraham obéit avec un temps de retard. Il était le seul à rester à cheval. Il se sentait embrumé, comme s’il n’était pas vraiment là, avec eux. Ses pensées dérivaient vers l’amphithéâtre et les portes qui s’étaient verrouillées devant lui…

Mon frère était là. Jarod.

C’est à peine s’il regarda les autres s’affairer autour d’Amy, nettoyer la plaie avec de l’alcool, allumer un feu, y faire chauffer la lame du couteau puis l’appliquer sur le moignon. La chair de la jeune femme grésilla. Une odeur de cochon grillé flotta brièvement dans l’air chaud. La douleur ranima Amy avec un cri de souffrance et d’épouvante mêlées. Belle la serra dans ses bras. Elle l’étreignit, ânonnant des encouragements dans ses cheveux. Amy retomba contre elle, sans force, tandis que Jesse bandait le plus soigneusement possible le moignon noirci.

— Elle va s’en sortir ? demanda Noah.

Personne ne répondit. C’était étrange de se trouver ici, aussi hantés, à affronter l’horreur, sous un magnifique ciel bleu. De nouveau, Abraham fut frappé par un puissant sentiment d’irréalité. Étaient-ils vraiment sortis de l’amphithéâtre ? Avaient-ils échappé à la Harpiste ou les tenait-elle désormais tous en laisse, attachés à un fil de songe ?

— Jesse ? demanda-t-il d’une voix rauque.

Il n’avait pas ouvert la bouche depuis ses hurlements, sur l’esplanade du temple. Sa gorge était sèche, râpeuse.

— Quoi ? grogna le pistolero.

— C’est un rêve ?

— Maudit imbécile ! s’exclama Belle d’un ton rogue.

Elle fit mine de se relever, mais au même moment, Amy se mit à convulser dans ses bras.

— Amy ! s’écria-t-elle. Amy !

La jeune femme s’arqua contre sa poitrine, avant de se relâcher brutalement. Sa tête roula en arrière. Ses bras mollirent. Tout son corps se détendit.

— Amy… répéta Belle, perdue, ne sachant quoi faire.

— Allonge-la ! ordonna Earl.

Le cow-boy à la rose s’accroupit à côté d’elle. Il posa deux doigts sur sa gorge.

— Pas de pouls, diagnostiqua-t-il.

Belle poussa un cri de bête touchée à mort.

— Je m’en occupe, dit Earl d’une voix calme.

Il écarta sa cheffe avec douceur, puis déboutonna la chemise d’Amy. Abraham regardait la scène, muet et sidéré. Il avait l’impression d’être au spectacle, comme si tout cela ne le concernait pas vraiment. Amy ne pouvait pas mourir maintenant. Ils avaient échappé à la Harpiste… Non ?

Earl ouvrit les pans de sa chemise à carreaux pour dégager le torse d’Amy. L’étoffe s’accrocha un instant à ses mamelons, avant de découvrir deux seins, puis quatre, puis six… De petites mamelles roses qui s’alignaient sur son ventre comme ceux d’une truie.

Abraham eut un sursaut de répulsion. Jusqu’à ce jour, il n’avait pas su quelle était la greffe d’Amy. Il contempla avec stupeur les boules de chair qui oscillaient de façon gélatineuse comme Earl entamait le massage cardiaque.

— Allez, Amy ! encouragea le cow-boy. Respire !

Il lui pressait la poitrine de ses deux mains entrecroisées, en rythme, puis plaquait sa bouche à la sienne pour lui insuffler de l’air. Il se redressait, massait à nouveau, se penchait, soufflait. Les mamelles de truie s’agitaient sur le ventre pâle. Abraham n’arrivait pas à en détourner le regard. Il contemplait Amy avec une curiosité obscène.

La jeune femme reprit une inspiration sifflante. Ses camarades poussèrent une exclamation de triomphe. Belle la saisit par les épaules et la ramena contre elle.

— Tu es revenue, dit-elle. Tout va bien. Tout va bien.

Amy, livide, sans force, se laissa étreindre. Machinalement, elle voulut reboutonner sa chemise. Son moignon heurta sa poitrine et elle poussa un gémissement de souffrance.

— Je vais t’aider, dit Belle. Ne t’inquiète pas. Je suis là.

Elle la rhabilla avec des gestes très doux. La tête d’Amy ballottait contre son bras. Ses paupières tressautaient. Elle luttait pour rester consciente.

— Je vais badigeonner sa blessure avec de la sève, proposa Earl. Cela pourra peut-être lui épargner l’infection.

— D’accord, grommela Belle.

Elle abandonna avec regret le corps d’Amy aux soins de son camarade.

Debout, elle se tourna vers Abraham. Le jeune homme se sentit heurté par le boulet de canon de son regard.

— Tout ça, c’est ta faute ! gronda la dompteuse.

— Quoi ?

Elle marcha jusqu’à lui et le saisit par la botte pour le faire dégringoler de sa selle. Abraham était tellement surpris qu’il n’envisagea même pas de se défendre. Il cogna le sol dur. Le choc raviva la douleur de ses nombreuses contusions, mais il resta là, ahuri, la bouche entrouverte, le cul par terre. Belle le frappa du pied, un coup de botte en pleine poitrine qui le renversa sur le dos, entre les jambes de son cheval. Effrayé, As-de-Pique s’écarta. Belle cingla le visage d’Abraham de sa cravache. Ses iris étaient réduits à deux têtes d’épingle. Son faux sourire paraissait encore plus lugubre alors qu’elle pinçait les lèvres, les dents serrées. Le mince trait rouge de sa bouche était la seule note de couleur sur son visage exsangue. Elle semblait tout à fait démente, prête à le tuer.

— C’est ta faute ! répéta-t-elle. Qu’est-ce qui t’a pris ?

Abraham, passé la stupeur, sortit brusquement de son état de sidération. Ce fut comme s’il réintégrait sa propre peau douloureuse. L’injustice avec laquelle le traitait la dompteuse le révolta. Il écarta sa cravache d’une claque et poussa sur son bras pour se relever.

— C’est la Harpiste qui s’est servie de vous ! s’exclama-t-il. À cause de vos foutues greffes. Elle a retourné vos pouvoirs contre vous ! Je suis le seul à être resté moi-même là-bas. Si je n’étais pas intervenu, vous y seriez tous passés.

— Vraiment ? Et à cause de qui Lizzie est morte ? À cause de QUI ? On la tenait ! explosa Belle. On avait l’avantage ! On se battait ! C’est toi qui as tout inversé en te retournant contre Lizzie ! Elle est morte, Abraham. Elle est morte parce que tu l’as gênée. Ne mens pas, je l’ai vu.

Abraham prit un instant pour rassembler ses idées. Il hésitait à dévoiler ce qui s’était passé, mais il se sentait offensé et humilié. Il avait sauvé leurs vies à tous, et voilà qu’on l’accusait de ce terrible fiasco. De plus, la vision de son frère réduit en esclavage, à l’état de moins que bête, le visage sous un sac, menaçait de le déborder.

— C’était Jarod, révéla-t-il. Parmi les hommes et les femmes qui nous ont attaqués. J’ai reconnu mon frère.

— Tu as reconnu ton frère, répéta Belle en levant les yeux au ciel. Sur une scène de concert, avec la Harpiste qui jouait, tu as reconnu ton frère !

— Ce n’était pas une illusion.

— L’Ouest fait cela ! hurla la dompteuse. Ce pays fonctionne comme cela. Il s’infiltre en toi et t’attaque de l’intérieur. J’ai entendu la voix de la Harpiste dans ma tête ! J’avais les bouchons d’oreilles et j’ai entendu sa harpe.

Elle criait à se briser la voix.

— Sa musique ne m’a rien fait parce que je ne suis pas greffé, dit calmement Abraham. C’est ça qui s’est passé. J’étais le seul combattant encore lucide dans tout ce merdier.

Belle se mit à rire, un rire froid et cruel.

— Que tu sois greffé ou non ne change rien ! La musique attaque tout le monde. Tu as bien vu ces pauvres bougres de somnambules ! Cette salope t’a manipulé et toi, tu as plongé droit dans son piège. Elle t’a fait voir exactement ce que tu désirais ! Qu’est-ce qui aurait pu t’empêcher de combattre et de la renverser, à part ce frère que tu cherches partout ? La coïncidence ne te semble pas étrange ?

— C’était Jarod. C’est mon frère, tu comprends ? Aucune illusion ne peut me tromper sur ce point, aussi forte que soit cette ogresse !

— Tu as tiré sur la Harpiste à plusieurs reprises et chaque fois, tu l’as manquée !

— Je suis désolé. J’étais sous le choc. Mes mains tremblaient !

Les autres le contemplaient d’un air sombre. Aucun d’eux ne le croyait. Belle le dévisageait avec férocité. Ses jointures blanchissaient autour du manche de sa cravache tant elle serrait et il entendait presque ses mâchoires grincer. Puis tout à coup, elle parut écouter quelque chose. Son expression se modifia et ses épaules se détendirent.

— On va prendre le temps, dit-elle de façon inattendue. Tous. On va prendre du recul et du temps.

— Belle ? lança Earl avec inquiétude.

— Ça va, répondit-elle. On est tous chamboulés. On va juste… se calmer.

— Très bien, approuva Noah, soulagé. Réfléchissons sur tout ça. Ça me semble nécessaire.

Belle se pinça l’arête du nez avec le pouce et l’index et relâcha son souffle en une profonde expiration.

— Nous devons prendre soin d’Amy avant tout, dit-elle.

Elle paraissait être redevenue maîtresse d’elle-même. De la main, elle lissa machinalement sa chevelure, puis rajusta le col de sa veste. Elle aurait pu donner le change si ses vêtements et son visage n’avaient pas été éclaboussés de sang.

— En selle, ordonna-t-elle. On doit s’éloigner de cet endroit pour être certain de se soustraire à l’influence de la Harpiste.

— Je pense qu’elle est réduite, estima Jesse. Elle n’allait même pas au-delà du canyon.

Un nouvel éclair de rage passa dans les yeux de Belle, fugace comme une comète. Puis elle se força à sourire.

— Tu as sans doute raison, mais ne prenons pas de risque.

— Tu veux vraiment déplacer Amy ? insista Noah.

— Elle chevauchera avec moi. Je m’occuperai d’elle. Elle va reprendre des forces et Earl la préservera des infections.

Ce n’était pas discutable. Le groupe s’entre-regarda d’un air maussade, puis tout le monde remonta à cheval. Abraham les imita avec un temps de retard. Faisait-il toujours partie du gang ? Ou était-il désormais considéré comme un paria ? L’espace d’un instant, il avait senti passer sur lui l’envie de meurtre, brûlante, de la dompteuse.

Ce n’est pourtant pas ma faute. Je leur ai tous sauvé la mise, bon sang !

Il suivit les autres montures, mais son cœur se serrait. En s’éloignant de l’amphithéâtre, il abandonnait son frère aux mains monstrueuses de la Harpiste. Il aurait dû y retourner tout de suite.

Et mourir ? ironisa une petite voix en lui-même.

Oui, mourir en essayant, se répondit-il.

Pourtant, même cette pensée manquait de conviction.

Il devait bien le reconnaître : face à la Harpiste, il n’était tout simplement pas au niveau. L’ensemble de leur groupe, constitué pourtant de véritables combattants, ne faisait pas le poids…

Ils chevauchèrent au hasard. Ils n’avaient plus de cap, plus d’objectif, néanmoins ils avaient besoin d’agir. Avancer leur donnait l’impression de reprendre le contrôle de la situation. S’ils pensaient à Lizzie, abandonnée dans son propre sang, ou à Amy, mutilée, ils verrouillaient leurs émotions derrière leurs mâchoires serrées.

La peur qu’avait éprouvée Abraham se dissipait au soleil et à la lumière. En dépit de ce terrible épisode, il savait désormais où se trouvait Jarod. Cette première confrontation avait été un échec cuisant, ils devaient prendre du recul comme l’avait suggéré Belle, et alors, ils pourraient échafauder un nouveau plan. Ensuite, quand il aurait délivré son frère, ils oublieraient ce cauchemar. Ils se reconstruiraient ensemble, feraient leur deuil de leur pauvre mère et de cet épouvantable séjour à Nacarat. Ils rentreraient à la maison, achèteraient une fermette. Ils élèveraient des vaches et des chevaux, qu’ils feraient pâturer sur les falaises verdoyantes, au bord de la mer.

La nuit violaçait l’horizon quand, sans surprise, Belle ordonna la halte. L’adrénaline retombée, tous étaient épuisés. Chacun s’occupa de son rituel avec des gestes lents et las.

— Relayez-vous avec équité et surveillez l’état d’Amy, commanda Belle en fixant tour à tour Abraham et Noah. Si sa plaie s’infecte, elle est fichue.

Noah hocha sa tête encagée. Abraham se fit violence pour acquiescer à son tour. Les accusations de Belle continuaient de lui retourner le ventre. Il aurait apprécié qu’elle s’excuse.

Maussade, il prit le premier quart. Demain serait un autre jour.

Du moins l’espérait-il.